Elle agite les foires d’art contemporain internationales grâce à ses détournements de symboles religieux ou capitalistes et la mise en abyme inédite de son art, de son personnage et des réseaux sociaux. La Canadienne Chloe Wise interroge le rôle de l’artiste dans la société et réinvente la façon de consommer l’art.
Des sculptures de bagels ornés d’un sigle « LV », ou des nuggets huileux ; des auto-portraits à la peinture à l’huile à mi-chemin entre Instagram et Le déjeuner sur l’herbe de Manet. Chloe Wise, artiste canadienne résidant à New York, manie l’autodérision et sa propre image de façon lucide et engagée. En jouant avec la culture folklorique juive, la société de consommation et l’éternel féminin, elle crée un portrait d’époque complexe qui questionne les frontières habituelles : elle ennoblit des champs dits « populaires » en les rapprochant de pratiques classiques, elle mêle fausses vidéos de télé-achats, Instastories et arts plastiques traditionnels. Elle se montre sous tous angles : flatteurs, hilarants, troublants, et en fait même l’objet d’un livre éponyme paru en 2016. Aujourd’hui, elle revient sur le poids que peut jouer le détournement de sa propre image dans une société en plein chamboulement.
Cela fait quelques temps que je m’interroge sur le poids politique de mes œuvres, tout particulièrement depuis les dernières élections américaines. Mon travail existe à travers une multitude de supports : au fil de mes tableaux, de mes sculptures, de mes vidéos, mais aussi à travers l’utilisation que je fais des réseaux sociaux. Ces derniers sont devenus indissociables de mon processus créatif, car je suis bel et bien ce qu’on appelle une digital native.
Quant à la technologie de façon plus large, elle occupe une place plurielle dans ma pensée : c’est un lieu d’accès à l’information, de médiation, mais aussi de documentation de mes pièces, et de création à part entière.
C’est dans cette pluralité que surgit la question des frontières : où tracer la démarcation entre mon travail et sa documentation ? Entre le personnage que j’ai créé de moi-même, et qui je suis vraiment ? Entre ce que je montre en ligne et qui je suis hors-ligne ? Aujourd’hui, ces frontières sont plus troubles que jamais, et c’est bien pour ça qu’elles en deviennent particulièrement fascinantes.
Dans un premier temps, mon utilisation des réseaux sociaux, ses liens ambigus à mon processus artistique et mes œuvre se font le miroir de l’évolution de la vie actuelle. Ma génération est à l’aise avec les outils digitaux.
Elle sait naviguer, trouver l’information, et se représenter à sa guise. Elle en sait plus que jamais sur le monde qui l’entoure, et tout autant sur elle-même.
Chaque jour, nous partageons sur les réseaux sociaux les plus infimes détails de nos vies ; ces images que nous produisons sont publiées librement sur nos fils publics, à côté d’évènements à envergure internationale, sans hiérarchie.
Cette rapidité et cette spontanéité sont également au cœur de ma création, même si « ça rentre par un écran et ça sort par un autre », pour ainsi dire.
Voilà pourquoi la définition d’une bordure claire entre moi, mon identité en tant qu’artiste, et celle que je montre en ligne, est à peu près impossible à définir. Il n’y a ni début ni fin à tous ces aspects de ma personne ; ni non plus dans mon travail ; ni entre la fin de l’œuvre et le début de sa médiatisation, de son existence, et de sa retranscription. Autrement dit, l’ acte créatif ne peut pas se ranger en strates propres et distinctes.
LE STUDIO DEVIENT GALERIE, L’INTÉRIEUR DEVIENT EXTÉRIEUR
Ces frontières brouillées se font évidentes dans ma pratique quotidienne de plasticienne. Mon studio est un lieu de production d’art, mais que je documente sans cesse, et qui est, en ce sens, devenu public.
N’ayant jamais connu de carrière sans réseaux sociaux, c’est toujours ainsi que j’ai entrevu les choses ; je n’ai jamais connu de temps où le studio était un espace clos et la galerie était son contraire, le seul lieu où dévoiler son travail publiquement.
Ainsi, mon studio est un espace démultiplié : j’y montre mes œuvres à différents stades d’évolution ; j’écoute, j’en discute et j’apprends des discussions, autant en ligne qu’hors-ligne. Ces voix me font évoluer en tant qu’humain, artiste, bricoleuse de trucs, plutôt que simplement créatrice d’une œuvre propre et finie, prête à être embarquée par le monde de l’art.
Cet envers du décor devenu apparent rend tout un processus transparent : j’identifie mes propres évolutions, mes moment de narcissismes, mes erreurs, mes faux pas, grâce à tous ces échanges.
Tous les artistes ne sont pas comme ça, évidemment, mais dans mon cas, j’ai la chance de travailler avec des galeries qui acceptent pleinement mon besoin d’un dialogue public constant. C’est grâce à ce déroulement que je peux donner un ancrage à mon travail, lier mes oeuvres au contexte social actuel duquel elles émergent, et penser activement aux questions qu’elles soulèvent.
À commencer par notre rapport frénétique au web, et ce qu’il dévoile de l’être humain aujourd’hui : je me demande si notre besoin de partage incessant ne vise pas à cristalliser une vie en fluctuation constante. On montre des instants qui n’existent pas vraiment, qu’on ne vit pas réellement. On tente d’encapsuler des moments précis car on sait pertinemment que l’on passera toute notre vie à pourchasser ces mêmes choses.
En tant qu’artiste, je m’impose d’analyser, de montrer, sublimer, rendre hommage à tous ces moments, beaux, anodins, cruels.
Cela passe par la photo, la peinture, la sculpture, diverses plateformes web, ce qui a un impact sur ma personne comme sur mon travail.
QUAND CES FRONTIÈRES DEVIENNENT POLITIQUE : QUI JE MONTRE, QUI ON VOIT
Face aux médias actuels, contrôlés par un ou deux discours omniprésents, Internet permet d ’apporter une véritable démocratisation des opinions et des représentations ; de repenser radicalement la frontière entre voix alternatives et dominantes. Cela affecte aussi la démarcation binaire entre vie privée et vie publique, entre ce que l’on montre et ce qu e l’on ne montre pas.
En tant que femme aux multiples privilèges, je ne vais pas cesser de faire face à des stéréotypes bien précis, qui m’aident et me desservent en même temps. Peu importe qui je suis vraiment, je sais quelle image je renverrai immanquablement ; cette conscience a évidemment un impact sur la façon dont mon art et mon identité coexistent dans les médias. Par mon apparence, mes manières, ma façon de m’exprimer, mes productions seront considérées tour à tour sexuelles, cucul, superficielles, et tout autre terme destiné à réduire les femmes artistes, particulièrement celles travaillant autour de leur corps et leur intimité, à une série de clichés.
En conséquent, quand j’utilise ma propre image dans mes pièces et sur les réseaux sociaux, je cherche à soulever ces questions et ces préconceptions. En incarnant tous ces stéréotypes – car j’interprète mon propre personnage créé en ligne et dans mes œuvres —, je brouille le pistes en fait et fiction, personnage et personne.
Ces frontières entre moi-même, la satire délibérée et la fictionalisation de qui je montre, présentent une sorte de dissonance cognitive qui habite toute la société. Cela revient à dire : quelle limite entre l’être féminin et l’être humain ? Quand sommes-nous ces personnes que nous montrons ? Sommes-nous cohérents avec ces personnages que nous créons à partir de nous-mêmes en privé ?
Pouvons-nous séparer ce que l’on montre et ce que l’on est ?
Voilà pourquoi ces autoportraits et ces narrations constantes et conscientes sont importants dans mon travail. Comme je l’ai dit, je réalise les privilèges que je possède ; néanmoins, j’espère pouvoir contribuer à donner une visibilité à d’autres récits et groupes minorés, et rendre toutes ces représentations égales.
Je navigue vers de nouveaux espaces, et ne dois jamais cesser de réfléchir à tous ceux qui n’ont pas accès à la même écoute, ceux dont les voix seront éteintes. Dans un monde plus conservateur que jamais, je ressens un sens de responsabilité grandissante ; je me dois de penser à tous ceux qui souffrent directement de cette montée de l’intolérance, et mettre en valeur tous ces récits. L’heure est venue pour les artistes, comédiens, musiciens, photographes, écrivains, acteurs et activistes de créer des oeuvres qui touchent ceux à l’extérieur de nos cercles immédiats.
Nous devons communiquer à tous ceux ayant la capacité de voter. Nous devons travailler ensemble pour informer et profiter pleinement de tous les canaux et plateformes disponibles.
En tant qu’artiste, aujourd’hui plus que jamais, toutes ces voies de communication que je possède doivent diffuser des messages de féminisme, de tolérance, de conscience. Voici la politique pleine d’espoir de mon travail.
Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp