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Chaque semaine, en collaboration avec le site deslettres.fr, Antidote publiera les lettres d’amour de personnalités, qui nous ont touché, ému ou amusé. Aujourd’hui, celle du poète Théophile Gautier à Carlotta Grisi, danseuse italienne et sœur de sa compagne Ernesta Grisi .
« Chère âme,
Me voilà revenu dans ma maison. Mon corps seul y est entré, mais mon âme est là-bas avec vous et vous suit fidèlement à travers votre vie dont elle connait si bien l’arrangement. Elle se lève avec vous et après vous avoir accompagné toute la journée, elle s’arrête le soir sur le seuil de votre porte à l’instant des adieux. Ne sentez-vous pas alors sur votre col et sur votre joue comme un léger frémissement comme une tiédeur d’haleine ? C’est moi qui vous embrasse et vous enveloppe d’une caresse lointaine. Pensez-vous à moi à ce moment et lorsque vous passez devant ma chambre pour descendre au salon n’avez-vous pas quelquefois l’envie d’y entrer comme si j’y étais encore et de m’offrir sur vos douces lèvres cette goutte de nectar qui me fait vivre ? Ce me serait une bien chère consolation de le croire. Je ne voudrais pas que mon absence vous fût pénible et cependant je serais désolé que vous ne la sentissiez pas. Etre un peu nécessaire à votre cœur c’est, vous le savez bien, ma seule ambition. Oh si quelquefois, la tête inclinée sur cette éternelle tapisserie qui semble vous absorber et laisse votre pensée libre, vous faisiez un court voyage imaginaire vers celui qui n’est plus là, comme je serais heureux ! Mais je n’ose m’en flatter car s’il y a des jours où je crois que vous m’aimez beaucoup — vous me l’avez dit en ces termes mêmes — il y en a d’autres où il me semble que vous ne m’aimez pas du tout et cette idée me rend parfois bien triste. Vous êtes si réservée, si impénétrable, si recouverte de voiles pudiques qu’il est souvent difficile d’apercevoir votre vraie idée. Les occasions de vous parler à cœur ouvert sont si rares que plus qu’une fois je me suis en allé de St-Jean comme j’étais venu sans pouvoir vous dire la phrase qui m’avait fait faire cent lieues. Mais n’est-ce pas quoique je ne puisse pas vous exprimer mes sentiments vous sentez que je vous aime, que je n’ai pas d’autre pensée que la vôtre, que vous êtes ma vie, mon âme, mon éternel désir, mon adoration que rien ne lasse et ne rebute et que vous tenez entre vos mains mon malheur et mon bonheur. Vous en êtes bien convaincue.
O méchante, ô cruelle, ô injuste ! Pourquoi me faire si longtemps attendre après m’avoir permis un espoir qui ne se réalise jamais ! Que faut-il faire pour gagner tout à fait votre cœur. Quelle parole dire, quel philtre employer ? Il y a si longtemps que je vous aime ! N’attendez pas que je sois mort pour avoir pitié de moi. Comme je vais m’ennuyer loin de vous cet hiver ! Comme tout me semblera vide, désert et disparu. Là où vous n’êtes pas il fait nuit pour moi, quand mille bougies étincelleraient aux lustres. Quelles journées charmantes, hélas ! trop rapidement passées que ces fêtes de Noël et du Jour de l’An qui m’avaient fourni un prétexte pour vous aller voir. Bien courts ont été les instants où j’ai pu vous voir seule mais combien délicieux ! Je parle pour moi du moins et peut-être vous-même les avez-vous trouvés agréables.
Puisque je suis privé pour deux ou trois mois du sourire de vos yeux et des trois minutes de paradis, que vous seriez bonne de m’écrire pour moi, moi seul, quelques lignes un peu moins vagues que les lettres officielles, où vous laisseriez transparaître un peu plus votre affection trop bien cachée. Vous rappelez-vous l’adresse au moins ? Rue de Beaune no 12. Il y a si longtemps qu’aucune petite lettre furtive n’est venue de Genève se ranger dans la petite boîte de malachite à côté des anciennes. Tâchez de trouver, à travers votre vie si occupée, quelques minutes pour me faire ce bonheur. Si mon amour pour vous pouvait augmenter, je vous en aimerais davantage.
Et maintenant pour terminer cette lettre, laissez-moi me figurer que je vous tiens entre mes bras contre mon cœur que j’aspire votre âme sur vos lèvres et que vous ne refusez pas la mienne.
A vous invinciblement, obstinément et passionnément.
Votre esclave
Théophile Gautier »