Qui est Lev Khesin, l’artiste inspiré par la cosmologie qui a collaboré avec Berluti ?

Article publié le 21 décembre 2021

Art

Interview : Henri Delebarre. Photo : Berluti x Lev Khesin.

Installé à Berlin depuis une vingtaine d’années, l’artiste russe Lev Khesin est le dernier à avoir été invité par la maison Berluti pour une collaboration. Dévoilée en avril 2021 à travers un film intitulé « Living Apart Together » et immortalisée par le photographe Lee Wei Swee dans notre dernier numéro, la collection automne-hiver 2021/2022 de la maison offrait une nouvelle dimension aux peintures abstraites de l’artiste russe, né en 1981, retranscrites par Kris Van Assche sur des chemises en soie, des pulls ou encore des costumes. 

Avec leurs frontières liquides et leurs traces de raclures, les peintures sur toile, bois ou plaque Dibond de Lev Khesin – dont les variations subtiles de couleurs ne sont pas sans évoquer les patines développées par Berluti – évoquent le geste inlassablement répété par l’artiste, comme pour ramener le·a spectateur·rice au moment de leur conception. Elles témoignent ainsi de la fascination de l’artiste pour le concept de création, dans le prolongement de sa réflexion sur l’origine de l’univers, qui l’a amené à s’intéresser à de nombreuses théories cosmologiques. Éclairé par les recherches de scientifiques comme le physicien américain Leonard Susskind, il donne naissance à des microcosmes picturaux à part entière dont l’espace absorbe le·a spectateur·rice. Entretien.
ANTIDOTE : Quand est né votre intérêt pour l’art ?
LEV KHESIN : Très tôt. J’ai grandi dans une famille très portée sur l’art. C’est moins évident, mais mon grand-père, qui était ingénieur dans une immense usine de moteurs pour bateaux et locomotives à Penza, m’a beaucoup influencé. Dans ma jeunesse, j’étais moi-même plus intéressé par la technologie que par l’art. Je me rêvais ingénieur dans l’aérospatial. C’est probablement pour cette raison que mon processus créatif mêle l’approche du peintre à celle de l’ingénieur. Je n’utilise quasiment pas d’outils traditionnellement utilisés dans l’art. La plupart des matériaux auxquels j’ai recours – grattoirs ou raclettes – viennent ainsi de magasins de bricolage.
Vous avez étudié au College of Art Education Savitski de Penza, avant d’intégrer l’Université des arts de Berlin. Que vous ont apporté ces deux formations ?
Penza, la première école d’art dans laquelle j’ai commencé à étudier, vers 16 ans, était très conservatrice. Presque rien n’a changé depuis le XIXe siècle. On y apprend l’art du portrait, le paysage, la nature morte… C’est très bien pour acquérir la technique et connaître l’histoire de l’art, mais on ne m’y a jamais parlé d’art contemporain. Après deux ans là-bas, j’ai fini par m’ennuyer. L’approche de l’Université des arts de Berlin est totalement différente. Quand j’ai emménagé en Allemagne au début des années 2000, je suis reparti de zéro. Je me suis concentré sur l’art abstrait, le minimalisme et j’ai commencé à me délester des matériaux traditionnels.

Vos peintures ne sont en effet pas composées de peinture à proprement parler mais de couches de silicone colorées et superposées. Quel est votre processus créatif ?
C’est toujours différent. Mais, en général, le panneau rigide, sous la matière picturale, fait office de squelette. Les premières couches de silicone sont souvent épaisses. Ensemble, ces couches forment la chair de l’œuvre. Puis j’ajoute la peau, constituée de couches de vernis plus fines. C’est principalement ce processus lui-même qui m’inspire. Mélanger une grande quantité de peinture épaisse, l’appliquer sur un support, improviser parce que rien ne se passe comme prévu, aller vite car le silicone sèche en 5 à 15 minutes après que je l’ai mélangé aux pigments… C’est une expérience fascinante, un jeu, en partie planifié mais avec une grande part de hasard. À mes débuts, j’ai essayé de travailler avec un algorithme précis en tête et des croquis. Mais ça n’a jamais fonctionné. Il m’a fallu accepter les accidents, l’imprévisibilité des matériaux. Aujourd’hui, toutes mes œuvres relèvent à 100% de l’improvisation.
La maison Berluti a fait appel à vous pour collaborer sur sa collection automne-hiver 2021/2022, baptisée « Living Apart Together ». Comment cela s’est-il passé ?
C’était assez surprenant. Il y a un an environ, j’étais en train de conduire quand mon téléphone s’est mis à sonner. L’appel venait d’un numéro français. Plus précisément de Maximilian Doerr, directeur du design chez Berluti. Il m’a proposé une collab’ et après avoir vu les pièces incroyables de la précédente collaboration de la marque avec l’artiste Brian Rochefort, j’étais obligé d’accepter. Pour ce projet, j’ai soumis des images digitales en haute-définition de mes œuvres à Berluti. J’aurais souhaité pouvoir venir à Paris, mais c’était impossible à cause de la pandémie.

À gauche : Lev Khesin, « Bimor », 2021 (52 x 35 cm, silicone et pigments sur toile). À droite : Berluti x Lev Khesin.
Lorsque l’on observe vos œuvres, on a presque la sensation de les toucher avec les yeux. Leurs bords sont comme des « frontières liquides » irrégulières. La matière dégouline. Faire sentir le travail effectué à la main est aussi très important pour la maison Berluti, et plus généralement pour le luxe et l’artisanat. Aviez-vous cela en tête lors de la création des pièces Berluti x Lev Khesin ?
Oui et non, car certaines propriétés d’une peinture ne peuvent – et ne doivent sans doute pas – être retranscrites littéralement dans le langage de la mode. Les transpositions littérales d’un médium à l’autre sont généralement ennuyeuses. Toucher le silicone de mes peintures et toucher une chemise Berluti en soie, c’est une sensation différente. Mais il y a en effet des parallèles à faire à propos de cet aspect « liquide ». La fluidité et le dynamisme de mes peintures se retrouvent dans les vêtements conçus avec Berluti.
Considérez-vous ces pièces comme de l’art portable ?
Oui, complètement.

« Ma peinture est à la fois plate et profonde, contrôlée et chaotique, aspirante et repoussante. »

Quelles relations entreteniez-vous avec le monde de la mode avant cette collaboration ?
Cette question est intéressante car ma mère a étudié le design de mode et travaillé comme designer avant de se consacrer aux arts visuels. Pendant mon enfance, dans notre appartement en Russie, il y avait des tonnes de magazines de mode – la plupart provenant d’Allemagne de l’Ouest – et de livres sur l’histoire de la mode. De nombreux échantillons de tissus fascinants, comme du velours ou des brocarts, traînaient un peu partout.
Vos œuvres évoquent les dégradés et juxtapositions de couleurs de Mark Rothko, mais avec plus de texture. Cet artiste vous inspire-t-il ?
Rothko est l’un de mes héros artistiques, ça ne fait aucun doute. Mais j’ai toujours eu le sentiment d’en avoir autant appris de William Turner. C’est le plus grand artiste de tous les temps à mes yeux.
Vous identifiez-vous au mouvement Color Field Painting, auquel Mark Rothko appartenait ?
J’admire le travail de certain·e·s peintres de ce mouvement ou de l’abstraction géométrique, mais l’époque des grands mouvements artistiques est révolue, non ? Je suis tout autant influencé par des artistes vraiment différents, qu’il s’agisse de Peter Fischli et David Weiss, ou encore de Vik Muniz. Leur travail n’a pas grand-chose à voir avec le mien, mais leur ironie m’inspire.

À gauche : Berluti x Lev Khesin. À droite : Lev Khesin, « Otionso », 2021 (44 x 35 cm, silicone et pigments sur toile).
En 2022, vous serez en résidence au Mark Rothko Art Centre, à Daugavpils, la ville natale du peintre, en Lettonie. Que comptez-vous y faire ?
Ce sera une résidence de 3 semaines, au cours de laquelle je vais compléter une série de petits formats. C’est un challenge, car normalement, chaque peinture m’occupe entre 2 et 3 mois pour les plus petites, et quelques années pour les plus grandes.
En parlant de formats, en comparaison avec les œuvres de Mark Rothko, pour la chapelle Rothko à Houston par exemple, vos œuvres sont relativement petites. Pourquoi ?
Le silicone est lourd et j’applique jusqu’à une centaine de couches, donc parfois, même les peintures relativement petites pèsent entre 15 et 20 kilos. Le plus grand format que j’ai fait jusqu’à présent mesure 2 x 1,7 mètres. J’aimerais faire de très grands formats, mais il faut que je trouve comment y parvenir sans une armée d’assistant·e·s. Je préfère travailler en solitaire.
Vos peintures créent un espace imaginaire dans lequel le·la spectateur·rice pénètre. Les multiples couches de silicone translucide de couleurs variées donnent une profondeur au tableau et invitent à s’y immerger. Faire entrer le·la spectateur·rice dans la toile, est-ce, comme Marc Rothko, un de vos buts ?
Si mes tableaux invitent à y pénétrer, je suis très heureux de l’entendre ! Mais il y a beaucoup plus de contradictions et d’agitation dans mon travail que dans celui de Rothko. Ce que j’aime surtout, ce sont les oxymores et faire interagir les opposés. Ma peinture est à la fois plate et profonde, contrôlée et chaotique, aspirante et repoussante.

À gauche : Lev Khesin, « Usterian », 2021 (42 x 33 cm, silicone et pigments sur bois). À droite : Berluti x Lev Khesin.
Vous avez récemment exposé une œuvre à la galerie Evelyn Drewes de Hambourg, à travers une exposition baptisée « Genesis ». Pourquoi ce titre ?
Principalement parce que, dernièrement, je m’inspire beaucoup d’ouvrages scientifiques et de podcasts de physiciens comme Neil deGrasse Tyson ou Brian Greene. Le mot « Genesis » est lié à l’idée d’émergence, de création. Il décrit l’Univers juste après le Big Bang, la création de la lumière. Ça m’inspire énormément. L’autre composante de ce titre, c’est celle métaphysique, la genèse étant aussi le premier livre du Vieux Testament.

« Mes œuvres – la plupart ayant une surface plane avec une profondeur transparente – ont davantage à voir avec l’hologramme qu’avec la peinture. »

Contrairement à de nombreuses peintures abstraites, les vôtres ont un titre. Pourquoi et comment les choisissez-vous ?
Je ressens un besoin de les nommer. Sans ces titres, quelque chose manquerait. Je choisi presque toujours des mots artificiels, parce que je ne veux pas que ces titres expliquent l’œuvre. Je cherche plutôt à ce qu’ils retranscrivent son optique de manière acoustique.

À gauche : Berluti x Lev Khesin. À droite : Lev Khesin, « Utu », 2021 (44 x 34 cm, silicone et pigments sur toile).
En 2020, vous présentiez une exposition intitulée « Die Welt als Hologramm » (« Le monde comme hologramme », en allemand) à la galerie Smudajescheck, à Munich. En plus de vos peintures, vous y exposiez des photos, des vidéos ainsi qu’une installation holographique. Cette exposition, et votre travail en général, s’appuie sur le dualisme entre réalité et illusion et sur la thèse du physicien américain Leonard Susskind selon laquelle le monde serait comparable à un hologramme. Même si elles sont abstraites, envisagez-vous donc vos œuvres comme des sortes de représentations de macrocosmes ?
La conférence « The World as a Hologram » donnée par Susskind en 2011 était dédiée à la théorie selon laquelle l’Univers, que nous percevons comme tridimensionnel, existerait en réalité sur une surface bidimensionnelle, l’horizon d’un trou noir géant. Cela paraît plausible mathématiquement, mais c’est difficile à prouver dans une réalité physique, avec les outils dont disposent les scientifiques à l’heure actuelle. Bien qu’il ne puisse pas y avoir de comparaison directe entre mon travail et les théories des physicien·ne·s sur l’Univers, en tant qu’artiste, je trouve intéressant d’établir des parallèles. Susskind cite d’ailleurs des peintures célèbres en guise d’exemples. Tout en contenant un espace tridimensionnel réaliste avec des personnages, la peinture ne montre qu’une illusion de la troisième dimension. C’est comme un hologramme, avec lequel une véritable information tridimensionnelle a été codée sur une surface bidimensionnelle. Mes œuvres – la plupart ayant une surface plane avec une profondeur transparente – ont davantage à voir avec l’hologramme qu’avec la peinture.

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