Bambi : « J’étais décidée à vivre habillée en femme »

Article publié le 20 mai 2022

Interview par Allanah Starr extraite d’Antidote Persona issue printemps-été 2022. Photographe et stylsite : Betsy Johnson. Casting : Yann Weber. Coiffure : Charlotte Dubreuil. Maquillage : David Lenhardt. Manucure : Magda Stachura. Coordination mode : Brando Prizzon. Production : Caroline Helaine, Anne-Cécile Jemin. Assistant photographe : Freddie Stisted.

Née dans un corps de garçon en 1935, Marie-Pierre Pruvot – mieux connue sous son nom de scène, Bambi – a mené une existence pour le moins hors du commun, qui l’a menée d’une commune du nord de l’Algérie aux mythiques cabarets parisiens Madame Arthur et Le Carrousel, qu’elle a finalement quittés pour devenir professeure de français puis se consacrer à l’écriture. Dans cette interview signée par la meneuse de revue Allanah Starr, elle revient sur son prodigieux parcours, qui a fait d’elle une pionnière et un modèle pour plusieurs générations de personnes trans.

C’était en 1994. Je venais tout juste d’emménager dans mon propre studio, à Miami Beach. Mes parents ayant refusé que j’intègre une école de théâtre après le lycée, je me suis tournée, plutôt par hasard, vers une formation de deux ans en merchandising de mode. Mais après l’obtention de mon diplôme, les choses ne se sont pas exactement déroulées comme prévu. Par un audacieux hasard de la vie, j’ai fini par monter sur scène malgré tout, mais pour faire du drag. En tant que nouvelle drag- queen de la scène underground du club de South Beach, alors en plein essor, je passais beaucoup de temps à préparer mes looks pour impressionner le gratin des nightclubs.
Malgré mon petit budget, j’assouvissais mes désirs vestimentaires en fouillant dans les friperies, à une époque on pouvait encore trouver des pièces incroyables pour très peu d’argent. À quelques rues de ma nouvelle adresse, j’avais découvert une petite boutique solidaire dans laquelle je me rendais régulièrement pour tenter d’y faire de bonnes affaires. Par un après-midi d’été particulièrement humide, j’y suis allée, mais n’y trouvant rien d’éblouissant, j’ai décidé de parcourir les étagères en bois sur lesquelles étaient disposés des bibelots et des livres. Mon œil s’est immédiatement posé sur ce qui semblait être un magazine vintage de photos de drag queens. Durant cette époque pré-Internet, l’information sur de tels sujets était très difficile à trouver, alors je n’ai pas hésité à l’acheter pour deux dollars, avant de poursuivre mon après-midi shopping.
Certains moments de ma vie ont eu un tel impact visuel qu’ils resteront à jamais gravés dans ma mémoire. Je me souviens, en rentrant chez moi, avoir posé mes sacs et m’être dépêchée d’ouvrir ce nouveau trésor. En silence, tandis que la climatisation bourdonnait, je me suis assise sur mon futon (mon appartement n’était pas meublé), éclairée par une ampoule nue extrêmement lumineuse. Et alors que je commençais à tourner les pages, je fus stupéfaite par l’extraordinaire imagerie qui défilait sous mes yeux. Elle mettait en scène des photos glamour et candides des « travestis » des cabarets parisiens des années 1950, en groupe ou sur scène. J’étais tout simplement abasourdie. Qui étaient ces créatures ? Comment avaient-elles pu exister à cette époque ? Comment faisaient-elles pour être si belles ? Pour avoir de la poitrine ? Tandis qu’un tas de questions fusaient dans mon esprit, j’ai continué à tourner les pages et suis tombée sur une magnifique blonde ressemblant à une déesse éthérée du cinéma hollywoodien, que la légende désignait simplement comme étant « Bambi ».
Bambi : Veste, pantalon et chemise, Gucci. Chaussures, Abra. Boucles d’oreilles, Alan Crocetti.
Le processus de transition est unique pour chaque personne. Les gens me demandent souvent : « Quand as-tu compris que tu étais trans ?», comme s’il s’agissait d’une sorte d’épiphanie lors de laquelle, soudainement, tout s’éclairait comme au théâtre, qu’une cloche sonnait, qu’un halo de lumière apparaissait et que vous déclariez : « JE SUIS UNE FEMME. » Ma transition a été un voyage brumeux. Lors d’un autre moment visuellement marquant de ma vie, j’ai vu de belles femmes trans, dans des vidéos de concours de beauté américains, qui m’ont permis de réaliser que c’était possible et que ça me concernait peut-être aussi.
Des années après ma transition, je m’interrogeais encore sur les belles Parisiennes de cette revue. Avec l’avènement d’Internet, j’étais désormais capable d’en découvrir un peu plus sur Coccinelle, Bambi et certaines de ces femmes trans pionnières. Des années plus tard, la vie m’a conduite à Paris et au cabaret. J’ai rencontré Galia Salimo, une showgirl trans légendaire, personnalité de la nuit, actrice, et auteure. Galia appartient à la génération qui a succédé à celle de Bambi et c’est elle qui m’a initiée à cette incroyable histoire. Sachant que j’étais fascinée par ces femmes qu’elle connaissait personnellement, elle m’a invitée à l’inauguration de la promenade Coccinelle, en 2017 ; la ville de Paris ayant décidé d’honorer Jacqueline Charlotte Dufresnoy, plus connue sous son nom de scène Coccinelle. L’événement s’est  déroulé  sur  le  boulevard  de  Clichy,    elle avait commencé sa carrière au cabaret Madame Arthur avant de devenir une star internationale et une figure marquante de l’histoire. Mademoiselle Coccinelle a ouvert la voie à plusieurs générations de femmes trans et a été l’une des premières personnes à bénéficier de la technique moderne de chirurgie de réattribution sexuelle développée par le docteur Georges Burou, au Maroc, et encore utilisée aujourd’hui. Elle est malheureusement décédée en 2006, mais Bambi, sa proche amie, était pour faire vivre sa mémoire.
C’était un jour de mai venteux. À mon arrivée, j’ai rejoint Galia au sein de la foule qui s’était constituée. Assise sous la tonnelle face aux personnes venues prendre la parole, j’aperçus pour la première fois Bambi qui, installée sur une chaise, avait l’air d’une grande dame. La première chose à laquelle j’ai pensé, c’est à quel point elle était belle et comme elle avait l’air éternelle! À l’époque, je ne maîtrisais pas le français aussi bien qu’aujourd’hui et je n’ai pas compris grand-chose à tout ce qui a été dit, mais cela n’avait pas d’importance. J’avais déjà beaucoup de chance d’être là pour rendre hommage à cette femme qui a posé la première pierre de la communauté à laquelle j’appartiens aujourd’hui. Dès la fin de la cérémonie, il a commencé à pleuvoir, et nous sommes tous·tes allé·e·s chez Madame Arthur. Pour l’occasion, Bambi allait s’y produire, sur la même scène que celle où elle avait fait ses débuts, 60 ans plus tôt. J’attendais patiemment, en discutant avec un ami près de l’entrée, quand soudain, Bambi est réapparue complètement transformée, dans une longue robe noire brodée de sequins, avec un très beau maquillage et une coiffure digne d’une star du cinéma des années 1930. Éblouie, j’ai couru vers elle et lui ai dit : « Vous êtes belle, Mademoiselle. » Elle m’a remerciée et nous avons pris une photo ensemble. Quand elle est montée sur scène, j’ai eu l’impression d’être transportée dans une autre époque. Elle avait 82 ans, mais son apparence, sa manière de chanter et de se mouvoir, les gestes de ses mains et la façon dont elle se connectait au public à travers son regard sensuel et son sourire coquin faisaient de cette performance une masterclass sur l’art de se mettre en scène dans un cabaret. Après avoir fait part de mon admiration à Galia, cette dernière a eu la gentillesse de m’inviter à dîner chez Bambi et la suite n’a été que pur coup du destin.

Bambi : Veste et pantalon, Sankuanz. Chaussures, Abra. Gants, Vintage.
Bambi est depuis devenue une amie chère et une professeure ; je vénère profondément sa présence et son savoir. Bien qu’elle soit extrêmement humble à ce sujet, elle a eu une vie extraordinaire. Femme trans pionnière, meneuse de revue, enseignante, auteure : ses accomplissements ont été nombreux, et sont loin de se limiter à cette liste. Elle a des anecdotes extraordinaires et peut raconter des histoires que très peu de personnes sont encore là pour transmettre. Elle est chaleureuse et généreuse, pleine d’humour et son rire inoubliable est contagieux. Marie-Pierre Pruvot, également connue sous le nom de Bambi, incarne la volonté de survivre et le pouvoir de la résilience. Une combinaison qui vous aide à trouver le courage d’assumer qui vous êtes sans avoir à vous en excuser et de créer votre propre réalité dans un monde souvent impitoyable. Pour faire court, elle est et demeurera toujours une icône.
ALLANAH STARR : Lorsque je t’ai rencontrée pour la première fois, je me souviens avoir été en admiration devant toi. J’ai eu l’honneur d’assister à ton retour sur la scène du cabaret Madame Arthur, où tu as débuté. Ta performance m’a vraiment bouleversée. Le thème de ce numéro d’Antidote étant « Persona », je voulais te demander : est-ce que cette créature scénique à laquelle tu as donné le nom de Bambi a refait surface naturellement ?
BAMBI : La première fois que je suis montée sur scène, j’avais 18 ans. La patronne m’a tirée par la main et j’ai commencé à chanter alors que le pianiste jouait encore l’introduction. Après avoir quitté Le Carrousel, je ne suis pas remontée sur scène pendant 35 ans ! Et puis un jour, à l’occasion de la sortie de mon autobiographie, Hervé, du Tango [un club LGBTQI+ à Paris, NDLR], m’a dit : « On va faire un spectacle pour toi, et tu chanteras une chanson. » J’ai accepté par curiosité, pour voir ce que ça me ferait de remonter sur scène. Et quand c’est arrivé, j’ai oublié ces 35 années. À chaque fois que je suis remontée sur scène ensuite, c’était comme si c’était hier. Sauf une fois, au Divan du monde. Ma gorge s’est nouée, j’avais le trac, c’était affreux. Je me suis trompée dans les paroles et je me suis dit que c’était la fois de trop.

« On apprenait vite dans les loges car tout le monde se regardait et on se disait : “Qu’est-ce que tu es moche aujourd’hui !”. Ça marchait au fouet entre nous, on se critiquait et c’était très efficace. »

Lorsque tu y performais, Le Carrousel se vantait de collaborer avec « les plus beaux travestis du monde ». Les mots « transexuel·le » ou « transgenre » n’existaient pas encore. Est-ce que les femmes trans comme toi s’identifiaient à ce terme de « travesti » ?
On était toutes des travestis aux yeux du public. À mes débuts, chez Madame Arthur, on était très peu à se sentir femme. Il y avait Coccinelle, Capucine et moi. Et au Carrousel, il n’y avait que des hommes qui se travestissaient en femme. Mais avec Capucine, on ne disait pas qu’on était des « travestis». On disait : « On est des femmes ! ». Les autres nous répondaient : « Si vous êtes des femmes, vous n’avez rien à faire ici. » C’était vrai. C’était de la concurrence déloyale [rires, NDLR]. Et « transgenre», « transsexuel », ce sont des mots qu’on ne connaissait pas.
Te souviens-tu de la première fois tu as entendu ces mots ?
Oui, c’était il y a longtemps. Une camarade du Carrousel nous avait raconté dans les loges qu’un docteur lui avait dit que nous n’étions pas des « travestis» mais des « transexuelles». On s’est dit : « Quel drôle de mot ! », mais ça n’a rien changé pour nous. La phrase « Les plus beaux travestis du monde, 100 millions de costumes » sur les affiches des tournées est toujours restée.

Bambi : Robe, Gauchère. Col roulé, Balenciaga. Chaussures, Christian Louboutin. Boucles d’oreilles, Saint Laurent.
Après 20 ans au Carrousel, ta passion pour la littérature t’a conduite à changer de carrière pour devenir professeure de littérature et écrivaine. Pourquoi ce revirement ?
Ma mère me disait toujours : « La jeunesse, c’est bien beau, mais ça passe vite. » Alors j’ai commencé à réfléchir, parce que je ne voulais pas devenir une vieille performeuse qui fait du comique. Puis il y a eu Mai 68, je me suis dit que j’avais besoin d’une licence et j’ai téléphoné à la Sorbonne. J’ai demandé comment je pouvais intégrer la fac, on m’a répondu qu’il suffisait d’avoir le bac. Mais je ne l’avais pas. Alors je l’ai passé en 1969, à 33 ans. Je suis entrée à la Sorbonne, j’y ai fait trois années de licence avant de rédiger un mémoire sur les critiques littéraires et de passer le Capes. Pendant ces cinq années, en parallèle de mes études le jour, je performais le soir au Carrousel et chez Madame Arthur. C’était très fatigant.
Comment es-tu parvenue à t’adapter à ton nouveau métier d’enseignante ?
La première fois que je suis entrée dans une salle de classe, je me suis demandé s’il y avait un point commun entre ce moment et celui l’on entre sur scène. Et oui : si tu entres dans une classe, comme sur une scène, que tout le monde te regarde et que personne ne parle, c’est gagné. Évidemment, s’adresser à des gens forcé·e·s de t’écouter ou à des gens qui ont payé pour venir te voir sont deux choses différentes, mais il y a des points communs. On prépare ses cours comme on prépare un numéro, on ajuste sa gestuelle…
Tu es née en Algérie, en 1935. Qu’est-ce qui t’a fait réaliser que tu pouvais vivre en étant la personne que tu étais au fond de toi ?
J’en avais toujours rêvé. Mais je n’ai su qu’à l’âge de 16 ans que c’était possible, lorsque j’ai vu le spectacle du Carrousel, avec Coccinelle à l’affiche, au Casino de la Corniche, à Alger. Quand je l’ai vue, je me suis dit : « Si elle le fait, moi aussi je vais le faire. » Un beau jour, j’ai donc enfilé une robe et je me suis maquillée. Mais un ami est entré dans ma chambre, m’a vue et m’a dit : « C’est affreux, tu te rends compte de ce que tu fais ? Tu ne pourras pas vivre comme ça ! ». J’ai pleuré et il est parti en me regardant comme si j’étais folle. C’est là que je me suis dit : « C’est fini, je n’ai rien à faire ici ! ». Alors j’ai fait ma valise, en pleine nuit.
Ma mère savait que je connaissais un journaliste célèbre à Alger, je lui ai dit qu’il partait pour Paris et qu’il m’y emmenait pour être secrétaire. Une fois sur place, j’ai demandé à un taxi de m’amener au Carrousel, 40, rue du Colisée. Le soir, je suis allée voir le patron. Il m’a demandé si je savais chanter ou danser, mais je ne savais faire ni l’un ni l’autre. J’avais 17 ans. Il m’a dit qu’il fallait qu’il demande l’autorisation à la police pour me laisser travailler et que je devais écrire à ma mère pour lui demander de m’autoriser à travailler chez Madame Arthur, en lui expliquant ce que c’était. Je lui ai tout de suite envoyé une lettre. Quand je suis revenue le voir, il m’a dit que la police était d’accord à condition que j’attende d’avoir 18 ans et que j’obtienne une émancipation de ma mère. On était majeur·e·s à 21 ans à l’époque. Quand elle a reçu ma lettre, ma mère m’a dit : « Rentre immédiatement ! » [rires, NDLR]. J’ai obéi et on s’est expliquées. Je lui ai dit que j’étais décidée à vivre habillée en femme. Nous avons convenu que ce n’était pas possible où nous vivions en Algérie, aux Issers, et qu’elle m’émanciperait à mes 18 ans pour que je puisse retourner à Paris.
En arrivant à Paris, as-tu tout de suite trouvé ce qu’on appellerait aujourd’hui une « communauté LGBTQI+ » ?
Non, il n’y en avait pas. Quand je suis arrivée, Coccinelle était en tournée mais il y avait Capucine, qui a le même âge que moi. Nous sommes immédiatement devenues comme deux sœurs.
Avant Le Carrousel, tu as commencé chez Madame Arthur. Pourquoi?
On commence presque toujours chez Madame Arthur. C’est une école. C’était vraiment un cabaret montmartrois, avec une dimension comique, tandis que Le Carrousel c’était très snob, très bourgeois. Pour les étranger·ère·s qui venaient à Paris à cette époque, il fallait aller au Lido et au Carrousel. Madame Arthur, c’était beaucoup plus français. La clientèle était composée de petit·e·s commerçant·e·s. C’était l’après-guerre, ils·elles n’avaient pas la télévision et avaient souffert. Ils·Elles avaient envie de s’amuser, de rire. On apprenait vite dans les loges car tout le monde se regardait et on se disait : « Qu’est-ce que tu es moche aujourd’hui ! ». Ça marchait au fouet entre nous, on se critiquait et c’était très efficace.
Capucine et moi, on voulait travailler au Carrousel, mais en 1954, il y a eu un décret de police et il a dû fermer. Madame Arthur est resté ouvert, mais on n’avait plus le droit de mettre de perruques, de faux seins ni de talons. C’était impossible de faire des revues de travesti. Alors la patronne m’a envoyée en tournée en Afrique du Nord. Je suis retournée à Alger, au Casino de la Corniche. Ma mère est venue me voir avec sa nièce et la maîtresse de mon oncle, Rosette. Et quand je suis revenue à Paris, les perruques avaient été remplacées par du raphia et des bigoudis. Les travestis marchaient sur la pointe des pieds. On était plus malignes que la police. Le patron m’a demandé de remettre des robes et comme la police n’a rien dit, tout le monde a fait la même chose.
Coccinelle a joué un rôle majeur dans ta vie. Comment est-elle devenue un mentor pour toi ?
Quand je l’ai vue pour la première fois, lors de son spectacle au Casino, à Alger, on ne s’est pas parlé. Elle avait déjà du prestige. Mais lors de ma première année chez Madame Arthur, elle a fait une pause dans sa tournée et est venue me voir. Quand on m’a dit qu’elle était là, je me suis dit : « Mon Dieu ! ». J’avais le trac. Sur scène, j’ai tout fait pour ne pas croiser son regard. À la fin du spectacle, elle est venue dans la petite loge que je partageais avec Capucine et les vieilles, qui avaient 40 ans [rires, NDLR]. Elle était magnifique. Elle s’est assise à côté de moi et m’a dit : « Bonjour, je suis Coccinelle. » Comme si je ne le savais pas! Je lui ai tendu la main et elle a poursuivi : « Vous êtes belle. En scène, une apparition ! ». Je croyais rêver ! Je l’ai revue quelques mois plus tard, au Carrousel, lors d’un spectacle dont elle était la vedette. Et puis un beau jour, dans la loge, elle m’a dit : « Tu ne voudrais pas habiter avec moi? Ça ne te coûtera rien, tu seras nourrie et logée. Viens chez moi après le spectacle, il y aura Capucine, on va boire du vin, manger du fromage… ». J’y suis allée à plusieurs reprises et elle m’a dit que je pouvais rester dormir. Capucine lui a demandé et elle a répondu : « Avec moi, dans le lit ! ». Alors on a fait ça, mais Capucine, qui dormait dans le canapé, n’a pas supporté et elle est partie. Je suis restée seule avec Coccinelle. On a vécu comme ça toute la saison, puis on est parties ensemble en tournée en Afrique du Nord. Mon nom était écrit en grand sur l’affiche, dans la même taille que celui de Coccinelle.

« Un ami, que j’avais connu au Carrousel, était tombé amoureux de moi. Il m’avait acceptée et m’aimait telle que j’étais. Il ne voulait pas que je change. Quand je suis partie pour me faire opérer, je savais qu’on se séparerait, mais j’y suis allée malgré lui. Il fallait que je pense à moi. »

À l’époque, des personnes trans résidant dans d’autres pays avaient déjà été opérées, comme la Danoise Lili Elbe ou l’Américaine Christine Jorgensen. Mais j’ai l’impression que c’est Paris qui a accueilli la première vraie communauté trans, au sein de laquelle on s’entraidait. Vous étiez des pionnières…
Il y avait aussi Michel-Marie Poulain, une peintre célèbre qui a publié un livre intitulé J’ai choisi mon sexe, en 1954. Coccinelle était au fait de toutes ces choses mais elle se disait que c’était trop tôt, que ce n’était pas pour nous. Michel-Marie Poulain, Christine Jorgensen, Lili Elbe… Ces gens se considéraient comme des exceptions absolues. Nous, au Carrousel, avec Coccinelle, Capucine et d’autres, on formait une communauté.
Qu’est-ce qui a fait changer Coccinelle d’avis ?
Elle était en tournée à Nice, elle a rencontré une jeune fille, sur son Vespa, qui s’est arrêtée à côté d’elle et lui a dit : « Pardon Madame, vous êtes Coccinelle? Je suis un petit garçon et je suis comme vous. » L’année suivante, elle a de nouveau rencontré Coccinelle et lui a dit : « Vous ne me reconnaissez pas? Je suis Jenny, on s’est rencontrées à Nice, j’étais sur mon Vespa. » Coccinelle lui a répondu : « Oui, je me souviens. Mais vous êtes complètement transformée ! ». Et Jenny lui a annoncé qu’elle s’était faite opérer par un médecin, à Casablanca [le docteur Georges Burou, NDLR]. Il avait inventé une technique permettant de n’avoir recours qu’à une seule opération. Avant, il fallait en faire une première, puis une autre, six mois après, puis encore une autre… C’est comme ça que Lili Elbe est morte, après sa cinquième opération. Coccinelle n’en croyait pas ses yeux, elle a pris rendez-vous immédiatement. Mais comme elle avait peur, elle a demandé à Pamela de l’accompagner, et de se faire opérer en premier [rires, NDLR]. Le lendemain, voyant qu’elle était bien vivante, elle l’a fait à son tour. Ça m’a fait réfléchir, puis j’y suis allée aussi.
Comment as-tu vécu cette opération ?
J’étais à la fois soulagée et embarrassée. Un ami, que j’avais connu au Carrousel, était tombé amoureux de moi. Il m’avait acceptée et m’aimait telle que j’étais. Il ne voulait pas que je change. Quand je suis partie pour me faire opérer, je savais qu’on se séparerait, mais j’y suis allée malgré lui. Il fallait que je pense à moi. Quand il m’a retrouvée, trois semaines après, il a pleuré. Et puis je lui ai dit : « Écoute, si tu n’es pas content, tu ne me toucheras plus. » Peu à peu, il s’y est fait. On a vécu plus de 10 ans ensemble, puis je suis partie. L’amour, ça s’use.
À l’époque, en France, il était également possible d’obtenir des hormones sans prescription. Coccinelle a été l’une des premières à franchir le pas. Comment en avait-elle entendu parler ?
Oui, ça s’achetait comme de l’huile ou du vinaigre. Il suffisait d’entrer dans une pharmacie pour demander une boîte d’Ovocycline. Un beau jour, avant son opération, Coccinelle, qui vivait déjà habillée en femme, était dans le train pour Paris avec un autre travesti. Elles rentraient d’une tournée et une dame s’est installée dans leur compartiment. Elle était baraquée et faisait bien 1,80 m. Et Coccinelle, qui était moqueuse au possible, se tournait vers l’autre travesti en faisant des imitations. La dame ne disait rien, mais comprenait bien qu’on se moquait d’elle. Coccinelle voulait s’amuser, mais n’arrivait pas à la faire parler. Alors elle a sorti un de ses faux seins pour s’éventer avec. La dame souriait, ça énervait Coccinelle, alors elle a sorti le deuxième faux sein [rires, NDLR]. Et la dame lui a dit : « Ça ne vous plairait pas d’en avoir des vrais ?». Alors Coccinelle lui a répondu : « Ah, si vous saviez ! ». Et la dame lui a dit : « Je sais que vous êtes Coccinelle, vous êtes très jolie. Je suis comme vous et j’ai obtenu des seins, regardez. » Elle lui a montré ses seins et Coccinelle n’en a pas cru ses yeux, pour elle, c’était impossible. Alors elles sont allées aux toilettes pour voir ces vrais seins de plus près et la dame leur a expliqué que c’était grâce à la prise d’hormones. C’est comme ça que Coccinelle a commencé à en prendre. Et cette femme, c’était Marie-Andrée Schwindenhammer.

Bambi : Robe, boucles d’oreilles et bracelet, Saint Laurent. Lunettes, Balenciaga.
Peux-tu nous parler de cette fameuse Marie-Andrée ? Son histoire est incroyable…
Marie-Andrée Schwindenhammer a deux histoires. Une vraie… et une fausse [rires, NDLR]! Elle était mariée, avait des enfants et racontait que pendant la guerre, des nazis l’avaient internée dans un camp de concentration en Alsace pour faire des expériences sur elle avec des hormones. Elle disait qu’elle avait donc fini par se rendre à la préfecture de police et qu’on lui avait remis une autorisation de s’habiller en femme, étant donné qu’elle avait été victime de l’oppresseur nazi. En réalité, c’est elle qui a commencé à prendre des hormones. Et ça a fait scandale au point qu’elle a été déchue de sa paternité. Elle n’a plus eu le droit de voir ses enfants. Une fois, elle m’a dit : « Je vais te donner l’adresse d’un docteur qui dira que tu as des ovaires, comme ça tu pourras toi aussi aller à la préfecture pour demander l’autorisation de t’habiller en femme.» Je suis allée chez cette médecin, qui m’a demandé de me mettre en culotte et en soutien-gorge, a attrapé une pendule, l’a fait tourner au-dessus de mon corps et m’a fait une attestation disant que j’avais des ovaires [rires, NDLR] ! Mais je ne l’ai jamais utilisée, j’avais honte. Marie-Andrée en était très fâchée, elle ne comprenait pas que je n’utilise pas ce papier.
Elle a aussi fondé l’une des premières associations trans du monde.
Oui, l’Association des malades hormonaux. Elle m’avait demandé d’en faire partie, mais je lui ai dit qu’elle était folle. Je n’étais pas « malade », et je ne voulais pas être considérée comme telle. J’ai toujours refusé d’en être membre. Pour Coccinelle ou Capucine, il n’en était pas question non plus. Mais elle avait réussi à faire en sorte que les membres de cette association obtiennent une carte qui était une imitation de la carte d’identité, approuvée par la police. Elle pouvait être utilisée comme papier d’identité. Je ne sais pas comment elle s’était arrangée, mais c’était formidable pour certaines !

« Le chef de la brigade mondaine m’a dit : « Si on te prend en ponette », ce qui voulait dire en femme, « on te renvoie dans ton pays ! ». Je n’ai pas répondu, mais mon pays, c’était la France…»

Oui, car à cette période, en France, s’habiller d’une manière jugée contraire au sexe assigné à la naissance était illégal. Comment cela se passait pour toi ? As-tu déjà eu des problèmes ?
Moi, je ne sortais pas. J’allais chez Madame Arthur en voiture, donc je n’ai jamais été ramassée par la police. Mais ceux·celles qui l’étaient se faisaient emmener au poste, y restaient 10 heures, et avaient une contravention. Une fois, avec Capucine, pendant l’hiver 1964, on était parties à pied de Pigalle pour aller dormir dans sa chambre de bonne, au dernier étage d’un immeuble près de la tour Eiffel. Une fois arrivées, on s’est couchées, et tout d’un coup on a entendu quelqu’un toquer à la porte et dire : « Ouvre-moi, c’est André ! ». Mais Capucine ne connaissait pas d’André. Dix minutes plus tard, on toquait à nouveau, mais cette fois c’était un nouveau prénom qui était annoncé. Puis les pas se sont éloignés, se sont rapprochés à nouveau, et on s’est mis à tambouriner à la porte : « Police, ouvrez ! ». Ils sont entrés comme des fous, dans cette toute petite chambre où on dormait l’une contre l’autre. Ils nous ont demandé nos papiers et de les suivre. On a comparu séparément devant le chef de la brigade mondaine [ancien nom de la Brigade de répression du proxénétisme, NDLR]. Il était affreux, donnait des coups de poing sur son bureau. Il a dit à Capucine : « Mais qu’est-ce que fait ton père avec un gosse pareil ! À sa place, je te buterais ! ». À moi, il m’a dit : « Si on te prend en ponette », ce qui voulait dire en femme, « on te renvoie dans ton pays ! ». Je n’ai pas répondu, mais mon pays, c’était la France…
Tu as vécu toute une partie de ta vie sans révéler ton identité trans. Aux États-Unis, on appelle ça « living in stealth ». Comment était-ce pour toi de passer de cette persona ouvertement trans, en tant que performeuse de cabaret, à cette personne discrète que tu étais dans le cadre de ta nouvelle carrière d’enseignante? Étais-tu stressée à l’idée que quelqu’un puisse découvrir ton identité et ton passé ?
Pendant mes cinq années à la Sorbonne, j’avais déjà deux personnalités bien différentes. L’une pour la scène, l’autre, étudiante, essayant de faire jeune. Je m’habillais comme si j’avais 20 ans alors que j’en avais plus de 30. Je ne sais pas si les gens s’en rendaient compte. On me trouvait originale, un peu exubérante. Arrivée à Cherbourg [Bambi y a débuté sa carrière d’enseignante, NDLR], j’avais toujours peur qu’on me reconnaisse. Dans la cour de récréation j’avais l’impression d’entendre « Bambi » partout.
Tu as ensuite décidé de raconter ton histoire, de faire un coming out public. Pourquoi ?
Je n’avais pas l’intention de changer de vie, mais je voulais devenir écrivaine, j’en avais toujours rêvé. J’ai donc écrit un livre sous le pseudonyme Marie-Pier Ysser. Et puis un jour, Galia a montré ce livre à l’une de ses amies, qui lui a dit qu’elle aimerait bien rencontrer son auteure. Galia m’a alors écrit qu’une certaine Monique Nemer voulait me rencontrer. Je connaissais très bien ce nom ! Mais était-ce bien la professeure de littérature comparée de la Sorbonne que j’avais connue ? Galia lui a demandé et elle lui a confirmé que c’était bien elle. Alors je lui ai expliqué que j’avais assisté à ses cours, elle était enchantée, et on s’est rencontrées.
Elle s’occupait désormais des différentes maisons d’édition du groupe Lagardère, un poste très important. Elle m’a dit qu’elle avait lu mon livre et qu’elle trouvait que je savais écrire. Qui aurait résisté à un compliment pareil ? Elle m’a dit qu’on avait besoin de moi, qu’il fallait que je sorte de mon anonymat pour écrire une autobiographie. J’ai accepté et tous les mois, elle est venue me voir pour lire ce que j’écrivais au fur et à mesure. On discutait, on riait. Mais quand j’ai terminé, je n’ai plus entendu parler d’elle. Ce n’est pas elle qui m’a publiée.
Tu as eu une vie incroyable. Quelle est la chose dont tu es la plus fière ?
Je ne sais pas… J’ai connu plus d’échecs que de réussites. J’ai le Capes, mais j’ai échoué à l’agrégation. Je crois que ce qui m’a demandé le plus d’efforts, c’est de passer le bac, parce que j’avais perdu l’habitude d’apprendre. L’esprit, ça rouille. Ma vie paraît très bizarre aux yeux des autres. Moi, je l’ai vécue au jour le jour.
Avais-tu imaginé devenir une pionnière, une sorte de mère pour les générations de femmes trans qui sont arrivées après toi ?
Dès Le Carrousel, je me suis sentie mère de toutes les petites jeunes qui arrivaient à 17-18 ans et me disaient qu’elles avaient 8-10 ans quand elles avaient entendu parler de moi, et qu’elles voulaient devenir comme moi. Je me disais : « Je suis contagieuse ! » [rires, NDLR]. Maintenant, je me sens grand-mère !
70 ans après ta transition, la communauté trans a incroyablement changé. Quelle est ton opinion sur son évolution ?
Je ne suis pas beaucoup la communauté trans aujourd’hui, mais j’ai l’impression qu’il y a des personnes qui agissent de manière un peu agressive. J’ai toujours peur d’un retour de bâton, d’un mouvement social opposé à ça. Ce serait dommage. Il faut réussir à se faire accepter par la société. Il ne faut pas lui dire qu’elle est obligée de nous accepter, il faut lui dire qu’elle ne risque rien, qu’on ne mord pas, qu’on ne griffe pas, qu’on ne tue pas, qu’on est des personnes comme les autres. Surtout, il faut essayer d’aider ceux·celles dans les pays la condition des personnes trans est très difficile. Je n’aime pas l’agressivité, ce n’est pas avec ça qu’on a fait évoluer les choses à l’époque. Autrement, c’est formidable, il y a plein d’associations. Ça a très bien évolué !

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