Philippe Starck : « L’élégance obéit à la règle du minimum »

Article publié le 10 février 2016

Art

Photos : Nicolas Kuttler
Texte : Jessica Michault

A l’occasion de sa collaboration avec Ipanema, Philippe Starck nous a parlé de création, mais aussi de son rapport au design, au travail et au monde. Rencontre animée avec le roi des designers.

Pourquoi faire un partenariat avec une marque de chaussures ?
J’ai toujours cherché, de manière un peu naïve peut-être, à servir ma communauté. C’est pour cela que j’ai inventé – il y a plus de 20 ans – le concept de Design Démocratique, c’est-à-dire monter la qualité, descendre le prix afin de rendre accessible à tous des produits honnêtes, et quelques fois talentueux et amusants.
Dans ce travail, le plus important est l’honnêteté, ce qui n’est pas toujours facile dans notre société. Je me suis rendu compte que plus l’on s’approche du corps, plus l’on est forcé d’être honnête, car le corps ne ment pas, soit cela fonctionne soit cela ne fonctionne pas. Aussi, j’ai toujours été intéressé par les opportunités de réaliser des choses directement liées au corps, pour le corps. J’ai créé il y a plusieurs années la première compagnie de nourriture biologique du monde, avec du riz, du vin, des pâtes, de l’huile d’olive… Puis j’ai conçu des lunettes qui intègrent une charnière biomécanique inspirée de la clavicule humaine. Mais il restait toujours l’énigme de la chaussure. Je me souviens que ma grand-mère me disait : « On peut s’habiller n’importe comment, on peut être pauvre ou riche mais on doit toujours avoir des chaussures impeccables. » J’ai compris que dans la représentation, dans l’assurance de soi, dans la société, les chaussures ont un statut spécial. Cela m’a donné envie d’en créer, mais toujours dans mon cadre de design démocratique. Je voyage beaucoup avec ma femme Jasmine, et je me suis aperçu qu’environ deux tiers de la population mondiale portait un modèle de chaussure : la sandale. Un peu comme un jeans, la sandale est universelle, tout le monde peut la porter. Une fille Rockefeller va sortir de sa Porsche en sandales pour aller à la plage ou à la terrasse d’un café, et la pauvre jeune fille qui vit en Chine qui transporte son sac de riz aura la même paire de sandales. C’était un objet tout a fait démocratique grâce auquel je pouvais rendre service.
J’ai donc commencé à regarder les sandales en plastique dans les magasins et je me suis aperçu que si globalement les sandales rendaient le service demandé, il n’y avait pas de produits réellement élégants. C’était partout le même produit, la même sandale.

Parlez-nous de votre partenariat avec Ipanema.
J’ai toujours eu envie de travailler avec les grands injecteurs de plastique pour chaussure qui travaillent des matières et des couleurs qui n’existent pas pour le mobilier. J’ai rencontré la famille Grendene, qui sont des gens merveilleux. Propriétaires des marques Melissa et d’Ipanema, ils produisent 230 millions de paires de chaussures par an ; difficile d’imaginer une production plus démocratique.
Les chaussures ne sont pas un accessoire de mode, elles sont utiles. Je voulais les rendre élégantes, et pour cela il faut aller au minimum, à l’essentiel. Pourtant aller au minimum pour atteindre un maximum d’élégance est une des choses les plus compliquée à réaliser. Car s’il est facile de dessiner des modèles en quelques minutes, il faut ensuite pouvoir produire des millions d’exemplaires à des prix accessibles au plus grand nombre. Alors tout tient aux détails, et là c’est une de mes spécialités. Je ne lâche rien tant que nous ne sommes pas parvenu au minimum absolu. Pour la collection Ipanema with Starck, nous ne pouvions pas faire moins.
Malgré cela, c’est toujours l’humain qui m’intéresse. Je pense que nous sommes tous différents, avec des styles de vie multiples. Nous avons le droit de trouver des produits différents et qui nous correspondent. Pour cette première collection, j’ai donc créé 48 options, 48 sandales qui offrent des couleurs et des modèles différents. Nous avons suggéré 4 styles: Glamour, Nature (aux couleurs acidulées), Chic (noir ou blanc) et Arty (aux couleurs pétillantes) afin que la femme moderne puisse se reconnaître soi-même, d’un style ou dans plusieurs.

Cétait la première fois que vous faisiez des chaussures ?
J’ai fait un essai il y a très longtemps avec Puma mais à l’époque il manquait les technologies dont j’avais besoin. Malgré une apparence sportive la fabrication était encore traditionnelle alors que j’aspirais à un produit très technologique et en matière synthétique. J’en ai encore une paire et elle est formidable mais pas aussi structurellement révolutionnaire que ce que je voulais.

Y aura t-il aussi des modèles homme ?
Oui, mais selon moi le genre sexuel n’existe pas vraiment. J’ai en quelque sorte donné ma vision de la femme avec cette première collection et elle ne correspond pas forcément à la vision que l’on retrouve dans les magazines, ma vision met davantage en avant la notion d’intelligence. Mon plus grand intérêt est d’ailleurs ma féminité. La femme-femme et l’homme-homme n’existent plus et ne nous intéressent plus. Je suis passionné par les nouvelles théories avancées du genre et je suis de près les pays où les écoles considèrent la théorie de genre plutôt que de sexe comme en Suède. On n’oblige pas les filles à porter des robes et les garçons des pantalons. J’ai vu tellement de mes amis souffrir des petites boîtes dans lesquelles ils ne pouvaient pas entrer, sans oser le confier à leurs parents, certains vont jusqu’au suicide. Je pense que nous, les créateurs, les producteurs d’idées, nous avons un devoir de vision, celui de montrer ce en quoi l’on croit.

Il y a des collaborations que vous ne ferez jamais ?
Oui c’était une évidence. Ma société doit avoir presque 40 ans et à cette époque on ne parlait pas vraiment d’éthique, excepté en philosophie. Nous avons donc écrit une charte éthique qui explique que nous ne travaillons jamais pour les armes, le tabac, les spiritueux, les religions et les compagnies pétrolières qui causent des guerres et tout ce qui peut se rapporter à de l’argent sale. Nous avons toujours respecté cette charte éthique et pourtant la liste que je viens de donner regroupe les industries parmi les plus puissantes du monde, nous avons d’ailleurs souvent été sollicités. Nous réalisons des projets qui rendent service non pas à la personne qui commande le projet mais à la personne qui se servira du lieu ou du produit en question. Nous refusons donc 95% des propositions.

Quy a-til à côté du travail ?
Rien, parce que la création n’est pas un travail, c’est une addiction mais aussi la seule chose que je sais faire. Je travaille seul et me rend au bureau deux fois par mois. Nous vivons avec ma femme et ma fille dans des endroits reculés : une cabane au milieu de la forêt, sur une île ou dans la boue au milieu des huîtres que nous cultivons, sans électricité, sans eau, sans voiture, sans rien.

A quoi sert de sisoler ainsi ?
Cela nous permet de ne pas répéter ce que disent les autres. Les personnes qui sortent tous les soirs doivent sûrement trouver cela amusant mais comment voulez-vous résister au mainstream de pensée quand vous entendez tous les soirs ce que tout le monde pense –et qui en général répètent eux-mêmes ce que l’on peut lire dans les médias. Je ne lis pas les journaux, je ne regarde pas la télévision, je ne vais pas au cinéma. Je suis tout nu en face de ma feuille de papier, tous les jours entre 5 et 7 heures et jusqu’à 20 heures le soir. Si les gens connaissaient notre mode de vie, ils ne le croiraient pas. Nous prenons l’avion presque tous les jours très tôt le matin, nous pouvons nous rendre dans trois pays différents le même jour, toujours pour le travail, jamais pour le plaisir, d’ailleurs le tourisme ne m’intéresse pas. Ce mode de vie implique une grande organisation, cela fait 40 ans que chaque minute de ma vie est organisée des mois à l’avance.

Vous collectionnez des choses ?
Non, je n’aime pas ça, je n’aime pas accumuler des choses inutiles. Je trouve que cela a quelque chose de structurellement vide. Je n’ai pas envie de produire de la matière en plus. Aujourd’hui, le service s’est terriblement dramatisé parce que, s’il y a 20 ans, un métier comme le mien pouvait être considéré comme gentiment utile parce qu’il pouvait dans une certaine mesure améliorer la vie des gens, aujourd’hui il n’est plus question d’améliorer la vie des gens mais de la sauver. Moi je ne sais pas faire cela. Il y  a des métiers utiles qui sauvent des vies et des métiers inutiles. Par exemple, aujourd’hui des gens meurent parce qu’ils n’y ont pas d’eau, c’est là le vrai sujet.

Vous pensez que vous êtes inutile ?
Oui totalement. Je fais mon métier le mieux possible mais dans une bulle structurée d’inutilité. Cette bulle que j’ai fait parfaite est devenue obsolète. Plus on traite mal les sujets plus ils deviennent importants. Et puis il y a un effet boule de neige. J’aurais aimé être un ingénieur ou un chirurgien qui sauve des vies. Mais dire que je suis fier de cette chaise de plus, non. Quand je dis que je suis fier de quelque chose, c’est vrai mais à l’intérieur de mon sujet. La bulle dans laquelle il se trouve n’a aucune importance.

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