Le réalisateur culte Gaspar Noé est de retour sur grand écran avec Vortex, son sixième long-métrage, en salles depuis la mi-avril. Celui-ci nous plonge dans les affres de la maladie d’Alzheimer dont souffre le personnage incarné par Françoise Lebrun, à travers un split screen qui la suit dans son quotidien aux côtés de son mari, joué par le maître du giallo Dario Argento. Dédié « à tous ceux dont le cerveau se décomposera avant le cœur », ce film marque un tournant dans la carrière du réalisateur, tout en revisitant ses obsessions. « Le temps détruit tout », avertissait déjà le détenu interprété par Philippe Nahon au début d’Irréversible.
ANTIDOTE : Vortex est à mes yeux ton long-métrage le plus poignant et le plus émouvant. La réalisation et le montage de ce film, qui puise en partie dans des éléments autobiographiques, ont-ils été particulièrement éprouvants pour toi ?
GASPAR NOÉ : Quand tu réalises un long-métrage, tu t’imprègnes de son sujet, mais c’est comme faire une imitation de quelque chose, ça ne te fait pas revivre un moment que tu as vécu. J’ai d’abord connu ce genre de situation un peu à distance, lorsque ma grand-mère maternelle a perdu la tête, puis de plus près, quand c’est arrivé à ma mère, à cause de l’âge. C’était la personne la plus intello du monde et elle s’est retrouvée à perdre la mémoire, puis certaines de ses capacités cognitives. Quand tu te retrouves confronté à ça, t’as l’impression d’être face à quelqu’un de drogué parce que tu ne comprends pas comment l’autre personne perçoit ce qui l’entoure. Il y a plein de situations totalement psychotiques qui se créent et s’avèrent douloureuses pour la personne qui subit ça, mais aussi pour toute la famille qui essaye de l’aider. À l’époque où ma mère était sur le point de mourir, j’étais à Buenos Aires, mais je suis revenu brièvement en France pour aller au Festival de Cannes, où j’ai vu Amour [de Michael Haneke, NDLR]. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, mais je me suis dit que c’était une bonne chose que quelqu’un ait fait un film sur ce thème-là, qui est universel. Haneke n’a pas inventé ce sujet, mais c’est le premier à avoir fait un long-métrage dessus qui a été aussi primé et exposé. La fin de vie est une zone de l’existence qui était considérée comme non commerciale, mais Amour a été très rentable et très reconnu, du coup je me suis dit que je pourrais peut-être faire un film sur ça un jour, mais à ma sauce, en me rapprochant plus d’une esthétique à la Jean Eustache que de celle d’Haneke. Mais c’est plus la vie elle-même que le cinéma qui m’a inspiré Vortex. Trois hommes dont j’étais très proche, qui étaient comme des pères adoptifs pour moi, sont morts en cascade en 2020: deux à cause du Covid et un à cause d’un problème cardiaque. En l’espace de trois mois, je suis allé trois fois au cimetière du Père-Lachaise, après avoir vu ces personnes – parfois intubées – juste avant de mourir. J’ai été confronté à une omniprésence de situations de ce type. Mais Vortex n’est pas autobiographique.
Je me suis dit : « Comment faire un long-métrage qui ne serait pas un film d’horreur psychologique, mais d’horreur existentielle où, à la fin, la chair, le cerveau et le passé se décomposent tous en même temps ? ».
À quel moment as-tu sauté le pas et lancé la réalisation du film ?
Ça faisait un an que je n’avais pas tourné de long-métrage, j’avais besoin de payer mon loyer et mes producteurs, Vincent Maraval et Édouard Weil, m’ont dit : « T’aurais pas une idée de long-métrage qu’on pourrait tourner en plein confinement, en appartement, avec peu de personnages ? ». On a tourné le film en mars et avril 2021, on l’a fini en catastrophe pour pouvoir le montrer à Cannes. Vortex s’est fait dans l’urgence, a été monté dans l’urgence, mais je suis très content d’en avoir accouché à ce moment-là, sinon je l’aurais gardé dans un placard pendant un an, or on ne savait même pas si le monde existerait encore en 2022. Depuis longtemps, je voulais faire un long-métrage sur l’histoire d’un vieux couple et la difficulté de survivre à cause de la sénilité, d’un cancer ou de problèmes cardiaques. C’est comme un survival movie, mais dans un contexte tout ce qu’il y a de plus quotidien, citadin et intello. Finalement, l’histoire est très banale, parce que dans toutes les familles il y a des grands-parents ou des parents qui perdent la tête, qui font des crises cardiaques ou des AVC. Je me suis dit : « Comment faire un long-métrage qui ne serait pas un film d’horreur psychologique, mais d’horreur existentielle où, à la fin, la chair, le cerveau et le passé se décomposent tous en même temps ? ».
Tu as toi-même échappé de peu à la mort suite à une hémorragie cérébrale, fin décembre 2019, dont tu es miraculeusement sorti sain et sauf après plusieurs semaines d’hospitalisation. Peux-tu revenir sur cet épisode de ta vie ?
Juste avant de faire une hémorragie cérébrale, tu as la sensation d’avoir pris du poppers. Ton cœur bat fort, d’un coup tu entends une toute petite explosion dans ton cerveau et après, t’es sonné. J’ai eu très peur et quand je m’en suis remis, je me suis dit que j’avais eu de la chance. Ça m’a appris l’humilité. La première chose qu’on m’a demandée après mon hémorragie, c’était d’arrêter la cigarette. Il m’est arrivé de prendre de l’ecstasy de temps en temps, bien que je n’aie jamais été un gros consommateur de produits chimiques, mais j’ai totalement arrêté. Je ne bois plus que de la bière ou du vin à petites doses et environ une fois toutes les trois semaines, je prends un shot de vodka. Je n’ai pas envie de me retrouver à nouveau dans une situation aussi embarrassante et douloureuse, parce que ça fait hyper mal, t’as l’impression que la bataille de Verdun se déroule dans ton cerveau 24h/24, pendant trois semaines. Je ne pensais pas qu’il était possible d’avoir des migraines pareilles et la morphine permettait à peine de calmer le bruit des explosions. Depuis longtemps, je me disais qu’il y avait une drogue que je n’avais pas encore essayée, et c’était celle-là. À l’hôpital, j’avais accès à une perfusion, il me suffisait d’appuyer sur un bouton et la morphine m’envoyait sur un petit nuage.
Il était tout le temps à ta disposition ?
Ouais, mais c’est plafonné. Ça ressemble à de l’opium à hautes doses. Une semaine après le début de mon hémorragie cérébrale, Gravity, un film que j’adore, passait sur une petite télé à l’autre bout de la chambre. J’étais tellement défoncé à la morphine que j’avais l’impression d’être dans une petite capsule qui tournait autour de l’écran. C’était une expérience beaucoup plus psychédélique que toutes les fois précédentes où je l’avais vu en 3D, au Pathé Wepler ou ailleurs. J’étais heureux.
Pour revenir à Vortex, bien que ce long-métrage soit très différent de tes précédents – en raison de sa lenteur narrative, notamment, qui est un parti pris pleinement assumé –, on y retrouve les obsessions qui sont au cœur de ta filmographie, notamment les errances mentales, l’entropie, l’instinct de survie et la mort.
Certains de mes films sont toutefois plus nihilistes que d’autres, comme Enter the Void et celui-ci. Le nihilisme, c’est presque un genre cinématographique en soi. À la fin de Vortex, tu as le sentiment que la vie t’a été donnée pour être presque automatiquement effacée. Tout ce à quoi tu as cru finit dans une poubelle. Je n’avais pas envie de faire de Vortex un long-métrage provocateur ou humoristique. J’ai toujours dit qu’un jour, je ferais un film sérieux. Dans Vortex, Dario dit : « La vie, c’est un rêve dans un rêve. » C’est lui qui a eu l’idée de dire ça et je me retrouve dans la philosophie de cette phrase. Ce rêve qu’on appelle « existence » est tellement futile qu’il ne faut même pas se demander s’il y a une vie après la mort ; il faut surtout se demander s’il y a vraiment une vie avant elle.
Vortex, de Gaspar Noé. À gauche : Françoise Lebrun. À droite : Alex Lutz.
Au-delà d’improviser, Dario Argento a également influé sur le scénario du film. Il t’a notamment dit qu’il souhaitait que son personnage ait une maîtresse.
J’étais allé voir Dario à Rome pour lui proposer de jouer le rôle principal masculin. Il m’a dit: « Mais moi je suis jeune! », ce à quoi j’avais répondu qu’il avait quand même 80 ans et il a insisté : « Mais je parais plus jeune, et je ne suis pas du tout sénile, j’ai la pêche, je vais réaliser de nouveaux longs-métrages. Je ne veux pas jouer dans un film sur une fin de vie, pourquoi tu me veux moi ? ». Je lui ai dit : « Mais parce que t’es charismatique, et on va s’amuser. » Je le connais depuis longtemps, je l’ai toujours trouvé hyper sympathique et je voulais que les futurs spectateurs du film aient envie de prendre les deux personnages principaux dans leurs bras. J’ai aussi proposé à Dario qu’on choisisse la profession de son personnage ensemble. On avait déjà parlé du fait qu’il pourrait être critique de cinéma, parce que c’était son métier avant de devenir réalisateur. Puis sa fille, Asia, m’a appelé le soir même et m’a dit : « Mon père serait d’accord pour jouer dans le film, mais il veut que son personnage ait une maîtresse. » Il tenait à ce que son personnage ait une vie plus complexe, qu’il ne soit pas simplement quelqu’un dont la vie est liée à celle de sa femme, comme c’était écrit dans la première version du scénario. J’ai trouvé que c’était une bonne idée. À peine arrivé, il a essayé différentes tenues et la costumière était plus jeune que lui. Il a dit : « Tiens, ça pourrait être elle. » Elle a accepté de jouer ce petit rôle et tout le monde était content. Même le fils du personnage joué par Dario est au courant de cette liaison et je trouve que ça rajoute de la complexité à l’histoire. Il aime son père et sa mère, mais en même temps, il y a des secrets, comme dans toutes les familles. C’est la realpolitik qui prime.
A-t-il été plus facile de convaincre Françoise Lebrun de jouer dans le film ?
Mon univers n’était pas le sien, mais elle s’est dit : « Au moins, il filme à sa manière, et il filme bien. » Elle avait pré-accepté, pas vraiment grâce aux 10 pages bâclées que j’avais écrites, mais surtout grâce à mes longs-métrages précédents, parce que la meilleure manière de juger un réalisateur c’est de voir ses films antérieurs. Mais elle n’a pas donné d’avis totalement favorable à ma proposition, car son acceptation dépendait du choix de l’acteur qui incarnerait le mari. Si celui-ci ne lui convenait pas, peut-être qu’elle se serait retirée. Françoise Lebrun et Dario Argento ne s’étaient jamais rencontrés, ils ne connaissaient même pas leurs œuvres mutuelles, mais je me suis dit qu’ils pouvaient matcher et qu’ils seraient trop touchants à l’écran. Après avoir présenté Dario à Françoise, elle m’a confirmé qu’elle acceptait le rôle.
« Les films, c’est comme les bébés, ils ont leur personnalité. Je n’ai pas eu d’enfants, mais j’ai fait des longs-métrages, et parfois je me dis : “Ce n’est pas ce que j’avais imaginé au départ, mais le film a sa propre identité, et il faut aller dans ce sens-là.”»
Tu aimes laisser une grande part d’improvisation à tes acteur·rice·s pour les dialogues. Quelles indications leur as-tu données lors du tournage de Vortex ?
Je ne donne pas de texte en général, je laisse les gens faire à leur manière, si la scène est bien on la garde et si ce n’est pas le cas, on la coupe. J’avais déjà beaucoup procédé comme ça lorsque j’avais réalisé Climax; je n’allais pas expliquer aux danseurs comment danser. Pour Vortex, j’ai dit aux trois acteurs principaux d’inventer leur rôle. J’ai juste donné une consigne plus précise à Françoise, dont le personnage est loin de la perception qu’elle a d’elle-même, car elle a évidemment toute sa tête. Elle aime le verbe, le texte, mais je lui ai dit qu’il fallait qu’elle parle avec les yeux, qu’elle bredouille et qu’on ne comprenne pas ce qu’elle dit. Je crois qu’au départ, ça l’a un peu frustrée ou énervée, mais ensuite, elle a totalement admis que c’était ce qu’il fallait faire. C’était une performance d’actrice très différente de celles qu’elle avait faites jusque-là : elle devait marcher à l’instinct, faire comme si elle était défoncée. Elle est fabuleuse dans le film, mais sa performance est à l’opposé de ce qu’elle avait fait dans d’autres longs-métrages, comme La Maman et la Putain, où elle récitait du texte à la virgule près.
Alex Lutz est quant à lui surtout connu comme humoriste, notamment pour son rôle dans la shortcom Catherine et Liliane. Comment as-tu su qu’il serait la bonne personne pour jouer le fils des personnages incarnés par Dario Argento et Françoise Lebrun ?
On m’avait dit du bien de son film Guy [qu’Alex Lutz a réalisé et où il tient le premier rôle, NDLR] et je l’ai découvert dans un avion. Je me suis dit : « Putain, la transformation de ce mec en chanteur de 70 ans est fabuleuse.» Le film est très mélancolique et j’ai ensuite découvert qu’il faisait des sketchs à la télé, mais à l’origine, je ne le connaissais pas comme humoriste. Il s’avère qu’on s’est rencontrés brièvement lors d’une remise de prix. Il m’a dit qu’il adorait ce que je faisais, et je lui ai répondu : « Moi aussi, j’ai adoré le film que t’as réalisé, bravo. » On a échangé nos contacts et longtemps après, quand Dario a accepté le rôle que je lui proposais pour Vortex, je me suis demandé : « Qui pourrait jouer un fils un peu perdu, qui ressemblerait physiquement au père et à la mère? ». Comme Dario a un visage allongé, qu’Alex aussi et qu’en plus, il aime bien se transformer, j’ai décidé de l’appeler. En le revoyant, je l’ai trouvé très doux, brillant et vraiment mélancolique. J’ai vu un spectacle de lui ensuite et quand tu le vois sur scène, tu pisses de rire du début à la fin, mais dans la vraie vie, t’as l’impression qu’il porte le poids de l’existence sur son dos. Je me suis dit : « Voilà, ce sont trois personnes qui ont toute l’intelligence et le talent nécessaires pour interpréter cette famille de façon crédible. » Plein de gens m’ont dit : « On ne dirait pas qu’ils improvisent ou qu’ils récitent un texte, ça ressemble à un documentaire sur une vraie famille.» C’est une réussite pour eux et pour moi, parce que l’artifice se fait oublier. Quand je vais voir des films, dès que je sens le maquillage, la coiffure, un projecteur mal placé et que ça me sort du côté documentaire, je me sens déconnecté. Dans Vortex, la lumière est ultra-réaliste et ils jouent tellement bien que tu n’as même pas l’impression qu’il s’agit d’acteurs. Beaucoup de personnes m’ont dit qu’elles avaient toujours trouvé l’utilisation du split screen artificielle, mais que pour une fois, elles trouvaient que ça coulait de source.
Avec le temps, tu as acquis un statut de réalisateur culte. En as-tu conscience ?
Oui. Où que j’aille, même pour une projection de Vortex, où les personnages ont 80 ans, les salles sont toujours pleines de jeunes de 18 à 25 ans. C’est parce que tous mes derniers films traitaient de gamins qui découvrent le sexe et la défonce. Là, ils doivent se dire que Gaspar Noé plus Dario Argento ça va donner Climax 2, avec des sadiques gantés ou des zombies [rires].
« Je suis un vrai junkie de cinéma, c’est ma principale drogue. »
À propos de Climax, j’ai lu qu’avant de te lancer dans la réalisation du film, tu as assisté pour la première fois à un ball de voguing, en décembre 2017. Comment en avais-tu entendu parler ?
J’avais rencontré une fille qui s’appelle Léa Vlamos trois semaines plus tôt, sur un tournage publicitaire dirigé par Nicolas Winding Refn, pour lequel une chorégraphie avait été préparée. On s’est parlé, elle m’a dit qu’elle faisait du voguing et m’a donné son contact. J’ai ensuite regardé une vidéo dans laquelle elle danse, je ne connaissais pas ce style, j’ai trouvé ça super beau. Et j’ai toujours aimé voir les gens danser. Elle m’a invité à un ball et j’ai proposé à mon directeur de production de venir avec moi. Les danseurs avaient une énergie très joyeuse, j’ai filmé tout ce que j’ai pu avec mon portable et j’ai pris le contact de certaines personnes. Dès la semaine suivante, j’avais envie de les filmer en train de danser, alors j’ai commencé à concevoir l’idée de faire un long-métrage, mais qui serait presque un documentaire. Puis j’ai voulu y intégrer une autre histoire que j’avais en tête et contre toute attente, alors qu’il n’y avait pas de scénario, Arte a investi dans le projet. Le montage financier s’est donc fait rapidement, d’autant que j’avais expliqué que j’allais tourner le film en seulement 15 jours. Climax n’a pas été un énorme succès commercial, mais il est sorti partout dans le monde. Le seul vrai succès commercial que j’ai connu, pour l’instant, c’est Irréversible. Je l’avais pourtant fait en pensant que ça serait un bide, parce que je croyais qu’il serait essentiellement projeté aux séances de minuit.
Je me demandais d’ailleurs s’il avait été difficile de convaincre Monica Bellucci et Vincent Cassel de jouer dans Irréversible, sachant qu’il·elle·s avaient refusé de faire Love, dont tu avais déjà rédigé un petit scénario ?
Sophia Loren avait fait un film avec De Sica, sorti en 1960, qui s’appelait La Ciociara, dans lequel une Italienne se fait violer dans une église, en même temps que sa fille, par des soldats nord-africains. Ça lui a valu l’Oscar de la meilleure actrice, c’était la première fois qu’une étrangère le recevait. Monica Bellucci avait envie de jouer dans Irréversible, d’autant qu’elle venait de tourner dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, où elle apparaissait comme le trophée du film. Elle avait souvent des rôles avant tout liés au désir qu’elle suscitait. Pretty Woman, c’est bien, mais quand tu vois Julia Roberts dans Erin Brockovich, c’est encore mieux. Il y a des rôles où les femmes existent vraiment.
De son côté, Vincent avait vu Seul contre tous et il m’avait déjà dit : « Quand est-ce qu’on fait un film? ». J’étais par ailleurs ami avec Albert Dupontel [qui joue l’ex du personnage incarné par Monica Bellucci dans Irréversible, NDLR]. On était tous libres et on voulait tous faire ce long-métrage. Tout comme Françoise, Dario et Alex étaient libres pour jouer dans Vortex. J’ai souvent fait des films avec des gens qui étaient disponibles pendant un mois et demi ou deux. Irréversible, Climax et Vortex ont par ailleurs été tournés dans l’ordre chronologique, en très peu de temps. Ce sont trois longs-métrages conçus, tournés et montés vite fait.
C’est dommage que tu aies parfois dû passer beaucoup de temps à attendre des financements, sinon tu aurais pu réaliser bien plus de films encore.
Non, parce que le financement pour Irréversible s’est fait en un claquement de doigts.
Je pensais plus à Enter the Void.
Oui, mais c’est aussi parce que le film était long et cher. C’est d’ailleurs mon long-métrage qui a coûté le plus d’argent. C’était un film dans lequel le personnage principal devient un fantôme et je voulais tourner au Japon, ce qui augmentait le risque financier pour les producteurs, donc ils ont eu raison de retarder sa fabrication. Vincent Maraval et les autres producteurs ont été vraiment cool, parce qu’ils m’ont malgré tout laissé le tourner en toute liberté, alors que c’était un vrai pari. J’en ressors gagnant en tant que réalisateur et eux en tant que producteurs artistiques, mais financièrement, ils ont été perdants. Parfois, on dit que le métier de réalisateur est difficile, qu’on peut se faire casser par la presse, mais ils ne te lancent pas des couteaux, au contraire, ils te font exister quand ils parlent de toi en mal. En revanche, quand les gens perdent de l’argent, là, c’est du concret. Avoir de mauvaises critiques, ce n’est pas la fin du monde. En tant que réalisateur, quand je fais un film qui me ressemble, je suis content, c’est mon but ultime. L’important, c’est de pouvoir ensuite le montrer à Cronenberg, à Dario Argento, à mon père, à ma mère. C’est ça mon premier public.
Tu es parfois présenté comme l’enfant terrible du cinéma…
Le tonton terrible maintenant [rires, NDLR].
Haha. Mais du point de vue strictement familial, il ne semble pas que tu te sois construit en opposition au modèle parental ou que tu aies rejeté l’éducation dont t’ont fait don ta mère – qui t’a transmis sa cinéphilie – et ton père – qui est peintre –, bien au contraire.
Quand j’avais 10 ou 11 ans, ma mère m’a emmené voir Les Larmes amères de Petra von Kant, à l’Institut Goethe de Buenos Aires. J’ai découvert ce qu’était une lesbienne en voyant ce film. Ensuite, à peine arrivé en France, à 13 ans, mes parents m’ont amené à une projection de Casanova de Fellini, et le jour de mes 18 ans, ma mère m’a emmené voir Salò ou les 120 journées de Sodome de Pasolini, parce qu’elle considérait qu’il est important de voir ce qu’est la cruauté de l’homme envers l’homme. En France, la paillardise a constitué une forme libertaire, mais mes parents n’ont cependant jamais été là-dedans. Ils n’étaient pas contre la pornographie, mais ils n’étaient pas pour non plus, contrairement aux parents soixante-huitards de certains de mes amis qui défendaient la libération sexuelle. Mes parents n’étaient pas conservateurs, mais même à ce jour, mon père ne comprend pas la pornographie.
« Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de réalisateurs qui ont montré leur sexe en érection, en 3D, au Festival de Cannes, sur le plus grand écran d’Europe. »
Tu as baigné dans la cinéphilie dès ton plus jeune âge, mais tu étais aussi un grand passionné de BD et tu as par ailleurs suivi des études de philosophie. Pourquoi as-tu finalement décidé de te consacrer au septième art ?
J’avais fini l’École Louis-Lumière à 19 ans, parce qu’à l’époque, c’était une formation en deux ans. Je me suis dit que j’étais encore trop jeune pour aller travailler, mais le réalisateur Fernando Solanas m’a proposé d’être son assistant et j’ai finalement bossé pour lui tout en allant en parallèle à la fac de Tolbiac, en face de là où j’habitais, en amateur. Je m’y suis inscrit deux années de suite, mais je ne suivais pas tous les cours et je n’allais pas aux examens. Quant à la BD, c’est un art que j’aime beaucoup, mais c’est quelque chose de très solitaire, tandis que le cinéma est un art collectif, ce qui est beaucoup plus jouissif à tous points de vue. Je ne pourrais pas être écrivain, je ne pourrais pas être seul. Et je suis meilleur pour cadrer avec une caméra plutôt que pour dessiner. Je suis d’ailleurs un vrai junkie de cinéma, c’est ma principale drogue. Je n’ai jamais été accro à la coke ou à quoi que ce soit. Quand je suis dans une situation paralysante, ou déprimé, ou qu’il pleut, il suffit que j’aie une boîte de pois chiches pour déjeuner et je peux enchaîner trois films le même jour. Ça me rend heureux.
À propos de drogues, j’ai appris que tu étais sous MDMA lors du tournage de la scène de fête d’Irréversible.
On était tous défoncés pendant cette scène. Je ne réussissais pas à tenir la caméra, il y avait un escalier à monter et je tombais, donc finalement, je l’ai passée à quelqu’un d’autre. À partir de ce moment-là, je n’ai plus jamais été défoncé sur un plateau. Une fois, j’avais fumé un joint alors que j’étais assistant réalisateur sur un film de Fernando Solanas. Je devais faire un truc tout con : balayer la merde des chiens sur les quais de Seine pour que les gens puissent danser. Mais parfois, quand tu fumes trop, tu deviens paranoïaque et au lieu d’arriver à enlever la merde, je l’étalais, c’est devenu un cauchemar. Je commençais à me dire que les gens allaient glisser. Même un truc tout simple à faire, après avoir terminé un joint, ça devient compliqué. Je me suis dit que je n’en fumerais plus jamais quand je travaille.
Après avoir commencé à travailler pour Fernando Solanas, tu as réalisé des courts-métrages, dont Carne, qui précède ton premier film Seul contre tous. Ils sont tous les deux marqués par leur voix off, qui nous plonge dans le flux de conscience du personnage du boucher (incarné par Philippe Nahon), qui s’enfonce toujours plus dans la haine et le désespoir. Comment as-tu rédigé le texte de ces monologues intérieurs ?
Je me suis dit : « Comment je serais si j’étais un prolo français de 50 ans en état de crise ? ». Dans la plupart de mes films, les gens ne sont pas héroïques. Ce sont tous plus ou moins des losers, sauf dans le dernier, où on a l’impression qu’ils ont mieux réussi leur vie et que c’est la flèche du temps qui les détruit. Mais le personnage de Vincent Cassel dans Irréversible n’est pas héroïque. Celui incarné par Karl Glusman, dans Love, veut faire du cinéma, mais il est très bête dans ses choix. Dans Enter the Void, Oscar fait connerie sur connerie. Mais j’ai plein d’amis losers que j’adore. Quand tes copains ont des accidents de parcours, ça t’apprend à éviter que ça t’arrive à ton tour. Des excès de drogue qui mènent au plus mauvais port, des relations d’amour toxiques ou des enfants accidentels qui changent des vies, j’en ai vu partout autour de moi. Mes films illustrent les erreurs que des copains ont commises. J’avais d’ailleurs aussi essayé de mettre plus de voix off sur Enter the Void, mais ça n’avait pas marché. Je ne sais pas si c’est à cause du timbre de voix de Nathaniel Brown [l’acteur qui joue le personnage principal, Oscar, NDLR] ou du fait que je n’étais pas assez inspiré au niveau du montage son. On avait enregistré pas mal de trucs et finalement, je les ai enlevés parce que je me suis rendu compte que ça ne marchait pas. Parfois, j’ai tourné des plans séquences, puis j’ai pris conscience que ça ne fonctionnait pas et donc j’ai coupé. Il fallait remettre en cause le concept. Les films, c’est comme les bébés, ils ont leur personnalité. Je n’ai pas eu d’enfants, mais j’ai fait des longs-métrages, et parfois je me dis: « Ce n’est pas ce que j’avais imaginé au départ, mais le film a sa propre identité, et il faut aller dans ce sens-là. » Avec Philippe Nahon, quand on a fait Carne, j’avais écrit des dialogues, mais ensuite, dès mes premiers longs-métrages, je me suis aussi rendu compte que c’était beaucoup plus drôle de laisser les gens exister devant la caméra et de ne pas leur donner un texte rapporté qui vient de ton propre vocabulaire et système de pensée. Plus tu lâches du lest avec les gens que tu as choisis pour être filmés, plus c’est touchant.