Les expositions dédiées à la plateforme se multiplient, ainsi que les carrières 3.0. Aujourd’hui, les artistes s’en emparent même pour dévoiler leurs œuvres et les vendre. Le réseau serait-il en train de détrôner curateurs, galeristes et marchands d’art ?
Cet été, l’iconique Cindy Sherman a « break the internet » en bonne et due forme. Connue pour ses autoportraits grimés en grands archétypes féminins, elle dévoile des dizaines de nouveaux clichés sans crier gare. Un choc pour les aficionados, et pas seulement parce qu’elle avait déclaré avoir mis fin à cette pratique : les photos n’étaient pas exposées dans une des prestigieuses galeries qui la représentent, mais mises en scène sur son compte Instagram, soudainement rendu public. Là, on y découvrait des selfies déformés avec l’application de retouche FaceTune et la simulation de maquillage Perfect365. Les posts étaient accompagnés d’une légende pince-sans-rire faisant référence à divers d’époque : la femme sortant de son cours de fitness, juste avant une injection de Botox, ou encore vêtue d’un large hoodie comme un ado.
Si l’artiste s’est imposée par ses autoportraits questionnant la société du spectacle, quel meilleur endroit que cette plateforme pour sonder le narcissisme digitalisé d’aujourd’hui ? Ainsi, elle questionne la valeur des photos que nous produisons tous au quotidien et rappelle combien les réseaux sociaux sont une forme de curatoriat de l’intime.
UN OBJET DE QUESTIONNEMENT
Comme l’analyse le philosophe Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, chaque progrès technologique est à la fois une influence et une remise en question du monde de l’art à une époque donnée. Instagram n’est pas laissé pour compte : la plateforme est une source abyssale d’inspiration, de diffusion et de questionnement depuis son lancement en 2010 ; elle est même le centre de carrières de jeunes artistes y voyant une métaphore de la société actuelle.
Par exemple, la Suédoise Arvida Byström fait de son compte une sorte de musée permanent de ses clichés, qui suivent et répondent aux tendances de la plateforme – une utilisation prépondérante du rose dit Millenial, des jeux autour de hashtags en vogue, des ribambelles de selfies très ou pas du tout filtrés, dans le but de questionner le quotidien féminin 3.0, et son instantanéité travaillée au millimètre. Pour Chloé Wise, peintre et sculptrice hyperconnectée, son compte documente son processus créatif ainsi que son quotidien, avec une telle viralité que celui-ci est devenu une œuvre d’art parrallèle.
Comme elle l’explique, Instagram est « un lieu d’accès à l’information, de médiation, mais aussi de documentation de mes pièces, et de création à part entière » en ajoutant de sa propre mise en scène : « où tracer la démarcation entre mon travail et sa documentation ? Entre le personnage que j’ai créé de moi-même, et qui je suis vraiment ? Entre ce que je montre en ligne et qui je suis hors-ligne ? C’est plus trouble que jamais, et justement ce qui rend la chose fascinante.»
Un flou révélateur de grandes questions d’époques : c’est aussi la base de la pratique de l’américain Brad Troemel, qui lance d’abord un blog Tumblr puis une page Instagram qu’il décrit comme « une usine d’images », chacune accompagnée de texte visant à brouiller la distinction – et donc la hiérarchie – entre art et meme.
Et l’Argentine Amalia Ulman va jusqu’à s’inventer une double vie en ligne qui évoluerait au fil des mois, passant par diverses phases radicalement opposées (une jeune fille ingénue, une caillera, une femme enceinte, une escorte), pour observer la réaction des internautes, souvent violentes. Ce travail quasi anthropologique est récemment apparu sur les murs de la Tate Moderne ainsi qu’à la Whitechapel Gallery de Londres.
UN SUJET D’EXPOSITION
Elle n’est pas la seule à voir une production pensée pour la plateforme se retrouver accrochée dans les plus grands musées. Cet été, la galerie Saatchi attirait des foules vers son exposition From Selfie to Self-Expression, qui mettait côte-à-côte des autoportraits de Frida Kahlo, Van Gogh, et Kim Kardashian. La dernière partie de l’exposition était participative et proposait au public de poster son propre cliché accompagné du hashtag #SelfExpression dans la possibilité de se retrouver exposé. « Auparavant, la représentation de soi était réservée aux gens qui avaient accès à l’apprentissage de la peinture et aux matériaux ; aujourd’hui, cette expression s’est démocratisée grâce à nos smartphones. (Cette exposition) met en question la subjectivité de l’histoire de l’art qui élit une poignée d’artistes par génération et les déclare des génies », explique Nigel Hurst, le directeur exécutif de l’espace.
Repenser la distinction entre l’œuvre et celui qui la consomme, c’est également ce à quoi Cory Arcangel, basé à Brooklyn, dédie une large partie de son travail : au fil de ses réseaux sociaux, il mène une véritable étude de la viralité en postant, observant, documentant ce qui entraine des likes et des clics. Ces images conçues dans le but de générer une réaction – un débat plus large sur le statut de l’artiste et de son public – ont été exposées au Whitney Museum, au New Museum et au Barbican entre autres.
Quant au duo Lizzie Fitch et Ryan Trecartin, ils sont invités au Musée d’Art Moderne de Paris afin d’exposer les identités multiples qu’ils s’inventent en ligne – dans le but d’adresser l’utopie personnelle que l’on met tous en scène sur Instagram à défaut de la vivre au quotidien.
Photo : exposition « Richard Prince : New Portraits » à la galerie Gagosian de New York
Quant à l’artiste américain Richard Prince, il va jusqu’à imaginer un show entièrement composé de captures d’écran de comptes anonymes qu’il suit lors de la Frieze Art Fair de New York – un choix aligné avec sa passion de la jeunesse et la spontanéité. Les impressions sont vendues 90 000 dollars pièce.
LE MARCHAND D’ART DU FUTUR
Doucement, on remarque donc non seulement le pouvoir d’inspiration de la plateforme, mais aussi sa force économique comme dénicheur de talents et musée du futur. Selon l’annuel Hiscox Online Trade Report, une étude de marché sur l’utilisation des outils technologiques du monde de l’art, la plus grande évolution serait la transaction d’art sur Instagram : 48 pourcent des acheteurs disent utiliser l’outil au quotidien, dont 65 pourcent chez les moins de 35 ans. Vogue US décrit la plateforme comme « le marchand d’art le plus éminent de l’époque » suite à cette recherche ; le site Artsy donne dorénavant des cours d’utilisation commerciale du réseau aux artistes novices. Et la galerie Victoria Miro affiche même un hashtag dédié à côté des œuvres de son artiste Yayoi Kusama, #instakusama, car les #artselfies boostent la popularité et le potentiel bankable d’une œuvre, explique le site Artnet.
Aujourd’hui, de plus en plus d’artistes dont Ashley Longshore, qui jouit d’une popularité chez de nombreuses stars d’Hollywood, préfèrent vendre leurs œuvres par DM (direct message, ndlr) et couper la commission que retiendrait la galerie. «C’est à chaque artiste de devenir le business man de son travail, et les réseaux sociaux permettent ça » explique-t-elle. « Je poste une photo d’une œuvre, et je reçois des détails bancaires avant même que la peinture soit sèche » dit-elle. Couper à la commission de la galerie, c’est aussi ce que permet l’appli Wydr, le Tinder de la vente d’art, qui matche des œuvres d’art et des particuliers sans passer par un commissaire ou une maison de vente ou une foire.
Libéraliser le métier d’artiste, faciliter la discussion entre clients et créateurs semblerait à priori un pas démocratique. Néanmoins, un souci demeure. Comme l’explique Stéphanie Kelly, directrice de la Affordable Art Fair lors d’un Ted Talk dédié « Si on se plie à une visibilité et une expérience de l’œuvre Instagram, on répond à des demandes de critères très Instagram-friendly », et comme dans la mode, on perd une qualité, un savoir-faire perceptible seulement en proximité de la pièce et non sa représentation en ligne. Sans oublier les règles de bienséance imposée autour de la nudité sur les réseaux, qui ont même banni des peintures anciennes. Vendre, mais à quel prix ?