Bambi : « J’étais décidée à vivre habillée en femme »
Née dans un corpsde garçon en 1935,Marie-PierrePruvot – mieux connue sousson nom de scène, Bambi – a mené uneexistencepourlemoinshorsducommun,qui l’a menée d’unecommune du nordde l’Algérie auxmythiquescabaretsparisiensMadame Arthur et Le Carrousel,qu’elle a finalementquittés pour devenir professeure de françaispuisseconsacrer à l’écriture. Danscetteinterviewsignée parlameneusederevueAllanahStarr,ellerevientsur son prodigieuxparcours,quiafait d’elleunepionnièreetunmodèle pour plusieursgénérationsdepersonnestrans.
C’étaiten1994.Jevenaistoutjusted’emménagerdans mon propre studio,à Miami Beach. Mes parents ayant refuséquej’intègreuneécoledethéâtreaprèsle lycée, je me suis tournée, plutôt parhasard,versuneformationdedeuxansenmerchandisingdemode.Maisaprèsl’obtention de mon diplôme, les choses nese sont pas exactement déroulées commeprévu.Parunaudacieuxhasarddelavie,j’aifiniparmontersurscènemalgrétout,maispourfairedudrag.Entantquenouvelledrag-queen de la scène underground du club deSouth Beach, alors en plein essor, je passaisbeaucoup de temps à préparer mes lookspourimpressionnerlegratindesnightclubs.
Malgré mon petit budget, j’assouvissais mes désirs vestimentaires en fouillant dans les friperies,àuneépoqueoùonpouvaitencoretrouverdespiècesincroyablespourtrèspeud’argent.À quelques rues de ma nouvelle adresse, j’avais découvert une petite boutique solidaire danslaquellejemerendaisrégulièrementpourtenterd’yfairedebonnesaffaires.Parunaprès-midid’étéparticulièrement humide, j’y suis allée, mais n’y trouvant rien d’éblouissant, j’ai décidé de parcourirles étagères en bois sur lesquelles étaient disposés des bibelots et des livres. Mon œil s’estimmédiatement posé sur ce qui semblait être un magazine vintage de photos de drag queens.Durantcetteépoquepré-Internet,l’informationsurdetelssujetsétaittrèsdifficileàtrouver,alorsjen’aipashésitéàl’acheterpourdeuxdollars,avantdepoursuivremonaprès-midishopping.
Certains moments de ma vie ont eu un tel impact visuel qu’ils resteront à jamais gravés dans mamémoire.Jemesouviens,enrentrantchezmoi,avoirposémessacsetm’êtredépêchéed’ouvrircenouveautrésor.Ensilence,tandisquelaclimatisationbourdonnait,jemesuisassisesurmonfuton(monappartementn’étaitpasmeublé),éclairéeparuneampoulenueextrêmementlumineuse.Etalorsquejecommençaisàtournerlespages,jefusstupéfaiteparl’extraordinaireimageriequidéfilaitsousmesyeux.Ellemettaitenscènedesphotosglamouretcandidesdes«travestis»descabaretsparisiensdesannées1950,engroupeousurscène.J’étaistoutsimplementabasourdie.Quiétaientcescréatures ?Commentavaient-ellespuexisteràcetteépoque ?Commentfaisaient-ellespourêtresi belles ? Pour avoir de la poitrine ? Tandis qu’un tas de questions fusaient dans mon esprit, j’aicontinué à tourner les pages et suis tombée sur une magnifique blonde ressemblant à une déesseéthéréeducinémahollywoodien,quelalégendedésignaitsimplementcommeétant«Bambi».
Bambi : Veste, pantalon et chemise, Gucci. Chaussures, Abra. Boucles d’oreilles, Alan Crocetti.
Leprocessusdetransitionestuniquepourchaquepersonne.Lesgensmedemandentsouvent: « Quand as-tu compris que tu étais trans ?», comme s’il s’agissait d’une sorte d’épiphanie lors delaquelle, soudainement,touts’éclairaitcommeauthéâtre,qu’uneclochesonnait,qu’unhalodelumièreapparaissaitetquevousdéclariez:«JESUISUNEFEMME.»Matransitionaétéunvoyagebrumeux. Lors d’un autre moment visuellement marquant de ma vie, j’ai vu de belles femmes trans,dansdesvidéosdeconcoursdebeautéaméricains,quim’ontpermisderéaliserquec’étaitpossibleetqueçameconcernaitpeut-êtreaussi.
Desannéesaprèsmatransition,jem’interrogeaisencoresurlesbellesParisiennesdecetterevue. Avec l’avènement d’Internet, j’étais désormais capable d’en découvrir un peu plus surCoccinelle, Bambi et certaines de ces femmes trans pionnières. Des années plus tard, la vie m’aconduiteàParisetaucabaret.J’airencontréGaliaSalimo,uneshowgirltranslégendaire,personnalitédelanuit,actrice,etauteure.GaliaappartientàlagénérationquiasuccédéàcelledeBambietc’estelle qui m’a initiée à cette incroyable histoire. Sachant que j’étais fascinée par ces femmes qu’elleconnaissait personnellement, elle m’a invitée à l’inauguration de la promenade Coccinelle, en 2017 ;lavilledeParisayantdécidéd’honorerJacquelineCharlotteDufresnoy,plusconnuesoussonnomdescèneCoccinelle.L’événements’estdéroulésurleboulevarddeClichy,oùelleavaitcommencésacarrière–aucabaretMadameArthur–avantdedevenirunestarinternationaleet une figure marquante de l’histoire. Mademoiselle Coccinelle a ouvert la voie à plusieursgénérationsdefemmestransetaétél’unedespremièrespersonnesàbénéficierdelatechniquemodernedechirurgiederéattributionsexuelledéveloppéeparledocteurGeorgesBurou,auMaroc,etencoreutiliséeaujourd’hui.Elleestmalheureusementdécédéeen2006,maisBambi,saprocheamie,étaitlàpourfairevivresamémoire.
C’était un jour de mai venteux. À mon arrivée, j’ai rejoint Galia au sein de la foule qui s’était constituée.Assise sous la tonnelle face aux personnes venues prendre la parole, j’aperçus pour la première foisBambiqui,installéesurunechaise,avaitl’aird’unegrandedame.Lapremièrechoseàlaquellej’aipensé,c’estàquelpointelleétaitbelleetcommeelleavaitl’airéternelle!Àl’époque,jenemaîtrisaispaslefrançaisaussibienqu’aujourd’huietjen’aipascomprisgrand-choseàtoutcequiaétédit,maiscelan’avait pas d’importance. J’avais déjà beaucoup de chance d’être là pour rendre hommage à cette femmequi a posé la première pierre de la communauté à laquelle j’appartiens aujourd’hui. Dès la fin de lacérémonie, il a commencé à pleuvoir, et nous sommes tous·tes allé·e·s chez Madame Arthur. Pourl’occasion, Bambi allait s’y produire, sur la même scène que celle où elle avait fait ses débuts, 60 ans plustôt. J’attendais patiemment, en discutant avec un ami près de l’entrée, quand soudain, Bambi estréapparue complètement transformée, dans une longue robe noire brodée de sequins, avec un trèsbeaumaquillageetunecoiffuredigned’unestarducinémadesannées1930.Éblouie,j’aicouruverselleetluiaidit:«Vousêtesbelle,Mademoiselle.»Ellem’aremerciéeetnousavonsprisunephotoensemble.Quand elle est montée sur scène, j’ai eu l’impression d’être transportée dans une autre époque. Elle avait82ans,maissonapparence,samanièredechanteretdesemouvoir,lesgestesdesesmainsetlafaçondont elle se connectait au public à travers son regard sensuel et son sourire coquin faisaient de cetteperformanceunemasterclasssurl’artdesemettreenscènedansuncabaret.Aprèsavoirfaitpartdemon admiration à Galia, cette dernière a eu la gentillesse de m’inviter à dîner chez Bambi et la suite n’aétéquepurcoupdudestin.
Bambi : Veste et pantalon, Sankuanz. Chaussures, Abra. Gants, Vintage.
Bambi est depuis devenue une amie chère et une professeure ; je vénère profondément saprésence et son savoir. Bien qu’elle soit extrêmement humble à ce sujet, elle a eu une vie extraordinaire.Femme trans pionnière, meneuse de revue, enseignante, auteure : ses accomplissements ont éténombreux,etsontloindeselimiteràcetteliste.Elleadesanecdotesextraordinairesetpeutraconterdes histoires que très peu de personnes sont encore là pour transmettre. Elle est chaleureuse etgénéreuse, pleine d’humour et son rire inoubliable est contagieux. Marie-Pierre Pruvot, égalementconnue sous le nom de Bambi, incarne la volonté de survivre et le pouvoir de la résilience. Unecombinaisonquivousaideàtrouverlecouraged’assumerquivousêtessansavoiràvousenexcuseretde créer votre propre réalité dans un monde souvent impitoyable. Pour faire court, elle est et demeureratoujoursuneicône.
ALLANAH STARR : Lorsque je t’ai rencontrée pour la première fois, je me souviens avoir été en admirationdevant toi. J’ai eu l’honneur d’assister à ton retour sur la scène du cabaret Madame Arthur, où tu asdébuté.Taperformancem’avraimentbouleversée.Lethèmedecenumérod’Antidoteétant«Persona»,jevoulaistedemander:est-cequecettecréaturescénique–àlaquelletuasdonnélenomdeBambi–arefaitsurfacenaturellement? BAMBI : La première fois que je suis montée sur scène, j’avais 18 ans. La patronne m’a tirée par la mainet j’ai commencé à chanter alors que le pianiste jouait encore l’introduction. Après avoir quitté LeCarrousel,jenesuispasremontéesurscènependant35ans!Etpuisunjour,àl’occasiondelasortiedemonautobiographie,Hervé,duTango[unclubLGBTQI+àParis,NDLR],m’adit:«Onvafaireunspectaclepourtoi,ettuchanterasunechanson.»J’aiacceptéparcuriosité,pourvoircequeçameferaitderemontersurscène.Etquandc’estarrivé,j’aioubliéces35années.Àchaquefoisquejesuisremontéesurscèneensuite,c’étaitcommesic’étaithier.Saufunefois,auDivandumonde.Magorges’estnouée,j’avaisletrac,c’étaitaffreux.Jemesuistrompéedanslesparolesetjemesuisditquec’étaitlafoisdetrop.
« On apprenait vite dans les loges car tout le mondeseregardaitetonsedisait:“Qu’est-cequetuesmoche aujourd’hui!”.Çamarchaitaufouetentrenous, onsecritiquaitetc’étaittrèsefficace. »
Lorsque tu y performais, Le Carrousel sevantait de collaborer avec «les plusbeauxtravestis dumonde». Les mots«transexuel·le»ou«transgenre»n’existaientpasencore.Est-cequelesfemmes transcommetois’identifiaientàcetermede«travesti»? Onétaittoutesdestravestisauxyeuxdupublic.Àmesdébuts,chezMadameArthur,onétaittrèspeuàsesentirfemme.IlyavaitCoccinelle,Capucineetmoi.EtauCarrousel,iln’yavaitquedeshommesquisetravestissaientenfemme.MaisavecCapucine,onnedisaitpasqu’onétaitdes«travestis».Ondisait: «Onestdesfemmes!».Lesautresnousrépondaient:«Sivousêtesdesfemmes,vousn’avezrienàfaireici.»C’étaitvrai.C’étaitdelaconcurrencedéloyale[rires,NDLR].Et«transgenre»,«transsexuel»,cesontdesmotsqu’onneconnaissaitpas.
Tesouviens-tudelapremièrefoisoùtuasentenducesmots? Oui,c’étaitilyalongtemps.UnecamaradeduCarrouselnousavaitracontédansleslogesqu’undocteurluiavaitditquenousn’étionspasdes«travestis»maisdes«transexuelles».Ons’estdit:«Queldrôledemot ! », mais ça n’a rien changé pour nous. La phrase « Les plus beaux travestis du monde, 100 millionsdecostumes»surlesaffichesdestournéesesttoujoursrestée.
Bambi : Robe, Gauchère. Col roulé, Balenciaga. Chaussures, Christian Louboutin. Boucles d’oreilles, Saint Laurent.
Après 20 ans au Carrousel, ta passion pour la littérature t’aconduiteàchangerdecarrièrepourdevenirprofesseuredelittératureetécrivaine.Pourquoicerevirement? Ma mère me disait toujours : « La jeunesse, c’estbienbeau,maisçapassevite.»Alorsj’aicommencéàréfléchir,parcequejenevoulaispasdevenirunevieilleperformeusequifaitducomique.Puisilyaeu Mai 68, je me suis dit que j’avais besoin d’unelicenceetj’aitéléphonéàlaSorbonne.J’aidemandécommentjepouvaisintégrerlafac,onm’aréponduqu’ilsuffisaitd’avoirlebac.Maisjenel’avaispas.Alorsjel’aipasséen1969,à33ans.Jesuisentréeà la Sorbonne, j’y ai fait trois années de licenceavant de rédiger un mémoire sur les critiqueslittérairesetdepasserleCapes.Pendantcescinqannées, en parallèle de mes études le jour, jeperformais le soir au Carrousel et chez MadameArthur.C’étaittrèsfatigant.
Commentes-tuparvenueàt’adapteràtonnouveau métierd’enseignante? Lapremièrefoisquejesuisentréedansunesalledeclasse, je me suis demandé s’il y avait un pointcommunentrecemomentetceluioùl’onentresurscène.Etoui:situentresdansuneclasse,commesurunescène,quetoutlemondeteregardeet quepersonneneparle,c’estgagné.Évidemment,s’adresseràdesgensforcé·e·sdet’écouter ouàdesgensquiontpayé pour venir te voirsontdeuxchosesdifférentes, mais il y adespointscommuns. On prépare ses courscommeonprépareunnuméro,onajustesa gestuelle…
Tu es née en Algérie, en 1935. Qu’est-ce qui t’a faitréaliser que tu pouvais vivre en étant la personne que tuétaisaufonddetoi? J’enavaistoujoursrêvé.Maisjen’aisuqu’àl’âgede 16 ans que c’était possible, lorsque j’ai vu lespectacleduCarrousel,avecCoccinelleàl’affiche,au Casino de la Corniche, à Alger. Quand je l’ai vue,je me suis dit : « Si elle le fait, moi aussi je vais lefaire. » Un beau jour, j’ai donc enfilé une robe et jeme suis maquillée. Mais un ami est entré dans machambre, m’a vue et m’a dit : « C’est affreux, tu terendscomptedecequetufais?Tunepourraspasvivre comme ça ! ». J’ai pleuré et il est parti en meregardant comme si j’étais folle. C’est là que je mesuisdit:«C’estfini,jen’airienàfaireici!».Alorsj’aifaitmavalise,enpleinenuit. Ma mère savait que je connaissais un journalistecélèbreàAlger,jeluiaiditqu’ilpartaitpourParisetqu’ilm’yemmenaitpourêtresecrétaire.Unefoissurplace,j’aidemandéàuntaxidem’amenerauCarrousel,40,rueduColisée.Lesoir,jesuisallée voirlepatron.Ilm’ademandésijesavaischanteroudanser, mais je ne savais faire ni l’un ni l’autre.J’avais17ans.Ilm’aditqu’ilfallaitqu’ildemandel’autorisationàlapolicepourmelaissertravailleretquejedevaisécrireàmamèrepourluidemanderdem’autoriseràtravaillerchezMadameArthur,enluiexpliquantcequec’était.Jeluiaitoutdesuiteenvoyéunelettre.Quandjesuisrevenuelevoir,ilm’a dit que la police était d’accord à condition quej’attende d’avoir 18 ans et que j’obtienne uneémancipation de ma mère. On était majeur·e·s à 21ans à l’époque. Quand elle a reçu ma lettre, mamèrem’adit:«Rentreimmédiatement!»[rires,NDLR].J’aiobéietons’estexpliquées.Jeluiaiditque j’étais décidée à vivre habillée en femme.Nousavonsconvenuquecen’étaitpaspossibleoù nous vivions en Algérie, aux Issers, et qu’ellem’émanciperaitàmes18anspourquejepuisse retourneràParis.
En arrivant à Paris, as-tu tout de suite trouvé ce qu’onappelleraitaujourd’huiune«communautéLGBTQI+»? Non, il n’y en avaitpas. Quand jesuisarrivée, Coccinelleétaitentournéemaisil yavaitCapucine,qui a le même âge quemoi. Nous sommesimmédiatement devenuescommedeuxsœurs.
AvantLeCarrousel,tuascommencéchezMadameArthur.Pourquoi? On commence presquetoujourschezMadameArthur. C’est une école. C’était vraimentuncabaretmontmartrois,avecunedimensioncomique,tandisqueLeCarrouselc’étaittrèssnob,très bourgeois. Pour les étranger·ère·s qui venaientàParisàcetteépoque,ilfallaitallerauLidoetauCarrousel. Madame Arthur, c’était beaucoup plusfrançais. La clientèle était composée de petit·e·scommerçant·e·s. C’était l’après-guerre, ils·elles n’avaient pas la télévision et avaient souffert.Ils·Elles avaient envie de s’amuser, de rire. Onapprenaitvitedansleslogescartoutlemondeseregardaitetonsedisait :« Qu’est-ce que tu esmoche aujourd’hui ! ». Ça marchait au fouet entrenous,onsecritiquaitetc’étaittrèsefficace. Capucine et moi, on voulait travailler au Carrousel,mais en 1954, il y a eu un décret de police et il adû fermer. Madame Arthur est resté ouvert, maison n’avait plus le droit de mettre de perruques, defauxseinsnidetalons.C’étaitimpossibledefairedesrevuesdetravesti.Alorslapatronnem’aenvoyée en tournée en Afrique du Nord. Je suisretournéeàAlger,auCasinodelaCorniche. Ma mère est venue me voir avec sa nièce et la maîtresse de mon oncle, Rosette. Et quand je suis revenue à Paris, les perruques avaient été remplacées par du raphia et des bigoudis. Les travestis marchaient sur la pointe des pieds. On était plus malignes que la police. Le patron m’a demandé de remettre des robes et comme la police n’a rien dit, tout le monde a fait la même chose.
Coccinelleajouéunrôlemajeurdanstavie.Commentest-elledevenueunmentorpourtoi? Quandjel’aivuepourlapremièrefois,lorsdesonspectacleauCasino,àAlger,onnes’estpasparlé.Elle avait déjà du prestige. Mais lors de ma première année chez Madame Arthur, elle a fait unepause dans sa tournée et est venue me voir. Quand on m’a dit qu’elle était là, je me suis dit : « MonDieu!».J’avaisle trac.Surscène, j’aitoutfait pournepas croisersonregard. Àla finduspectacle,elleestvenuedanslapetitelogequejepartageaisavecCapucineetlesvieilles,quiavaient40ans[rires, NDLR]. Elle était magnifique. Elle s’est assise à côté de moi et m’a dit : « Bonjour, je suisCoccinelle. » Comme si je ne le savais pas! Je lui ai tendu la main et elle a poursuivi : « Vous êtesbelle.Enscène,uneapparition!».Jecroyaisrêver!Jel’airevuequelquesmoisplustard,auCarrousel,lorsd’unspectacledontelleétaitlavedette.Etpuisunbeaujour,danslaloge,ellem’adit:«Tunevoudrais pas habiter avec moi? Ça ne te coûtera rien, tu seras nourrie et logée. Viens chez moiaprès le spectacle, il y aura Capucine, on va boire du vin, manger du fromage… ». J’y suis allée àplusieursreprisesetellem’aditquejepouvaisresterdormir.Capucineluiademandéoùetellearépondu:«Avecmoi,danslelit!».Alorsonafaitça,maisCapucine,quidormaitdanslecanapé,n’apassupportéetelleestpartie.JesuisrestéeseuleavecCoccinelle.Onavécucommeçatoutelasaison,puisonestpartiesensembleentournéeenAfriqueduNord.Monnométaitécritengrandsurl’affiche,danslamêmetaillequeceluideCoccinelle.
À l’époque, des personnes trans résidant dans d’autres pays avaient déjà été opérées, comme la DanoiseLiliElbeoul’AméricaineChristineJorgensen.Maisj’ail’impressionquec’estParisquiaaccueillilapremièrevraiecommunautétrans,auseindelaquelleons’entraidait.Vousétiezdespionnières… IlyavaitaussiMichel-MariePoulain,unepeintrecélèbrequiapubliéunlivreintituléJ’aichoisimonsexe,en1954.Coccinelleétaitaufaitdetoutesceschosesmaisellesedisaitquec’étaittroptôt,que ce n’était pas pour nous. Michel-Marie Poulain, Christine Jorgensen, Lili Elbe… Ces gens seconsidéraient comme des exceptions absolues. Nous, au Carrousel, avec Coccinelle, Capucine etd’autres,onformaitunecommunauté.
Qu’est-cequiafaitchangerCoccinelled’avis? ElleétaitentournéeàNice,oùellearencontréunejeunefille,sursonVespa,quis’estarrêtéeàcôtéd’elleetluiadit:«PardonMadame,vousêtesCoccinelle?Jesuisunpetitgarçonetjesuiscommevous. » L’année suivante, elle a de nouveau rencontré Coccinelle et lui a dit : « Vous ne mereconnaissezpas?JesuisJenny,ons’estrencontréesàNice,j’étaissurmonVespa.»Coccinelleluia répondu : « Oui, je me souviens. Mais vous êtes complètement transformée ! ». Et Jenny lui aannoncé qu’elle s’était faite opérer par un médecin, à Casablanca [le docteur Georges Burou,NDLR]. Il avait inventé une technique permettant de n’avoir recours qu’à une seule opération. Avant,il fallait en faire une première, puis une autre, six mois après, puis encore une autre… C’est commeçaqueLiliElbeestmorte,aprèssacinquièmeopération.Coccinellen’encroyaitpassesyeux,ellea pris rendez-vous immédiatement. Mais comme elle avait peur, elle a demandé à Pamela del’accompagner,etdesefaireopérerenpremier[rires,NDLR].Lelendemain,voyantqu’elleétaitbienvivante,ellel’afaitàsontour.Çam’afaitréfléchir,puisj’ysuisalléeaussi.
Commentas-tuvécucetteopération? J’étaisàlafoissoulagéeetembarrassée.Unami,quej’avaisconnuauCarrousel,étaittombéamoureuxdemoi.Ilm’avaitacceptéeetm’aimaittelle que j’étais. Il ne voulait pas que je change.Quand je suis partie pour me faire opérer, je savaisqu’on se séparerait, mais j’y suis allée malgré lui. Ilfallait que je pense à moi. Quand il m’a retrouvée,troissemainesaprès,ilapleuré.Etpuisjeluiaidit: «Écoute,situn’espascontent,tunemetoucherasplus.»Peuàpeu,ils’yestfait.Onavécuplusde10ansensemble,puisjesuispartie.L’amour,ças’use.
À l’époque, en France, il était également possibled’obtenirdeshormonessansprescription.Coccinelleaété l’une des premières à franchir le pas. Comment enavait-elleentenduparler? Oui,ças’achetaitcommedel’huileouduvinaigre.Ilsuffisaitd’entrerdansunepharmaciepourdemander une boîte d’Ovocycline. Un beau jour,avant son opération, Coccinelle, qui vivait déjàhabillée en femme, était dans le train pour Parisavecunautretravesti.Ellesrentraientd’unetournéeetunedames’estinstalléedansleurcompartiment.Elle était baraquée et faisait bien 1,80 m. EtCoccinelle, qui était moqueuse au possible, setournaitversl’autretravestienfaisantdesimitations.Ladamenedisaitrien,maiscomprenaitbienqu’onsemoquaitd’elle.Coccinellevoulaits’amuser,maisn’arrivaitpasàlafaireparler.Alorselleasortiundesesfauxseinspours’éventeravec.Ladamesouriait,çaénervaitCoccinelle,alorselleasortiledeuxièmefauxsein[rires,NDLR].Etladameluiadit:«Çanevous plairait pas d’en avoir des vrais ?».AlorsCoccinelleluiarépondu:«Ah,sivoussaviez!».Etladame lui a dit : « Je sais que vous êtes Coccinelle,vousêtestrèsjolie.Jesuiscommevousetj’aiobtenu des seins, regardez. » Elle lui a montré sesseins et Coccinelle n’en a pas cru ses yeux, pourelle,c’étaitimpossible.Alorsellessontalléesauxtoilettespourvoircesvraisseinsdeplusprèsetladame leur a expliqué que c’était grâce à la prised’hormones. C’est comme ça que Coccinelle acommencé à en prendre. Et cette femme, c’étaitMarie-AndréeSchwindenhammer.
Bambi : Robe, boucles d’oreilles et bracelet, Saint Laurent. Lunettes, Balenciaga.
Peux-tunousparlerdecettefameuseMarie-Andrée ?Sonhistoireestincroyable… Marie-AndréeSchwindenhammeradeuxhistoires.Une vraie… et une fausse [rires, NDLR]! Elle étaitmariée, avait des enfants et racontait que pendantla guerre, des nazis l’avaient internée dans uncampdeconcentrationenAlsacepourfairedesexpériencessurelleavecdeshormones.Elledisaitqu’elle avait donc fini par se rendre à la préfecturedepoliceetqu’onluiavaitremisuneautorisationdes’habillerenfemme,étantdonnéqu’elleavaitétévictimedel’oppresseurnazi.Enréalité,c’estelle qui a commencé à prendre des hormones. Etçaafaitscandaleaupointqu’elleaétédéchuede sa paternité. Elle n’a plus eu le droit de voir sesenfants. Une fois, elle m’a dit : « Je vais te donner l’adressed’undocteurquidiraquetuasdesovaires,commeçatupourrastoiaussialleràlapréfecturepourdemander l’autorisation de t’habiller en femme.» Jesuisalléechezcettemédecin,quim’ademandédeme mettre en culotte et en soutien-gorge, a attrapéunependule,l’afaittournerau-dessusdemoncorpset m’a fait une attestation disant que j’avais desovaires[rires,NDLR]!Maisjene l’aijamaisutilisée,j’avaishonte.Marie-Andréeenétaittrèsfâchée,ellenecomprenaitpasquejen’utilisepascepapier.
Elle a aussi fondé l’une des premières associationstransdumonde. Oui, l’Association des malades hormonaux. Ellem’avaitdemandéd’enfairepartie,maisjeluiaiditqu’elle était folle. Je n’étais pas « malade », et je nevoulaispasêtreconsidéréecommetelle.J’aitoujours refusé d’en être membre. Pour Coccinelleou Capucine, il n’en était pas question non plus.Mais elle avait réussi à faire en sorte que lesmembresdecetteassociationobtiennentunecarte qui était une imitation de la carte d’identité,approuvée par la police. Elle pouvait être utiliséecommepapierd’identité.Jenesaispascommentelle s’était arrangée, mais c’était formidable pourcertaines!
« Le chef de la brigade mondaine m’a dit : « Si on te prend en ponette », ce qui voulait dire en femme, « on te renvoie dans ton pays ! ». Je n’ai pas répondu, mais mon pays, c’était la France…»
Oui, car à cette période, en France, s’habiller d’unemanièrejugéecontraireausexeassignéàlanaissanceétait illégal. Comment cela se passait pour toi ? As-tudéjàeudesproblèmes ? Moi,jenesortaispas.J’allaischezMadameArthur en voiture, donc je n’ai jamais été ramasséepar la police. Mais ceux·celles qui l’étaient sefaisaientemmenerauposte,yrestaient10heures,etavaientunecontravention. Unefois,avecCapucine,pendantl’hiver1964,onétait parties à pied de Pigalle pour aller dormirdans sa chambre de bonne, au dernier étage d’unimmeubleprèsdelatourEiffel.Unefoisarrivées,ons’estcouchées,ettoutd’uncouponaentenduquelqu’un toquer à la porte et dire : « Ouvre-moi,c’estAndré!».MaisCapucineneconnaissaitpasd’André.Dixminutesplustard,ontoquaitànouveau,maiscettefoisc’étaitunnouveauprénom qui était annoncé. Puis les pas se sontéloignés, se sont rapprochés à nouveau, et ons’estmisàtambourineràlaporte :« Police,ouvrez ! ». Ils sont entrés comme des fous, danscette toute petite chambre où on dormait l’unecontre l’autre. Ils nous ont demandé nos papiersetdelessuivre.Onacomparuséparémentdevantle chef de la brigade mondaine [ancien nom de laBrigade de répression du proxénétisme, NDLR]. Ilétait affreux, donnait des coups de poing sur sonbureau. Il a dit à Capucine : « Mais qu’est-ce quefaittonpèreavecungossepareil!Àsaplace, jetebuterais!».Àmoi,ilm’adit:«Sionteprendenponette»,cequivoulaitdireenfemme,«onterenvoiedanstonpays!».Jen’aipasrépondu,maismonpays,c’étaitlaFrance…
Tu as vécu toute une partie de ta vie sans révéler ton identité trans. Aux États-Unis, onappelle ça « living in stealth ». Comment était-ce pour toi de passer de cette personaouvertementtrans,entantqueperformeusedecabaret,àcettepersonnediscrètequetuétaisdanslecadredetanouvellecarrièred’enseignante?Étais-tustresséeàl’idéequequelqu’unpuissedécouvrirtonidentitéettonpassé? Pendant mes cinq années à la Sorbonne, j’avais déjà deux personnalités biendifférentes. L’une pour la scène, l’autre, étudiante, essayant de faire jeune. Jem’habillaiscommesij’avais20ansalorsquej’enavaisplusde30.Jenesaispassi les gens s’en rendaient compte. On me trouvait originale, un peu exubérante.ArrivéeàCherbourg[Bambiyadébutésacarrièred’enseignante,NDLR],j’avaistoujourspeurqu’onmereconnaisse.Danslacourderécréationj’avaisl’impressiond’entendre«Bambi»partout.
Tuasensuitedécidéderacontertonhistoire,defaireuncomingoutpublic.Pourquoi? Jen’avaispasl’intentiondechangerdevie,maisjevoulaisdevenirécrivaine,j’en avais toujours rêvé. J’ai donc écrit un livre sous le pseudonyme Marie-PierYsser. Et puis un jour, Galia a montré ce livre à l’une de ses amies, qui lui a ditqu’elle aimerait bien rencontrer son auteure. Galia m’a alors écrit qu’unecertaine Monique Nemer voulait me rencontrer. Je connaissais très bien cenom!Maisétait-cebienlaprofesseuredelittératurecomparéedelaSorbonneque j’avais connue ? Galia lui a demandé et elle lui a confirmé que c’était bienelle. Alors je lui ai expliqué que j’avais assisté à ses cours, elle était enchantée,etons’estrencontrées. Elles’occupaitdésormaisdesdifférentesmaisonsd’éditiondugroupeLagardère, un poste très important. Elle m’a dit qu’elle avait lu mon livre etqu’elle trouvait que je savais écrire. Qui aurait résisté à un compliment pareil ?Ellem’aditqu’onavaitbesoindemoi,qu’ilfallaitquejesortedemonanonymatpour écrire une autobiographie. J’ai accepté et tous les mois, elle est venueme voir pour lire ce que j’écrivais au fur et à mesure. On discutait, on riait.Mais quand j’ai terminé, je n’ai plus entendu parler d’elle. Ce n’est pas elle quim’apubliée.
Tuaseuunevieincroyable.Quelleestlachosedonttueslaplusfière? Je ne sais pas… J’ai connu plus d’échecs que de réussites. J’ai le Capes, mais j’aiéchouéàl’agrégation.Jecroisquecequim’ademandéleplusd’efforts,c’estdepasserlebac,parcequej’avaisperdul’habituded’apprendre.L’esprit,çarouille.Mavieparaîttrèsbizarreauxyeuxdesautres.Moi,jel’aivécueaujourlejour.
Avais-tu imaginé devenir une pionnière, une sorte de mère pour les générations defemmestransquisontarrivéesaprèstoi? DèsLeCarrousel,jemesuissentiemèredetouteslespetitesjeunesquiarrivaientà17-18ansetmedisaientqu’ellesavaient8-10ansquandellesavaiententenduparlerdemoi,etqu’ellesvoulaientdevenircommemoi.Je me disais : « Je suis contagieuse ! » [rires, NDLR]. Maintenant, je me sensgrand-mère!
70ansaprèstatransition,lacommunautétransaincroyablementchangé.Quelleesttonopinionsursonévolution? Jenesuispasbeaucouplacommunautétransaujourd’hui,maisj’ail’impressionqu’ilyadespersonnesquiagissentdemanièreunpeuagressive.J’aitoujourspeur d’un retour de bâton, d’un mouvement social opposé à ça. Ce seraitdommage. Il faut réussir à se faire accepter par la société. Il ne faut pas lui direqu’elle est obligée de nous accepter, il faut lui dire qu’elle ne risque rien, qu’onne mord pas, qu’on ne griffe pas, qu’on ne tue pas, qu’on est des personnescommelesautres.Surtout,ilfautessayerd’aiderceux·cellesdanslespaysoùlaconditiondespersonnestransesttrèsdifficile.Jen’aimepasl’agressivité,ce n’est pas avec ça qu’on a fait évoluer les choses à l’époque. Autrement,c’estformidable,ilyapleind’associations.Çaatrèsbienévolué!