La lettre d’amour d’Edgar Allan Poe à Sarah Helen Whitman

Article publié le 18 janvier 2016

Art

Photo : Victor Demarchelier for The Paris Issue
Model : Marie Piovesan

Chaque semaine, en collaboration avec le site deslettres.fr, Antidote publiera les lettres d’amour de personnalités, qui nous ont touché, ému ou amusé. Aujourd’hui, celle du poète et écrivain Edgar Allan Poe à son amante Sarah Helen Whitman.

« En pressant ma dernière lettre entre vos chères mains, il passa en votre esprit comme un sentiment de l’amour qui rayonnait en ces pages, vous me le dites et je sens qu’il dut, en effet, en être ainsi ; mais en recevant la feuille sur laquelle vos yeux se posent en ce moment, aucune ombre du chagrin qui est en moi ne s’est-elle étendue sur vous ? Oh ! Dieu ! combien je maudis l’impuissance de la plume, la distance inexorable entre nous ! Je languis du désir de vous parler, à vous Helen, à vous en personne, d’être près de vous pendant que je parle, de presser doucement votre main dans la mienne, de regarder dans votre âme, à travers vos yeux, et de m’assurer ainsi que ma voix parvient jusqu’à votre cœur.

Seulement ainsi pourrais-je espérer vous faire comprendre ce que je sens ; et même ainsi je n’espérerais pas y arriver, car il n’est que l’amour qui puisse comprendre l’amour et, hélas ! vous ne m’aimez pas. Supportez-moi ! ayez patience avec moi ! car en vérité mon cœur est brisé ; et laissez-moi lutter comme je veux ; je ne puis vous écrire ce langage calme et froid d’un monde que je déteste, d’un monde pour lequel je n’ai aucun intérêt, d’un monde dont je ne suis pas. Je vous répète que mon cœur est brisé, que je n’ai plus d’autre but dans la vie, que je n’ai absolument d’autre désir que de mourir.

Ce ne sont pas là que phrases sans suite ; mais elles ne vous apparaîtront point comme telles car vous savez dans quelle agonie passionnée je les écris. « Vous ne m’aimez pas » ; en cette courte phrase je trouve tout ce que je peux concevoir du désespoir. Je n’ai aucune ressource, aucun espoir. La fierté même m’abandonne.

Vous ne m’aimez pas, ou vous n’auriez pu m’imposer cette torture de huit jours de silence. Vous ne m’aimez pas ou, répondant à mes prières, vous m’auriez dit : « Edgar, je vous aime. » Ah ! Helen, l’émotion qui me consume ne m’apprend que trop bien la nature des impulsions d’amour. De quel secours sont, dans ma douleur mortelle, vos mots enthousiastes de simple admiration ? Hélas ! hélas ! j’ai été aimé et un souvenir impitoyable me fait comparer ce que vous dites et les paroles sans valeur pour moi des autres. Mais, ah ! encore et par-dessus tout, vous ne m’aimez pas, ou vous auriez ressenti une sympathie trop complète avec la sensibilité de ma nature pour me blesser comme vous l’avez fait par cette phrase terrible de votre lettre : « Combien ai-je entendu d’hommes et de femmes dire de vous : il a une grande puissance intellectuelle, mais aucun principe, aucun sens moral. » Est-il possible que de telles expressions m’aient été rapportées, à moi, par quelqu’un que j’ai aimé – ah ! que j’aime – par quelqu’un aux pieds de qui je m’agenouillai – je m’agenouille encore – en la plus profonde adoration que jamais homme n’offrit à Dieu ? Et vous me demandez ensuite pourquoi de telles opinions existent ? Vous connaîtrez le remords de cette question, Helen, quand je vous dirai que jusqu’au moment où mes yeux ont vu ces horribles mots, je n’aurais jamais cru possible que de telles opinions pussent exister ; mais qu’elles soient, cela brise mon cœur et nous sépare à jamais. Je vous aime trop sincèrement pour vous avoir jamais offert ma main, pour avoir jamais cherché votre amour, si j’avais su mon nom sali comme vous me le laissez entendre. Oh ! Dieu ! que puis-je vous dire, Helen, chère Helen ? Laissez-moi maintenant vous donner ce nom si je ne dois plus à l’avenir vous nommer ainsi.

C’est complètement en vain que je cherche en ma mémoire et ma conscience. Il n’est point pour moi de serment plus sacré que celui juré sur l’amour tout divin que je vous porte. Par cet amour, puis par le Dieu qui règne dans le Ciel, je vous jure que mon âme est incapable de déshonneur ; que, à l’exception de quelques folies et excès que je regrette amèrement, mais auxquels j’ai été poussé par un chagrin intolérable, et qui sont commis journellement par d’autres sans attirer la moindre attention, je ne puis me souvenir d’aucun acte dans ma vie qui ferait rougir mon front ou le vôtre. Si j’ai jamais péché dans ce sens, ça a été à cause de ce que le monde appelle une idée Don Quichottesque de l’honneur et du chevaleresque. Mon attachement à cette idée a été la vraie volupté de ma vie. C’est pour ce genre de jouissance que, dans ma toute jeunesse, j’abandonnai volontairement une grande fortune plutôt que de supporter un affront insignifiant. Ce fut aussi pour cela que plus tard, faisant violence à mon cœur, je me mariai pour le bonheur d’une autre personne, bien que sachant que le mien était impossible.

Ah ! combien profond est mon amour pour vous puisqu’il me force à ces égoïsmes pour lesquels vous me mépriserez inévitablement. Néanmoins, je dois maintenant vous dire la vérité ou rien. C’est toujours pour le même sentiment dont je vous parle qu’à une sombre époque de ma vie, pour une personne qui, tout en me trompant et me trahissant, m’aimait toujours beaucoup, je sacrifiai ce qui aux yeux des hommes paraissait être mon honneur, plutôt que d’abandonner ce qui était l’honneur aux yeux de cette femme et aux miens. Mais hélas, pendant près de trois ans, j’ai été malade, pauvre, vivant en dehors du monde, et j’ai ainsi, comme je le vois avec tristesse, donné l’occasion à mes ennemis, et surtout à l’un d’eux, le plus mauvais et le plus tenace des démons, une femme dont je ne pouvais que repousser l’amour répugnant, de médire de moi en privé, sans que j’en sache rien et par conséquent avec impunité. […]

Mais la phrase cruelle de votre lettre n’aurait pas pu me blesser aussi profondément, si mon âme avait été d’abord fortifiée par ces assurances de votre amour, que je suppliai si désespérément – si vainement – et, je le sens maintenant, si présomptueusement. Que nos deux âmes ne sont qu’une, chaque ligne que vous écrivez me le prouve, mais nos cœurs ne battent pas à l’unisson.

Dites-moi, chérie, à votre cœur un ange a-t-il jamais murmuré que les plus beaux vers de toute la poésie humaine sont ceux-ci, si usés qu’ils soient !

            Je ne sais pas, je ne demande pas si tu es coupable en ton cœur,

            Je sais seulement que je t’aime, qui que tu sois.

Quand je lus votre lettre, je ne pus d’abord que verser des larmes, tout en répétant toujours et toujours ces vers magnifiques et si universels, jusqu’à ce que les battements passionnés de mon cœur m’aient presque empêché d’entendre ma voix.

Pardonnez-moi, bonne et seule aimée Helen, s’il y a quelque amertume dans ces mots. Envers vous il n’y a aucune place en mon âme pour un sentiment autre que la dévotion – c’est le seul sort que j’accuse ; c’est ma propre nature malheureuse qui me conquiert comme l’amour vrai d’aucune femme que je pourrais, par une possibilité quelconque, aimer.

J’ai appris quelque chose, il y a un ou deux jours, qui, si votre dernière lettre ne m’était jamais parvenue, n’aurait peut-être pas irréparablement troublé nos relations entre nous, mais qui, cependant, dessèche à jamais les derniers espoirs que je nourrissais en mon sein. Quelques mots suffiront à vous expliquer ce que je veux dire. Peu de temps après que j’eus reçu votre « Valentine », j’appris, pour la première fois, que vous étiez libre – pas mariée. Je n’en ai pas la prétention d’exprimer ce qui est absolument inexprimable, ce farouche, interminable frisson de joie qui parcourut tout mon être en apprenant qu’il n’était pas impossible que je puisse, un jour, vous donner le titre sacré d’« épouse » ; mais il y avait une ombre à ce bonheur, je craignais de découvrir que vous apparteniez à un cercle social supérieur au mien. Laissez-moi vous parler maintenant franchement, Helen, car il ne me sera peut-être plus permis de vous parler ainsi. Laissez-moi vous parler ouvertement, sans crainte, me fiant à la générosité de votre esprit pour la véritable interprétation du mien. Je répète donc que je craignais que vous fussiez d’une situation supérieure à la mienne. Si grande était ma crainte que vous soyez riche, ou du moins possédiez quelque bien qui puisse passer pour richesse aux yeux d’un être aussi pauvre que je me suis toujours permis de l’être, que, le jour dont je vous parle, je n’eus pas le courage de questionner à votre sujet la personne qui m’informait. […]

Je suis arrivé à vous imaginer ambitieuse, peut-être à cause de vos vers :

            Pas un oiseau qui vole dans la forêt

            Ne partagera notre aire élevée !

Mais mon âme se consumait d’ambition pour vous, bien que j’aie toujours condamné ce sentiment pour moi. Ce ne fut qu’alors, alors que je pensais à vous, que j’exultai à la pensée de ce que je pouvais accomplir dans les Lettres et l’influence littéraire, dans le plus grand et le plus noble champ de l’ambition humaine.

« J’érigerai, dis-je, un trône plus fier que celui d’aucun monarque et sur ce trône elle – elle – sera ma reine. » Quand je vous vis, néanmoins, quand je touchai votre douce main, quand j’entendis votre douce voix et m’aperçus combien je m’étais trompé sur votre nature de femme, ces visions s’évanouirent doucement dans le soleil d’un ineffable amour ; et je laissai mon imagination me transporter avec vous, et les rares qui nous aiment, au bord d’une rivière tranquille, dans quelque belle vallée de chez nous.

Là, point trop séparés du monde, nous cultivions notre goût, affranchis du contrôle des conventions, mais esclaves jurés d’un art naturel, en bâtissant pour nous un cottage devant lequel nul être humain ne pourrait passer sans un cri d’émerveillement à son étrange, bizarre, incompréhensible et pourtant simple beauté. Oh ! sous quelles fleurs douces, splendides, mais pas toujours rares, nous l’ensevelissions à demi ! La grandeur des magnolias distants et des tulipiers qui le gardaient, le velours voluptueux de ses gazons, le cristal du ruisseau qui coulait à sa porte, le confort de bon goût et tranquille de l’intérieur, la musique, les livres les tableaux sans faste et, par-dessus tout, l’amour, l’amour qui étendait sur le tout une gloire internissable !

Ah ! Helen, mon cœur se brise, réellement, et je dois maintenant mettre fin à ces rêves divins. Hélas ! tout est rêve maintenant ; car j’ai récemment appris sur vous ce qui (joint à votre lettre et à ce dont votre lettre ne m’assure pas) met pour toujours hors de mon pouvoir de vous demander – de vous demander à nouveau – de devenir ma femme. Que plusieurs personnes en votre présence aient déclaré que je manquais d’honneur, appelle irrésistiblement à un instinct de ma nature – un instinct que je sens être l’honneur, quoi qu’en disent ces personnes sans honneur, et m’interdit, dans cette circonstance, de vous insulter par mon amour ; mais que vous soyez tout à fait indépendante en ce qui concerne votre position mondaine (comme je viens de l’apprendre), en un mot que vous soyez relativement riche alors que je suis pauvre, creuse entre nous un abîme – un abîme, hélas ! que le chagrin et la médisance du monde m’ont rendu à jamais infranchissable. […]

Ce fut, je crois, vers le 10 septembre que l’aimable manuscrit de vos vers me parvint à Richmond. J’avais fait une conférence à Lowell le 10 juillet. Je reçus votre première lettre à Fordham le soir du samedi 30 septembre. J’étais à Providence, ou dans ses environs, le lundi que vous dites. Dans la matinée, je visitai encore une fois le cimetière – à six heures du soir je quittai la ville par le train de Stonington pour New York. Je ne puis vous expliquer, puisque je ne le comprends pas moi-même, le sentiment qui m’obligea à partir sans vous revoir, sans vous dire une deuxième fois adieu. J’avais un triste pressentiment au cœur. Dans la solitude du cimetière vous étiez assise à mes côtés, à la place même où pour la première fois mon bras entoura votre taille.

Edgar »

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