Peter Berlin, l’acteur porno gay précurseur du queer

Article publié le 23 novembre 2020

Texte : Patrick Thévenin. Photo : Peter Berlin – Editions Damiani.

Photographe, acteur et réalisateur de films porno, muse et icône des années 70 ayant collaboré avec Robert Mapplethorpe, Andy Warhol ou encore Tom of Finland, Peter Berlin a contribué à redéfinir les frontières de la masculinité et s’est révélé être l’un des précurseurs du mouvement queer.

Un livre magnifique intitulé Peter Berlin: Icon, Artist, Photosexual (Editions Damiani), publié l’année dernière, rendait hommage à travers textes, photos, collages et dessins à l’icône gay des années 70 Peter Berlin. À cette époque, si vous traîniez dans les rues et quartiers chauds de San Francisco, comme Polk Street ou Le Castro, qui la nuit venue accueillaient un chassé-croisé d’hommes qui ne cherchaient qu’une chose – avoir des relations sexuelles -, il n’était pas rare de tomber sur lui. Un garçon connu de toute la ville, sans être encore mondialement célèbre, qui arpentait ces lieux de cruising, seul et indolent, du haut de sa beauté insolente. Il ne manquait pas de se faire remarquer avec son visage d’ange, sa coupe au bol, son corps fin et musclé et surtout sa manière de s’habiller : pantalons serrés comme cousus à même le corps, débardeurs dévoilant des tétons saillants, blousons en cuir trop ouverts sur le torse pour faire de la moto, shorts en lycra deux tailles trop petites et, surtout, paquet ultra-imposant mis en évidence (de manière tellement outrageuse et exhibitionniste que beaucoup en venaient à penser qu’il s’agissait de paires de chaussettes glissées en douce), devenu un élément indissociable du personnage hypersexué que Peter s’était constitué au fil des années. Un poster boy qui n’était pas encore l’icône de l’érotisme gay des années 70 qu’il deviendra avec les années. Il s’agissait alors simplement d’un mec particulièrement sexy et bien plus atypique que tous les autres hommes qui rôdaient dans les parages.

Photo : Peter Berlin – Editions Damiani.

L’art du selfie avant l’heure

Peter Berlin, pur produit de l’esthétique gay occidentale des années 70, période libératrice pour l’homosexualité, où le corps de l’homme, après des années de censure, s’expose sous toutes ses coutures et moindres détails, s’appelle en fait Armin Hagen Freiherr Von Hoyningen-Huene. Il est né le 28 décembre 1942 à Łódź, en Pologne, alors que le pays était annexé par l’Allemagne, dans une famille aristocratique. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il est très jeune, son père est tué et il grandit avec sa mère, son frère et sa sœur, chez ses grands-parents, à Berlin. Malgré ses origines, la famille est pauvre et il se plaît à s’amuser de ce déclassement : « J’aime laisser entendre que je ne suis pas un enfant du caniveau, même si par la suite, j’y suis retourné par choix personnel. » Très tôt, dès 13 ans, Armin découvre le corps masculin au travers des catalogues par correspondance. Ça l’hypnotise, tout comme les vêtements moulants qui laissent deviner ce qui doit être caché. « Je pense que cette obsession pour les fringues moulantes est ce qui m’a permis toute ma vie de rester en vie », déclarera-t-il des années plus tard. Cette obsession l’amène même à apprendre à se servir de la machine à coudre de sa grand-mère pour se confectionner des vêtements plus serrés. À 19 ans, il vit sa première expérience sexuelle avec un Allemand de l’Est (le mur n’est pas encore érigé) et ne peut pas s’empêcher de s’en ouvrir à sa famille. C’est le drame ! Il en profite pour fuir, habiter seul, et surtout découvrir tout un monde nocturne qu’il ignore et ne cessera de le fasciner. Un univers de garçons excités, qui la nuit tombée, dans les parcs de Berlin, les chiottes de gare, les sous-bois et les bars louches, font tout pour séduire, plaire et attirer, en quête de nouveaux partenaires sexuels. Alors qu’il sort toutes les nuits, le jour, pour subvenir à ses besoins, il assiste un membre de sa famille, George Hoyningen-Huene – photographe de mode des années 20 et 30 -, qui va lui faire découvrir les rudiments du métier. Un apprentissage qui lui permet quelques années plus tard de devenir photographe de plateau pour une célèbre émission télé où il shoote de nombreuses vedettes de l’époque. Mais prendre les autres en photo, célèbres ou pas, ne l’intéresse pas. Il préfère en fait produire des clichés de lui-même, en noir et blanc, dans des poses plus ou moins suggestives et érotiques, flirtant délicatement avec le porno. Des autoportraits où tout l’imaginaire qu’il va développer des années plus tard est déjà bel et bien présent.

De Rome à San Francisco

C’est à 23 ans que sa vie change radicalement, suite à sa rencontre avec Jochen Labriola, un jeune peintre qui, fasciné par sa beauté, va l’emmener tous frais payés à Rome durant un an. Ils partent ensuite une autre année à Paris, où des images d’époque montrent Armin, qui a pleinement embrassé les codes vestimentaires gay de l’époque, se frayer un chemin – jean anatomique et débardeur digne du minimum syndical – aux Deux Magots, ou feignant de lire un des auteurs existentialistes de l’époque au Café de Flore, avec une moue soigneusement étudiée. Puis le duo s’installe deux ans à New York, durant lesquels le look d’Armin va s’affiner : longs cheveux blonds à la suédoise, musculature dessinée (sans qu’il ne s’astreigne pour autant à utiliser les appareils à torture des salles de gym), débardeurs ou gilets mettant soigneusement en avant son torse et ses tétons, bandana noué autour du cou, bracelet en cuir aux avant-bras, pantalons le plus souvent en coton blanc ou en satin, quelquesfois en cuir, et toujours ultra-moulants.
Mais c’est à San Francisco, où il débarque aux débuts des années 70, alors que la ville constitue le cœur névralgique de toutes les remises en question sociales, politiques, économiques, artistiques et sexuelles, qu’Armin va trouver son port d’attache et enfin pouvoir donner vie au personnage qu’il s’est créé de toutes pièces, qu’il n’a pas arrêté de photographier tout au long de son périple. San Francisco, à l’époque, est un gigantesque bordel à ciel, ouvert nuit et jour. Les clones qui surjouent la masculinité avec leurs grosses moustaches, leurs chemises de bûcherons et leurs jeans mal dégrossis s’étalent partout, les drag queens aux barbes fleuries assurent l’animation et des exhibitionnistes complètent le paysage, tout comme les prostitués de tous bords accoudés aux murs de la ville. Armin se sent rapidement comme un poisson dans l’eau dans ces ambiances troubles – qui tiennent autant du théâtre que de la performance artistique – et va adorer s’y exhiber, exciter les autres mecs, les entraîner après une longue attente vers des coins sombres pour mieux les abandonner la queue entre les jambes. Car pour lui la drague est plus une histoire de regards et de fuites, de désirs et de frustrations, d’attirance et de répulsion, qu’un simple échange sexuel. Il avoue d’ailleurs aimer très peu toucher les hommes, encore moins les embrasser ou baiser avec.

Photo : Peter Berlin – Editions Damiani.

La construction d’un mythe

En 1973, rencontrant le tout jeune réalisateur Richard Abel, Armin lui propose de filmer son premier porno gay. Le résultat sera le mythique et fantastique Nights In Black Leather – qu’on peut retrouver aujourd’hui sur les sites de stream porno alors qu’il aurait clairement davantage sa place dans un musée -, qui suit les aventures érotiques d’un jeune allemand qui débarque à San Francisco et découvre son amour des garçons. Loin des pornos formatés de l’époque, le film est un passionnant témoignage sur la vie gay du début des années 70, avec une narration dictée par Armin lui-même, une vraie trame, des scènes de sexe souvent magnifiées par les décors où elles sont tournées et une langueur certaine qui ajoute à l’érotisme ambiant. Adulé par la presse, qui salue au passage la beauté de son acteur principal, le film oblige Armin à se choisir un nom d’artiste : il choisit de s’appeler « Peter Burian », avant qu’un avocat ne se pointe pour usurpation d’identité. Il opte finalement pour « Peter Berlin », le pseudo qui va enterrer Armin et entretenir la confusion entre l’homme et le personnage qu’il s’est créé. À force de mises en avant récurrentes dans The Advocate (le principal magazine gay de l’époque) où il apparaît dans toute sa splendeur, Peter Berlin devient une petite star, refuse de nombreuses propositions de studios porno et décide plutôt de commercialiser ses propres shootings et des petites vidéos qu’il réalise, comme Walderlust, où il se masturbe en plein champ, ou le magnifique Blueboy, dans lequel l’un de ses meilleurs amis – James, alias Marc Majors – et lui se regardent yeux dans le yeux avant d’éjaculer. Même si trop laxiste sur les contrats – il n’a pas touché un seul dollar avec Nights In Black Leather, qui a pourtant été un succès -, Peter persévère et seul, devant et derrière la caméra, réalise That Boy, son second porno, où le personnage qu’il joue s’entiche d’un garçon aveugle. Chose surprenante pour un film X : aucune scène de sodomie n’y apparaît ; ce dont se justifiait Peter en déclarant : « La sodomie n’a jamais été un aspect de ma vie sexuelle. Peter Berlin n’a pas besoin de pénétrer. »

Body Double

C’est aussi la période où Peter Berlin pousse à fond les limites de ses propres photographies, sortes de selfies cinquante ans avant que le genre ne soit inventé. Il crée et coud lui-même les vêtements qu’il porte, étudie soigneusement la manière dont il doit se positionner face à la caméra – quitte à dessiner des traces à la craie dans son petit studio -, assure tout seul les décors, s’occupe des lumières et étudie les scénarios. Les clichés de Peter Berlin sont un perpétuel one-man show, un rituel étrange, un making-off permanent, sur lesquels personne n’est le bienvenu à part lui-même. Rivalisant d’audace, il joue sur la double exposition de la pellicule et apparaît en double sur la même photo, au point que certain·e·s pensent qu’il a un jumeau caché. Il sous-expose certaines photos qu’il colorie ensuite, devançant de plusieurs années ce qui fera le succès du duo Pierre et Gilles dans les années 80, se place dans des décors de fleurs qui troublent la masculinité qu’il expose et réalise des collages où son sexe avoisine d’immenses objets phalliques.
Peter Berlin se créé ainsi de toutes pièces un double fantasmatique, à base de copiés-collés, de montages, de mises en scène, de collages et de coloriages, qui puisent dans la liberté gay de l’époque et ses nombreux codes, tout en s’en détournant et en imprimant sa propre conception de la masculinité. Loin de l’hyper-machisme en vogue à l’époque, ses clichés laissent infuser une féminité diffuse, sa musculature est gracile plus que massive, sa coquetterie est un rempart face à la brutalité des clones de l’époque. Et quand il emprunte à l’imagerie militaire, aux uniformes des marins ou des policier·ère·s, Peter pervertit avec malice leurs symboliques. En fait, il puise plus sa définition de la masculinité chez les hippies que chez les chantres gays d’une virilité brutale inspirée par le monde hétérosexuel. Il est camp et queer avant l’heure, moderne avant tout le monde et surtout joueur au dernier degré.

Photo : Peter Berlin.
Fuyant comme la peste les vernissages dans les galeries à la mode, les virées dans les bars branchés, les descentes dans les discothèques chics et les dîners mondains – « J’aime être dans la rue par choix, j’y ai d’ailleurs rencontré beaucoup de gens, et des gens très célèbres » -, Peter Berlin se ferme volontairement à la célébrité et à l’argent facile, refusant le jeu médiatique qui construit d’ordinaire les artistes. Il n’a pas d’ambition, mais surtout aucune envie de se forcer à assister à des dîners avec de riches financier·ère·s et des VIP’s, ou à poser pour des marques. Le photographe Rick Castro, qui l’a bien connu, raconte cette anecdote : « Un jour, il reçoit un coup de fil d’un employé de chez Jean-Paul Gaultier qui lui propose d’être le mannequin fétiche de la ligne Gibo. Il répond en se faisant passer pour le domestique, disant que Peter est parti en voyage pour huit mois. Il n’avait pas envie qu’on l’emmerde. C’était vraiment la Greta Garbo du porno ! »
Au milieu des 70’s, Peter Berlin est au summum de sa beauté et de son rayonnement. Il commande cinq dessins pour 300 dollars chacun – coquette somme pour l’époque – à Tom of Finland, qui le sublime comme jamais, laissant transparaître sur certains croquis une tendresse et une faiblesse qu’on ne connaissait pas au dessinateur. Il fait également la connaissance de Robert Mapplethorpe, qui devient un ami proche et l’invite dans sa maison de Fire Island, un haut lieu de l’homosexualité au large de New York. Mapplethorpe le prend aussi en photo, avec toute la justesse et la vérité dont il est capable, offrant à Peter quelques-uns de ses portraits les plus sublimes. Andy Warhol, toujours sur le qui-vive, le convie quant à lui à la Factory et armé de son petit appareil bas de gamme demande s’il peut lui photographier le paquet, qu’il a serré ce jour-là dans un pantalon en cuir lacé au niveau de la braguette. Le pape du pop art lui propose par la suite d’utiliser les studios de la Factory à sa guise. Mais Peter Berlin se moque de la célébrité et de l’argent, il n’a à l’époque qu’une ambition : « Je voulais juste être aimé et désiré, je cherchais l’amour, je ne cherchais surtout pas à être connu. »

Peter Berlin par Tom of Finland.

Une influence transgénérationnelle

Comme beaucoup de ses contemporains de l’époque, Peter Berlin est rattrapé par le cours de la vie et ses aléas, en l’occurrence, au début des années 80 – il a alors la quarantaine -, par le sida qui décime peu à peu tous ses amis, ses amants et ses proches. C’est un univers entier, celui qui le constitue – qu’il a créé, qu’il a fantasmé, qu’il a photographié, qu’il a sublimé -, qui s’écroule. Ses proches disparaissent les uns après les autres et laissent place à un immense vide dans sa vie. Il continue toujours à produire des clichés, mais le cœur n’y est plus et on le voit de moins en moins s’exhiber dans les lieux de drague. Peter Berlin laisse le temps faire son travail et l’oublier tout doucement, vivant dans un petit appartement modeste dont les murs sont constellés de photos de lui-même et de plantes vertes. En 2004, un sublime documentaire intitulé « That Man: Peter Berlin » lui rend hommage : il rappelle à quel point l’imagerie forgée par Peter (aujourd’hui âgé de 77 ans) était moderne et puissante, comment elle a permis aux hommes d’être des posters boys en bonne et due forme, de purs objets de désir s’affranchissant des diktats moraux en exhibant leur corps et leur sexe, mais aussi comment elle a permis aux gays ainsi qu’aux hétéros de jouir de la liberté de jouer avec leur masculinité et leur féminité.

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