« Le Roman de Péril » : la nouvelle exclusive de Marin Fouqué pour Antidote

Article publié le 2 septembre 2020

Texte : Marin Fouqué Photos : Xiangyu Liu

Marin Fouqué s’est imposé comme la nouvelle sensation littéraire française avec son premier roman, le poétique et percutant 77, dont le style viscéral puise notamment dans l’art du slam pratiqué par l’auteur. Pour ce nouveau numéro d’Antidote, il signe une nouvelle sur les métamorphoses du désir de Péril, un romancier en herbe confronté à l’injustice de notre monde.

Péril quitta le cocon familial comme on sort de gardav’. Les lacets dans une main, l’amour propre ras les semelles et juste assez de rage au ventre pour pulser un cœur, il marcha quelques mètres dans la cour avant de croiser une poubelle. Coup de shoot. Bascule. Point d’équilibre. Fracas. Dans le lointain se répondirent les chiens. Il s’affala contre le muret. Saccade respire. Par souci d’économie budgétaire, le conseil municipal avait voté quelques années plus tôt l’extinction totale des lampadaires à partir de 21H. Quand la planète s’était fait entendre à coup de colères adolescentes, ils s’étaient félicités de leur clairvoyance, faisant taire les quelques accusations d’insécurité perçant çà et là dans la pénombre. Ici, tout le monde se connaissait depuis toujours. On avait trouvé depuis longtemps la solution au vivre ensemble. Plutôt que des lampadaires, on préférait régler les vols à la carabine, les mensonges aux non-dits, les non-dits au silence, les silences à la solitude, la solitude au whisky-coca, le whisky-coca à la liqueur, la liqueur à la liqueur. On avait nos méthodes. On faisait devenir nôtre les nouveaux arrivants en brisant très vite leur port de tête. On réglait les viols en se réunissant à dix autour de la victime. On fermait les volets pour ne pas perturber les solos percussifs du voisin pour la voisine. Globalement, on restait entre quatre murs pour ne pas faire face à la vision d’une rue sombre sinueuse cernée d’impasses. Ce soir-là, la lune avait repris son droit sur les ombres. Le liquide s’échappant de la poubelle faisait de beaux reflets selon la pente irrégulière de la cour. Du moiré dans la nuit. Vaste rivière sur les pavés jusqu’à la grille centrale du tout-à-l’égout, crue poisseuse charriant plastiques et emballages mensuels

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C’était le 4 du mois, on attendait sagement le salaire de la mère et la pension d’invalidité du père pour pouvoir remplir la poubelle. Péril savait que l’une était certainement en train d’observer à travers les rideaux de dentelle tandis que l’autre blanchissait ses phalanges sur l’accoudoir. Ce n’était que des appels aux secours, les infirmières l’avaient dit elles-mêmes, du bluff, et que pour supporter ce bordel, il n’avait pas vraiment gueule à être Mère Teresa, l’Abbé Pierre, ou Brigitte Bardot, est-ce qu’elles l’avaient bien regardé ? Qu’il se démerde seul. À l’étage, sa sœur devait avoir profité de son absence pour s’installer dans sa chambre où le wifi captait mieux, tandis qu’au velux son frère tout sourire était certainement en train de faire une story sur son smartphone. À l’image d’un type se roulant un joint dans une cour entre un mur et une poubelle – une flèche marquée BOLOSS pointant sa capuche – se succéda celle d’un chat blanc se cachant dans une commode, d’un magnum de vodka traversant la foule, d’un scooter MBK monté en Y, d’un regard amoureux derrière une glace vanille et d’une horde cagoulée brisant les vitres d’un abribus. Quelque part, les Kardashians fêtaient un anniversaire. Lorsqu’il se réveilla, ses lacets formaient dans sa paume comme des lignes de chance. Il entreprit de nouer ses Atémis, étonné d’en connaître encore le geste. La maison était toujours muette et bientôt sa mère quitterait son plaid et le canapé qu’elle avait investis en signe de protestation silencieuse pour lui entrouvrir la porte. Un type passa dans la rue, Péril ouvrit le portail et le suivit. Arrivé à sa hauteur, échange de regards. Tout le monde le connaissait. On faisait des bruits de singe à son approche. Ils partagèrent un silence gêné et une clope. À la dernière bouffée, le type lui annonça qu’il allait à la gare, comme chaque matin, monter sur Paris, le prix de l’indépendance. Ça sonnait bien. Stable à mort. Un train, deux RER, beaucoup de corps, la banlieue nord, boîte d’intérim. Les animations 3D du test sur ordinateur avaient dû faire fureur dans les années 90. L’homme derrière son bureau suait à grosses gouttes sous sa chemise noire. Des pellicules étaient coincées sous sa couche de gel, bêtes paléolithiques attendant avec impatience la fonte des glaces. Le soleil commençait à taper par les grandes vitres de la pièce nue, direct dans le cou de l’homme. 5ème étage. On avait dû monter vers le ciel pour éviter les manifestations. Paris sentait le lacrymo. 35 sur 40 au test, l’homme le félicita. Il l’assista pour la rédaction de son CV. Il y avait quatre lignes avec mentions pour le paragraphe formations, zéro côté expérience professionnelle. Pour la lettre de motivation, aucune idée.

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Il en choisit quatre et l’homme lui dit que c’étaient les bons. On lui tendit des chaussures de sécurité. Il donna l’adresse de ses parents. Sa mère serait peut-être fière. Il signa trois papiers. Pas de fauteurs de trouble, pas d’appel à la grève, pas de ramadan. Compris ? Les clients aimeront un employé comme lui. Péril ne comprit pas. L’homme fit discrètement un signe de tête en direction du type avec qui il avait pris le train. Pour bien se faire comprendre, il passa à deux reprises sa main devant son visage, comme on fait pour amuser un enfant, mais sans grimace bonus. Il commencerait l’après-midi même. Une succession d’immenses blocs métallisés où rebondissait le soleil. De gigantesques numéros sur chacun d’entre eux bien droits comme une équipe de foot à la Marseillaise. Un rond-point dont personne ne respectait le sens. Des camions à l’arrêt qui hurlaient dans leurs cabines le menu du jour, les enfants en retard et l’absence pesante du conducteur. Des balais de scooters livrant leurs repas aux contremaîtres fumant en bas des entrepôts. À travers les vitres des étages, des queues interminables d’intérimaires pour le micro-ondes. Péril colla des timbres tuant les heures. Sur des magazines, des lettres d’entreprises, des invitations à des enchères, des Télé 7 Jours, des brochures de pubs, des courriers de l’assurance retraite. Pour le Japon, la Corée, l’Israël, l’Algérie, l’Afrique du Sud, les Émirats arabes unis. Ça donnait envie de voyager. La machine distribuait selon un rythme constant les timbres, sa main s’abattait maladroitement sur les enveloppes. Une mélodie de reggae retentit. Tout le monde s’arrêta et sortit. Péril resta seul à son établi. Le souffle des moteurs. Le béton bleu du sol et la crasse noire. Les grilles horaires des départs vers l’Europe de l’Est au mur. L’odeur d’essence et d’un mafé au micro-ondes. Une mélodie de flamenco résonna. Tout le monde repris son poste et son geste. À la pause suivante, Péril s’aventura au-dehors, entre les camions et les caisses de chargement. Sur un rebord avec vue sur les rails, Paris pour horizon, fumaient un homme et une femme. Devine quel âge. 30. Sympa. Il en avait 48. Son visage était jeune, mais son dos, une vraie carte routière. Accidents et bouchons. Son dos, un 15 août. Longtemps qu’il n’avait pas pris de vacances. Quand son corps lâcherait, le robinet à fric se couperait et il serait temps d’en profiter. Construire une maison au pays. Lui aussi, il aimait les livres. Ils lui envoyaient des ondes. Tu rentres dans une librairie et il y en a certains qui t’appellent. Puissants, les livres. La femme faillit s’étrangler avec sa dernière bouffée. Elle s’en ralluma une autre. Qu’est-ce qu’il fallait pas entendre. L’écoute pas celui-là, c’est la fatigue. Il avait commencé sa journée à 5h du matin. Enchaînait deux jobs. Le matin il emballait des plats pour des collectivités locales, l’après-midi il déplaçait des palettes de courriers pour l’autre bout du monde. Deux salaires, deux fois plus de

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Logique. Stable à mort. Mais qu’est-ce qu’il racontait comme conneries. Elle, c’était Marie-Claude, mais ici, on l’appelait Sirène. Rapport à son tatouage sur l’épaule. Si ces merdeux pouvaient voir les autres, ça donnerait de beaux surnoms. Elle pouffa encore. La fumée de sa bouche mangeait le Sacré-Cœur. On t’a déjà dit que tu lui ressemblais ? Qu’est-ce que tu fous ici, t’aurais pourtant tes chances comme sosie. On te l’a jamais dit ? Comme deux gouttes d’eau. M.Pokora. Le flamenco retentit et ils retournèrent à leurs gestes jusqu’à l’ultime reggae de 21H30 et l’émargement de départ. À demain. Péril longeait les entrepôts lorsqu’une Renault 5 s’arrêta à son niveau. C’était Sirène. Tu montes ? Je te dépose où ? L’immense femme sur son épaule agitait sa nageoire lorsqu’elle passait les vitesses. Arrivés à la gare, ils n’avaient toujours pas échangé un mot. Elle coupa le moteur, et comme Péril n’ouvrait pas la porte, elle se mit à lui parler de sa vie. Une formation dans la couture et un premier emploi chez un patron avec un corps d’épingle et des oreilles tout comme les anses d’une coupe de championnat. À l’époque : toujours à l’heure, toujours polie, toujours comme il faut. Elle y croyait au contrat social. Méritocratie. En plus, avec sa carrure, elle était plutôt mal vue comme couturière. « Petite main », on les appelait. Alors elle faisait le double d’effort et de minutie. Jamais un mot plus haut que l’autre. À côté d’elle, Gandhi c’était un syndicaliste CGT. Et puis un matin que son fiancé l’avait cognée plus fort que d’habitude, pour la première fois en retard. Le patron l’engueule de tous les noms possibles. Là, elle a pas réfléchi, a attrapé le corps d’épingle par les anses et l’a soulevé du sol. Dix centimètres. Afflux sanguin. Pourpre à la gueule. Virée. Elle s’est retrouvée sur le trottoir d’en face et a eu comme un flash. Il y a des moments dans la vie où on se retrouve comme assis sur un banc à côté de soi-même. En plus jeune ou plus vieux, ça dépend. Le truc, c’est qu’il faut surtout pas en avoir peur, pas le recaler comme s’il voulait te taxer une clope ou un ticket restau. Faut l’écouter. Elle, son soi-même lui a dit que si elle rentrait chez elle, maintenant qu’elle avait plus de job, son fiancé allait lui mettre chaque jour autant de poings dans la gueule que d’argent en moins sur la table. C’est pas que son job à lui rapportait gros, mais les hommes c’est comme les banques – c’est pas pour rien qu’ils les ont inventés – ils font tout payer avec intérêt. Est-ce qu’elle voulait finir comme sa mère ? Ce jour-là, elle est pas rentrée. Ensuite un job dans le nettoyage – ça portait pas encore le nom de technicienne de surface – et puis responsable d’une équipe de nettoyage et puis responsable de plusieurs équipes de nettoyage – fierté – et puis un jour l’une des filles lui raconte toute gênée qu’elles sont plusieurs à se faire tripoter par un chef pendant leurs ménages. La plupart n’avaient pas de papiers, elles pouvaient rien dire. Elle, ses papiers étaient bien français. Tu rajoutes un E et d’un coup t’as moins de droits, mais quand même. Elle en a pas dormi pendant deux jours. Quand elle fermait les yeux, des images de mains qui passent des draps-housses sous les matelas et d’autres qui se glissent entre des cuisses. À gerber. À la première réunion en haut lieu, elle a tout balancé. Silence entrecoupé de klaxons. Comme elle était au courant pour les travailleuses sans-papiers, impossible de la virer : direct placard. Tu sais ce que c’est le placard ? C’est une pièce de cinq mètres carrés avec un bureau, une chaise, un téléphone et personne à appeler. Au bout d’un mois, elle a déposé sa démission. Ensuite : d’autres jobs, d’autres patrons, d’autres injustices, d’autres coups de gueule, d’autres placards, d’autres démissions. On dit qu’on apprend de ses erreurs, c’est pas vrai pour tout le monde. Et puis voilà, cet entrepôt. Depuis cinq ans, pas trop mal, pas à se plaindre. Enfin, fini de parler boulot, il faisait faim. Elle passa sa main sur la banquette arrière, saisit une baguette de pain, la rompit, attrapa un couteau et une boîte de fromage frais dans la boîte à gant et leur prépara un sandwich chacun. Ils mangèrent ensemble en silence. Pendant la clope d’après repas, elle lui dit que le plus important dans la vie, c’était la fierté. Chérir les petits rendez-vous sur les bancs avec soi-même et avancer droit, coûte que coûte. Trouver son truc à soi et creuser dedans. Elle, ce qu’elle préférait par-dessus tout, c’était l’Histoire. Elle regardait des documentaires sur son téléphone. La guerre d’Algérie, Napoléon, les Incas, le Kosovo. Ce qu’elle aimait vraiment, c’était comprendre. C’est le minimum syndical. Parfois, pour se marrer, elle regardait des trucs d’Illuminati. Remarque, quand tu vois les pyramides et le 11 septembre, il y a de quoi se poser des questions.

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Le problème avec ces théories ridicules, c’est que ça finit par te faire oublier les vrais complots. Elle lui fit remarquer qu’il parlait pas beaucoup, mais ça se voyait qu’il écoutait. C’était rare. Comme son prénom. Elle lui ferait pas de remarques sur son prénom. Y’en avait bien qui s’appelaient Victoire, Clément, Martial. Elle avait même connu un type à l’entrepôt qui s’appelait Prince. Il avait été viré. Son prénom, au moins, c’était honnête. Ça ferait bien pour un auteur d’histoires d’amour. Sur ces bonnes paroles, il devait sortir, c’est qu’elle aussi avait une vie. On l’attendait. Péril referma la portière. Lors de sa manœuvre, vapeurs d’essence, il eu le temps d’apercevoir le duvet, la boîte de lingettes et le réchaud sur la plage arrière. Un signe de la main et elle disparut dans un nuage de fumée. Péril chercha pendant plusieurs heures un endroit où dormir. Des rebords, des pics, des pentes, des alarmes, des phares, des caméras, des gardiens. Dans des recoins de ville, des amas de corps. Hors de question d’en faire partie. Hors de question de s’y perdre. De retour près des entrepôts, il se glissa dans un camion avec le auvent arrière entrouvert. Bonne nuit. Des rêves aquatiques où l’on vole dans les vagues et replonge abyssale. Halo paupières. Douche lumière. Gants noirs. Le veilleur de nuit qui le braquait de sa Maglite lui dit qu’il le reconnaissait, il l’avait vu sortir de l’entrepôt avec Sirène. Il avait nulle part où dormir ? Ça arrivait. Il lui ramena une couverture pour finir sa nuit et au petit matin un café. Ils partagèrent un moment de silence, les vapeurs des tasses pour brouiller l’horizon. Si son truc à lui c’était d’écrire, alors fallait écrire. Lui, il aimait lire. Des romans noirs bien sanglants ou des histoires d’amour. Ça serait vraiment bien qu’il écrive des histoires d’amours. Les trucs chelous, Marguerite Duras, Koltès, il avait bien fallu passer par là, il disait pas, mais les histoires d’amour c’était important. Pas des machins avec des vampires ou des riches parisiens, non, des vraies histoires d’amour, des qui se regardent pas vivre. Les histoires sordides et violentes, du genre social et révolutions, il avait remarqué que c’était surtout des bourgeois qui les écrivaient pour les bourgeois qui les lisaient. Le frisson populaire, ils cherchaient ça. De vrais petits goulus du soulèvement. Ça voulait ressentir la goutte de pré-sperme perler de peur en montant dans leur Uber, qu’il leur raconte la galère ordinaire avant de les déposer à leurs soirées véganes dans une friche artistique à dix balles la bière. C’est pour ça que le rap était à la mode. Fermer les yeux et se retrouver dans un hall d’immeuble avec des voyous à cheveux longs le temps d’une chanson et puis se réveiller tout transi au fond de son canapé dans le 11ème, des masques africains aux murs. Dépaysant. Ils avaient l’impression d’avoir fraternisé avec leurs dealers sans franchir le périph’. Non, des histoires d’amour, c’était là l’urgence. Il s’appelait Issa. Il sentait que c’était un bon gars sans histoire. Il lui proposa un deal. Il bossait de nuit, Péril de jour ; ils pouvaient se partager le loyer de son appartement, faire comme un roulement dans le lit. Chacun aurait son chez-soi. D’accord. Stable à mort. Péril se rendit à l’entrepôt, Issa alla se coucher. Une fois le soir, ils se passèrent la clef comme une course de relais. Lit simple, chaise bleue, table formica, plaque électrique, bouilloire fêlée, 13 m2. C’était OK. Chez soi. Serein. Il y avait un ordinateur en bout de lit avec un jeu vidéo sur pause.

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Péril n’avait jamais été bon aux jeux-vidéos. Il aimait regarder les autres faire. Le temps passa. À force de mourir, il se sentait de moins en moins exister. Il ferma l’écran. Fissures plafond. Souffle court. Pensées sombres. Si une annonce claire et formelle était faite qu’il y avait quelque chose après la vie, quelque chose d’enfin juste, quelque chose sans aucune contrepartie, combien d’entre nous choisiraient de continuer ? Combien remettraient poliment leurs flambeaux lors du conseil, ayant compris grâce à cette aventure que ce n’était pas fait pour eux, merci, merci, moi j’arrête là, bonne chance à vous et que le meilleur gagne ! Extinction de torche. Plus simple encore, si l’on pouvait réunir tous ses proches, les habitués et les lointains, ceux qu’on avait croisés une fois et qui pleureraient pendant des heures à l’annonce de notre mort pour mieux se sentir exister et ceux qu’on avait côtoyés pendant des années sans vraiment se connaître et qui se sentiraient si honteux de ne pas sentir les larmes, presse, presse comme le liquide vaisselle des fins de mois ; si on pouvait tous les réunir et leur dire qu’on avait commencé seul, qu’on finirait seul et qu’entre les deux il n’y avait que la culpabilité qui reliait les corps et les tenait debout, alors merci, merci, moi j’arrête là, sans rancœur, sans façon, combien accepteraient d’inscrire son nom sur le papier lors du conseil ? Ces pensées avaient beau rassurer Péril, le plafond tanguait toujours. Les vertiges, il les connaissait bien. Ça pouvait le prendre deux heures ou plusieurs semaines. C’était comme tous les handicaps, il y avait une période merveilleuse où tu avais le droit de le ressentir et de t’en plaindre, et puis très vite venait celle plus ingrate où tu ressentais toujours, mais ferais mieux de te taire. Bientôt viendrait cette sensation comme de vide autour et le corps en chute. Être étranger au monde, un Charter à soi-même. Mais Péril connaissait la méthode. Sous les draps, il saisit sa verge et entreprit de la durcir. Un bastingage au précipice. Il fallait diriger ses pensées vers un point très excitant, le plus excitant possible et se sentir exister dans cet excitant. Si une partie de ton corps durcit, c’est que tu es. On ne connaît rien de dur qui n’est pas. Logique. Stable à mort. Péril pensa à des femmes nues en cascade, il se sentit durcir. Grosse veine dans sa paume. Mais très vite apparut sa sœur sous ses paupières et ce qui palpitait dans sa main le mit mal à l’aise. Il se concentra sur une image de femme plus précise et ce fut la sirène tatouée sur le bras de Marie-Claude qui surgit. C’était OK. Stable à mort. Puis Marie-Claude. C’était troublant. Puis sa mère. Il lâcha sa verge et le plafond s’ouvrit.

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Péril remplit chaque soir l’historique à ras bord. Les images défilaient et se confondaient dans la nuit comme les timbres se collaient le jour. En boucle. Sur chaque site ouvert, il ouvrait une dizaine de vidéos faisant chacune le pont avec une dizaine d’autres faisant chacune le lien avec… Qu’importe, tant que des corps s’entassaient et que le vide se comblait. Lorsque des images d’hommes apparaissaient au hasard des sauts de page, Péril fermait d’un clic et poursuivait sa navigation. Il ne fallait surtout pas qu’un doute quelconque se glisse. Interstice entre son dur dans sa main et le sol sous ses pieds. Ou alors, pourquoi pas. Mais effacer ses traces. À part les hommes, toutes les autres recherches restaient dans l’historique. Scalps qu’on exhibe. En stroboscope : des camaïeux d’organes, des patchworks de chair. Péril ne s’abandonnait qu’une fois atteinte la syncope, recherchant toujours à retenir la limite, la repousser, se sentir encore et encore exister, dur au monde, élaborant chaque soir de nouvelles techniques de rétention, d’abord avec les doigts puis les mains puis les cuisses puis une photo de son frère puis un savant ralentissement du poignet puis une fameuse formule de respiration : brève, brève, brève, loooooongue, brève, brève, brève, loooooongue, brève, brève, brève, loooooongue. Les tubes de Biafine se vidaient, les boîtes de mouchoirs s’entassaient, la pharmacienne le jugeait. Péril cessa un soir son rituel coma. Face à lui, une jeune femme brune allongée dans un lit rond mangeait un à un, lentement, délicatement, minutieusement, prenant un malin plaisir à découvrir chacun d’entre eux d’un geste tendre mais ferme du poignet, avant de déposer doucement sa langue sur la surface blanche pour en lécher le pourtour et les rebords : des Oréos. Péril resta quelques instants médusé face à cette personne et le fil de messages qui défilaient sur la tranche de l’écran. Souvent un mot, parfois deux, impératif et injonctions, rasoirs d’ego sur proie docile. La vidéo s’interrompit.

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Péril parla chaque soir à l’une d’entre elles. De sa famille, de son enfance, des timbres, d’Issa et de la Sirène. Tant qu’il était dur ou qu’elle assurait d’être entièrement trempée de l’entendre au fond de son canapé rouge, il parlait. Pillow Talk. Elle faisait des études en psychologie à Varsovie. Elle lui conseilla de s’inscrire sur des applications de rencontres. Bonne idée. Stable à mort. Swip, swip, swip, les visages se succédaient comme les têtes de sanglier sur les murs d’un oncle éloigné. Il avait rendez-vous avec la première dans un café à dix minutes de l’appartement. Il s’était lavé et habillé selon les conseils de l’amie dans l’écran. En éteignant l’ordinateur, Péril fut pris de tremblements. Froid aigu. Claque mâchoire. Chute colonne. Ça ne pouvait pas être de la peur. Ça ne devait pas être de la peur. Sûrement de l’envie. Une débordante envie. Incapable de se lever du lit, Péril déboutonna son jean neuf. Dans sa main gauche, le téléphone avec la photo du rendez-vous. Il repoussa le vide, les tremblements passèrent, l’heure du rendez-vous aussi. S’enchaînèrent plusieurs tentatives auxquelles Péril ne se rendit pas, occupé à calmer ses soubresauts. Les manifestations de son corps ressemblaient étrangement à de la peur. Il chassait cette idée comme l’image de sa sœur en vidant sa biafine. L’amie lui conseilla de se recentrer sur lui-même. Elle écrivait une thèse. Rendre compte des passages à l’acte transgressifs sur internet : entre épistémologie et pratique clinique. Elle lui conseilla de se trouver lui avant de chercher l’autre. Faire quelque chose qui le fasse exister au monde. Trouver son désir propre, loin de toutes injonctions, des désirs de

POSSÉDER COMPRENDRE SAVOIR AIMER BÂTIR PRENDRE TENIR DONNER DÉTRUIRE MAÎTRISER CONTRÔLER VAINCRE SOUMETTRE ANÉANTIR

Stable à mort. Péril écrivit un roman. Il envoya son manuscrit au maximum de maisons d’édition possible. C’était une histoire d’amour, quelque chose de bouleversant, le passage d’une rencontre ordinaire à la création d’un rapport d’égal à égal entre deux êtres entiers, sans genre, sans domination, sans classe sociale ni orientation sexuelle, dans un style raffiné, un point de vue neuf, une narration rythmée, un éclairage à nu, un regard bienveillant. Quelque chose de suffisamment puissant pour faire valser deux corps et le monde avec. Au milieu du séisme, les convulsions de Péril n’étaient que tressaillements. Il avait sectionné le lien entre littérature et oppression.

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Péril ouvrait chaque soir les lettres devant l’écran. Refus. L’amie le réconfortait. Les lettres s’entassaient à côté du lit. Sirène et Issa l’encourageaient à retourner à l’entrepôt le jour, à réécrire la nuit. La boîte aux lettres vomissait des lettres types.

DÉSOLÉ EXCUSEZ REGRETS DÉCISION MALHEUREUSEMENT CHOIX MALGRÉ INSUFFISANT CORDIALEMENT BIEN À VOUS

Péril reçu une lettre personnalisée. Un éditeur lui expliquait comment écrire. Son roman manquait d’effets de réels. Son histoire d’amour, on y croyait pas. Où était le vécu ? Et les phrases courtes, il devrait essayer les phrases courtes. Les raisons meurtrissent plus profond que les actes. L’amie lui annonça que désormais, ils ne se parleraient plus. Elle faisait ça pour lui. Qu’il se confronte en direct à la vie. Il fallait limiter ses interfaces au monde. Un minimum d’interfaces. Trouver la jonction. Ils pleurèrent longtemps de chaque côté de l’écran.

PARDON AU REVOIR MERCI CIAO XOXO JTM 8LIFE LOVU DSL JPP ADIEU BYE

Péril se retrouva juste devant la maison d’édition du type aux conseils. Assis sur le banc d’en face, son manuscrit dans une main, la jonction dans l’autre, il attendit le fameux rendez-vous dont lui avait parlé Sirène. Personne ne vint. Pas même les tremblements. Ses deux mains pleines pesaient le poids des doutes.

BIEN MAL BESOIN ENVIE SILENCE CRIS ESPOIR RAISON RÉEL INSPIRE EXPIRE

Ses épaules comme balanciers, il hésita un temps avant d’être sûr. L’arme est une interface minimum. Dizaine de centimètres. Jonction au monde. Se procurer une arme avait été plus simple que de se faire éditer. Plus gratifiant. L’arme n’est pas phallique. Pas plus que la Tour Eiffel. Le désir ne se témoigne pas par pulsions. Pas plus que l’amour. Les lieux n’existent que lorsqu’on les peuple. Il en va de même pour les idées.

PULSIONS TOUR EIFFEL DÉSIRS PEUPLES ILLUMINATI ARGENT SEX POUVOIR

; ne sont à la base que des idées. Pareil aux flingues. De dangereuses idées. Ils voulaient du vécu. Péril entra dans la maison d’édition. Sept mortes. Un blessé. Effet de réel. L’arme se retourna. Derniers tremblements. Sol dur. Cris sourds. Froid.
L’amie reçut les félicitations du jury pour sa thèse. Son équivalence en France et au Royaume-Uni ne fut pas reconnue.
La famille de Péril passa à la télé.
Le type de l’agence d’intérim se remit une couche de gel sur les pellicules.
Le roman de Péril – publié et préfacé la même année par l’éditeur rescapé ; traduit en trente-deux langues, adapté au cinéma et au théâtre – connu un succès sans précédent. L’âge de Péril dut être légèrement modifié afin de le faire rentrer dans le club des 27.
Issa, après perquisition à son domicile, fut incarcéré pour radicalisation et organisation d’un attentat terroriste.
Les Kardashians fêtèrent encore de nombreux anniversaires.
Sirène attend son prochain rendez-vous avec elle-même.

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