Pourquoi la mode investit-elle dans l’agriculture régénérative ?

Article publié le 5 novembre 2020

Texte : Sophie Abriat. Photo : Patrick Weldé pour Antidote Earth issue (été 2018).

Déconnectée des enjeux de développement durable pendant des années, la mode est poussée à agir par un nombre croissant de consommateur·rice·s qui exigent transparence et responsabilité éthique. L’agriculture régénérative (ou régénératrice), qui permet de préserver la biodiversité des sols et de lutter contre le réchauffement climatique, s’inscrit dès lors de plus en plus au cœur des débats liés à la mode responsable.

L’agriculture, la terre, les cycles de la nature : a priori, rien à voir avec la mode… Les deux mondes semblent en apparence inconciliables – même si Jacquemus a pris l’habitude de défiler dans des champs de blé ou de lavande. En un peu moins d’un an, une expression est pourtant devenue incontournable dans le milieu, celle « d’agriculture régénérative » ; on l’a vue émerger dans les discussions, sur le web, les conférences Zoom, comme un nouveau hashtag à clics. Le sujet s’est même imposé dans les débats de la campagne de l’élection présidentielle américaine. Au-delà du discours, de plus en plus de marques ont récemment investi dans l’agriculture régénérative pour produire des matières plus « propres », dans le respect de la biodiversité. Mais aussi pour maîtriser leur sourcing et protéger la future production de leurs matières premières. Patagonia a lancé fin août une campagne de sensibilisation aux bienfaits de l’agriculture régénérative organique, « l’un des moyens les plus efficaces de lutter contre le changement climatique, de subvenir aux besoins alimentaires d’une population croissante et de garder une planète saine ». Mi-mars, dans son plan de développement durable « Chanel Mission 1.5° », la Maison française a quant à elle détaillé ses mesures visant à « protéger de petit·e·s agriculteur·rice·s vulnérables » et à « développer des chaînes d’approvisionnement en matières premières résilientes ». Kering, avec son pilier « Care », indique également investir dans l’agriculture régénérative. Autre exemple : d’ici 2030, Timberland s’est fixé comme objectif d’utiliser 100 % de matériaux naturels issus de l’agriculture régénératrice pour concevoir ses produits. Enfin, le créateur Richard Malone a remporté le Woolmark Prize 2020 pour sa collaboration avec une ferme régénérative en Inde. Mais que traduit réellement cet essor ?

Photos : défilé Richard Malone automne 2020.

« Idéologiquement, continuer de détruire les sols pour faire des vêtements, ce n’est plus tenable. »

Il faut commencer par définir ce qui se cache derrière cette sémantique. Il n’existe pas encore de consensus en la matière, mais on s’accordera à dire qu’il s’agit de méthodes qui préservent et même améliorent la biodiversité du sol, ce qui conduit à une plus grande quantité de carbone absorbée dans la terre – permettant de lutter contre le réchauffement climatique. Les techniques agricoles intensives ont appauvri les sols, les rendant moins efficaces dans le stockage du CO2 et moins productifs, ce qui a aggravé les risques liés à l’insécurité alimentaire. Selon l’ONU, cette dégradation concerne 33 % des sols et plus de 90 % pourraient être concernés d’ici 2050. Sous ses allures de solution miracle, l’agriculture régénérative n’en est pas moins un enjeu crucial de la mode dite durable – comprendre : la mode de demain.
Un tiers des fibres utilisées pour fabriquer nos vêtements sont des fibres naturelles, issues de l’agriculture, coton en tête. « La culture, la récolte, sa transformation, on ne nous parle jamais de ces étapes-là qui nécessitent énormément d’eau et d’énergie », explique Alexia Tronel, consultante en développement durable au sein de l’agence GET REAL. « L’agriculture régénérative, c’est comme la permaculture, on en parle aujourd’hui, mais on n’a rien inventé. Seulement, c’est le signe qu’il faut agir autrement à l’échelle industrielle. Idéologiquement, continuer de détruire les sols pour faire des vêtements, ce n’est plus tenable. » Pendant des années, « la mode a été littéralement hors-sol, un monde flottant, sans aucune attache avec la terre, complètement déconnectée des enjeux de terrain », renchérit Isabelle Lefort, cofondatrice de l’association Paris Good Fashion, qui organise un groupe de travail sur le sujet. Il est donc temps de passer aux actes si la mode ne veut pas continuer à être perçue comme l’un des secteurs économiques qui détruisent la planète.

Trop longtemps, l’industrie de la mode a fonctionné en vase clos

Nous sommes actuellement dans ce que les scientifiques appellent la « décennie d’action » : nous serions la dernière génération à pouvoir « modifier le cours du changement climatique et la première à vivre avec ses conséquences ». Gouvernements, industries et citoyen·ne·s doivent impérativement réduire les émissions de dioxyde de carbone « afin d’éviter l’effondrement climatique ». Pour Céline Semaan, cofondatrice de l’ONG Slow Fashion, référence internationale de la mode durable, « l’heure n’est plus à la compensation carbone, il s’agit de réparer : l’industrie de la mode doit accorder une pause à la terre ». En cela, l’agriculture régénérative nourrit et protège le sol par des actes d’équité, en redonnant plus que ce qui est pris. Très engagée, Céline Semaan a lancé en 2018, en plus de son ONG et en collaboration avec l’ONU, un cycle de conférences gratuites baptisé « Study Hall ». Retransmises sur YouTube, elles explorent les liens entre droits humains, environnement et culture. Le dernier sommet annuel de « Study Hall » s’est tenu en janvier 2020 au siège social du New York Times, avec en préambule la prise de parole de la designer amérindienne Korina Emmerich. Le rapport issu de la conférence, intitulée « Study Hall : Climate Positivity at Scale », est disponible en ligne. Il est très étayé, assorti de chiffres et de propositions de changement. Près de 20 % des eaux usées mondiales sont produites par l’industrie de la mode, qui génère également environ 10 % des émissions mondiales de carbone – soit plus que l’ensemble des émissions provenant des vols internationaux et du transport maritime. La culture du coton est responsable de la consommation de 24 % des insecticides et de 11 % des pesticides alors qu’elle n’utilise que 3 % des terres arables du monde. Slow Factory, qui a collaboré avec le Earth Institute de la Columbia University, insiste : il est primordial de travailler avec des scientifiques, des chercheur·euse·s, géologues, chimistes et innovateur·rice·s pour qu’ils·elles puissent partager leur méthodologie avec les marques de mode. Pendant trop longtemps, « l’industrie de la mode a fonctionné en vase clos, souligne Alexia Tronel. Les projets avec les instituts de recherche commencent seulement à s’agréger, tout ceci prend du temps. » Des laboratoires de recherche planchent sur des matières premières naturellement régénératives pour remplacer le coton et les dérivés du pétrole, comme les algues (et notamment le kelp, une algue marine appartenant à la classe des algues brunes), qui se régénèrent naturellement et en abondance. Pangaia, Nike et Adidas les utilisent déjà. « L’utilisation de matières régénératives dans la composition finale des vêtements est encore très limitée, tempère la spécialiste. Pour fabriquer un t-shirt, Pangaia, par exemple, utilise seulement 20 % de fibres issues des algues et 80 % de coton organique. »

Aujourd’hui, consommer, c’est voter

Leader en la matière, Patagonia soutient des fermes et des associations de terrain qui font avancer le mouvement Regenerative Organic dans toute l’Europe, comme la ferme Université Domaine du Possible, à Arles, en France. « Aujourd’hui, consommer, c’est voter », souligne Alexia Tronel.
À l’heure du fact checking et du storyproving (qui remplace le storytelling), les marques doivent également être en mesure d’apporter les preuves de ce qu’elles avancent dans leur communication. « Elles doivent être vertueuses de A à Z, ce qui veut dire protéger les sols qu’elles utilisent, mais aussi veiller à ce que les agriculteur·rice·s vivent dignement de leurs productions. On ne veut plus des déclarations, mais des actes », fait valoir Isabelle Lefort. Derrière les enjeux d’agriculture régénérative, les marques cherchent également « à sécuriser et contrôler toute leur chaîne de production », poursuit cette dernière.
Et puis désormais, « il existe un système de notation extra-financière des entreprises qui évalue leur niveau de responsabilité sociale et environnementale, indique Alexia Tronel. Mettre en place des actions positives en matière de respect de l’environnement revêt alors un caractère obligatoire. Les fonds d’investissement accordent une importance accrue aux impacts sociaux positifs des entreprises. » Sous-entendu : si un nombre croissant d’entreprises s’engagent sur le plan sociétal, c’est aussi parce qu’elles y sont tout simplement obligées. Ceci explique aussi cela.
« Tant qu’on n’arrêtera pas de surproduire (et de consommer toujours plus !), ces initiatives ne seront pas viables », tranche par ailleurs la consultante. Céline Semaan va plus loin : « Il reste 60 ans de terres fertiles sur la planète entière pour la nourriture et la mode. Il faut arrêter de planter du coton qui détruit les sols pour faire des vêtements, il faut faire avec ce qu’on a déjà », affirme-t-elle, ajoutant que la mode se trouve déjà au cœur des enjeux de food security et des tensions géopolitiques que cela sous-tend. Le basculement vers un modèle d’agriculture régénérative doit aussi s’accompagner d’autres modalités d’opération que sont la réparation, le recyclage (aujourd’hui, moins de 1 % des tissus qui composent nos vêtements sont recyclés pour en faire de nouveaux) ou la location. Les designers sont invité·e·s à considérer le cycle de vie complet des vêtements, ce que l’on appelle l’éco-conception. « Aujourd’hui, lorsqu’on conçoit quelque chose, il faut pouvoir le défaire pour le réutiliser, c’est ça le zéro gaspillage », corrobore Céline Seeman. Sinon, la formule des activistes de Fashion Revolution est toujours d’actualité : « Le vêtement le plus durable est celui qui se trouve déjà dans votre garde-robe. »

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