Il y a quelque chose de joyeusement étrange dans le travail de Daniel Sannwald. Tout commence bien, ou du moins c’est ce qu’on croit. Un mannequin, un peu de mode, un soupçon de make-up. Et puis on y regarde de plus près. Là, à l’endroit où l’on s’y attend le moins, il y a quelque chose. Un faux pas, une erreur, un bug, qu’on aperçoit du coin de l’œil. Quelquefois, ça saute aux yeux, de plein fouet, et parfois c’est moins évident de mettre le doigt dessus.
Salvador Dalí a dit un jour que le surréalisme est « destructeur, mais il ne détruit que ce qu’il considère comme des chaînes qui entravent notre vision. » À bien des égards, la vision de Sannwald et son maniement dangereusement iconoclaste de la technologie au sens large – des appareils photos de téléphones à clapet aux logiciels de retouche les plus perfectionnés – proposent une réinterprétation pop et profondément post-moderne du surréalisme. Son point de vue célèbre l’hyper-beauté tout en la déconstruisant simultanément, révélant le potentiel étrange des sujets les plus innocents.
Il était l’homme de la situation pour cette édition digitale d’Antidote, pour laquelle le magazine souhaitait sublimer et interroger le monde 3.0 dans lequel nous vivons. Neuf jours durant, Daniel a pris 150 photos entre Paris, Londres et New York. Ses armes de prédilection vont d’un téléphone low tech à un étroit réseau de virtuoses de la post-production. « J’ai cherché le contraste entre un fini parfait et quelque chose de plus brut », dit-il à propos des shootings. « Chaque jour était un nouveau jeu. J’ai vu ça comme une cour de récré géante. Je m’ennuie facilement, et j’adore expérimenter de nouvelles choses, j’aime voir ce qui se passe si on bricole ceci ou si on tire cela. L’idée c’est qu’il faut essayer en permanence de franchir ses propres limites », poursuit-il.
Il est comme ça Daniel, son approche indéniablement punk est émaillée d’un sens de l’humour simple et enfantin. En discutant avec lui, on a le sentiment qu’il est à la fois solidement ancré dans le réel mais qu’il croit mordicus aux légendes urbaines. C’est peut-être dû au fait que, derrière cet homme de 35 ans né en Allemagne et désormais bien établi à Londres (il est régulièrement sollicité par des publications comme Pop, Arena Homme+ ou i-D), se cache un passé particulièrement difficile. En fait, la photographie ne s’est pas imposée à lui d’une manière simple, ni évidente. Son père, artiste et photographe, meurt alors qu’il n’a que six ans.
Daniel était loin d’imaginer que, quelques années plus tard, il marcherait dans les pas de son père afin d’assembler le passé et le futur et de se réconcilier avec des souvenirs douloureux. « Je voulais me rappeler des choses positives à propos de mon père, et j’ai trouvé un lien avec lui à travers son travail. J’ai senti que je devais poursuivre sa voie », explique-t-il.
Après une adolescence débridée, il se retrouve adulte avant l’heure et part seul parcourir le monde. Il se rappelle alors avoir croisé un homme qui lui conseille de s’inscrire à l’illustre Académie Royale des Beaux-arts d’Anvers : « Je crois aux messages qui viennent jusqu’à moi, donc j’ai décidé de suivre ce conseil ».
C’est une révélation. À l’école, il rencontre des personnes qui ont les mêmes préoccupations et les mêmes passions que lui, et il peut alors se concentrer sur les siennes. C’est là que naît son approche subtilement révolutionnaire. « À l’époque, la tendance en photographie c’était le retour aux sources, faire de l’argentique, développer ses photos à la main. Mais je voulais créer des images en basse définition, pour les détruire, les salir. J’ai utilisé des photocopies, construit des esthétiques à la Tumblr, je cherchais à créer des chocs. » Quant à la mode, il y a été exposé sous sa forme la plus noble à l’académie d’Anvers, qui a notamment engendré des prodiges comme Martin Margiela et Ann Demeulemesteer. « J’ai pris conscience de l’étendue du potentiel créatif de la mode et de son pouvoir sémiotique », reconnaît-il.
Peu à peu, les choses bougent pour Daniel. Son diplôme en poche, il déménage à Londres, où Nicola Formichetti — qui travaille à l’époque pour Dazed&Confused — lui confie une page du magazine. La suite, on la connaît.
Désormais installé à Londres, près de Victoria Park, vous pouvez facilement le repérer en jogging baskets, probablement en train de fredonner le dernier morceau de Kelela. On dirait qu’il a trouvé une paix nouvelle qui n’entame en rien sa frénésie créative. Ses travaux lui permettent de réfléchir à la société : « Tout le monde est silencieusement obnubilé par son téléphone, comme si c’était la matrice. Nous vivons dans un silence incessant. Néanmoins, il y a quelque chose de fascinant et de beau à tirer de cette omniprésence d’images », conclut-il avec conviction.
Un texte d’Alice Pfeiffer