L’art numérique est-il l’art du XXIe siècle ?

Article publié le 3 avril 2015

Art

« Mais où est passé cet adaptateur Thunderbolt ?! » Il est 17 h 30, et le creative technologist de l’exposition « Matt Pyke & Friends » à La Gaité Lyrique n’est pas de bonne humeur. Dans une heure trente, les portes du Centre ouvriront et cette exposition à base de projections monumentales, d’animation hyper léchée et d’Oeuvres interactives repose aussi un peu sur cet adaptateur Thunderbolt «qui était là, sur la table, il y a 5 minutes », au milieu des huit MacBook Pro, des tablettes graphiques, des souris bluetooth, du Coca Zéro et du stress. Si cet objet anodin a suscité un léger moment de colère quelques minutes (il a fini par être retrouvé), c’est parce qu’il fait partie de la boîte à outils nécessaire à Matt Pyke pour diffuser ses travaux, ainsi que ceux d’une bonne partie des artistes numériques. Serveurs, Cloud, logiciels de retouche, de montage et de 3D, algorithmes, GPS, pistons hydrauliques, câbles de toutes sortes et mille autres technologie encore : ce sont les pinceaux, les systèmes de diffusion et les accélérateurs pour l’art d’une toute nouvelle génération d’artistes. Face au « paradigme numériques de 3D, algorithmes, GPS, pistons hydrauliques, câbles de toutes sortes et mille autres technologies encore : ce sont les pinceaux, les systèmes de diffusion et les accélérateurs pour l’art d’une toute nouvelle génération d’artistes. Face au « paradigme de l’art contemporain », le paradigme de l’art numérique est en reformulation constante : de la simple connectivité (Net-Art) aux big data (Data visualisation), l’art numérique est la seule forme d’art dont les ressorts se reconfigurent tous les jours, au rythme des innovations technologiques et des interconnexions entre les êtres, les objets connectés, les algorithmes et qui sait quoi d’autre encore.

Intér(n)et

Un art «en perpétuelle fraîcheur » qui, après avoir intéressé des groupes de créatifs mi-hackers mi-artistes (dont les propositions plastiques étaient, disons-le, souvent faibles), excite désormais des artistes aux propos plus denses, aux process prenant pleinement conscience des potentiels du réseau, et à l’esthétique plus affirmée. Nourris à Youtube, aux jeux vidéo et aux mix de médias, ces artistes intéressent désormais les institutions, les marques, et certains curateurs… Dont le plus influent : Hans Ulrich Obrist (Serpentine Gallery) a initié en 2014 avec Simon Castets (Swiss Institute) 89plus, une initiative qui réunit des artistes travaillant aux confluences de l’art et de la technologie. «C’est un moyen de faire de la recherche en tant que curateurs du xxie siècle », explique Hans Ulrich (The New York Times). Plus de 5000 artistes ont répondu au projet et plusieurs centaines ont participé à des workshops organisés à la Serpentine Gallery, au Park Avenue Armory à New York et au Museo Jumex à Mexico.

De nouvelles galeries apparaissent, aux propositions plastiques exigeantes, telles les galeries XPO (Paris) et Transfer (New York) qui proposent des artistes dont les thèmes font écho au monde numérisé dans lequel nous vivons ; comme Grégory Chatonsky et ses univers traversés par les erreurs informatiques, recomposés par les intelligences artificielles, et questionnant la mémoire universelle du Cloud.

Creative.Technologist

Autre indice : l’art numérique fascine les marques. Et quand on sait à quel point les marques ont accéléré la diffusion de l’art contemporain auprès du grand public, on imagine que c’est un symptôme avant-coureur puissant. Intel et son programme Creators Project réunit plusieurs dizaines d’artistes numériques sur une même plateforme d’expression ; Google a son Cultural Institute et son Lab qui « facilite les collaborations avec les artistes et les institutions » et propose à des artistes en résidence de bénéficier des technologies Google pour la création d’oeuvres numériques. Prochaine étape : les marques non-technologiques.

Cela semble en passe de se réaliser depuis que l’art numérique est approprié par le monde de la publicité. « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », disait Arthur C. Clarke. Une magie dont les publicitaires ont besoin. Si l’art et la communication sont de plus en plus liés, la technologie s’est, en quelques années, taillée une place de choix dans l’équation. Vecteur de nouveau, d’inexploré, elle est en passe de redonner un souffle d’ouverture au raisonnement créatif classique, usé et cantonné à des canaux historiquement descendants, « top down », et figés. En 2013, le mythique comité publicitaire des Cannes Lions inaugurait son grand prix Innovation, et récompensait non pas une campagne, non pas une opération événementielle grandiloquente, mais Cinder, un outil de création numérique. «Le message est clair. Les initiatives s’enchaînent, la cote des creative coders s’envole, le métier de Creative Technologist enflamme les CV. Une agence de communication stylée se doit d’avoir son lab, ses quelques arduino boards et son Oculus Rift de démonstration », explique Fabrice Starzinskas, créatif publicitaire qui évolue entre art et technologie.

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Conscie.nce

Si l’art numérique rencontre le marché (ce qui, d’après les marqueurs de l’art contemporain, constitue une forme de légitimité, contestée, mais objective), ce champ artistique est aussi celui qui attaque avec une acidité remarquable les dérives de notre monde numérisé. Quoi d’autre que ce champ artistique innervé par le digital est mieux placé pour s’attaquer à la surveillance généralisée de la NSA, aux drones militaires, aux atteintes à notre vie privée, ou aux dangers des intelligences artificielles ? Quelques exemples.

Le travail de Paolo Cirio retourne contre le marché les outils numériques qu’elle développe et met en oeuvre jusqu’à l’excès. Son site « Google Will Eat Itself » propose aux internautes de cliquer sur des publicités Google, le fruit des revenus publicitaires étant destiné à racheter des actions de Google. Paolo pousse la machine infernale du capitalisme encore plus loin avec Loophole4All qui consiste à « démocratiser l’évasion fiscale », par l’achat de contrefaçons d’actes de création d’entreprises localisées dans les îles Caïmans. Ces sociétés étant anonymes et secrètes, l’administration n’a aucun moyen de savoir si vos déclarations d’impôts sont légales ou non. «Software is eating the world », disait l’investisseur superstar Marc Andreessen. « Software will eat itself », lui répond Paolo Cirio.

Dans un thème adjacent, le collectif RYBN met en cause l’automatisation des actes d’achats sur les places de marché, en démontrant leur folie. Leur algorithme ADM VIII dispose de 8000 euros et réalise des transactions boursières automatisées, twittées en direct. Le code est open-source, à l’inverse de ceux des vraies banques, qui valent des millions. « Aujourd’hui, ces modèles prédictifs basés sur d’importants volumes de données se généralisent dans le domaine économique, comme social et politique, avec le risque d’une “gouvernementalité algorithmique” (Libération) ».

Le monde numérique semble immatériel. Il n’en est rien puisqu’il repose sur d’énormes centres de données, au bilan carbone énorme. Ce matériel industriel et ultra-énergivore servant à notre consommation de vidéos de chats quotidienne est au coeur du Prix Cube pour la jeune création en art numérique attribué à Stefan Tiefengraber. Sur UGSD.net, il propose à l’internaute de cliquer sur un bouton. Dès lors que plusieurs visiteurs cliquent, les marteaux s’abattent sur le serveur et il devient impossible d’accéder au site. « Aujourd’hui, la plupart des usagers ne savent plus où se trouve un site web, ni où résident leurs données qui flottent dans le cloud, auquel ils se connectent via leur smartphone. Mais il faut bien un serveur pour les stocker, des bâtiments sécurisés pour les protéger, de l’électricité pour les alimenter. Je souhaitais montrer cette matérialité du réseau, ce qui se cache derrière un site web (Libération) » .

Autre coup de coeur : le prix Duchamp. Julien Prévieux tourne en ridicule les gestes brevetés dans son animation « What Shall We Do Next ». Du plus simple au progressivement complexe, ils témoignent de la spécialisation de la gestuelle liée aux nouvelles interfaces. Si nos gestes s’adaptent aux technologies et non l’inverse, serions-nous devenus subrepticement des robots ?

La surveillance via le réseau est aussi un des thèmes récents de quelques artistes numériques : avec des lentilles utilisées par des astronomes, Trevor Paglen saisit des drones et des satellites, des bâtiments des data-centers de la NSA et du Pentagone, bases militaires, zones interdites. Ces images, non contrôlées par les agences de sécurité américaines, sont autant d’artefacts d’un monde caché destinés à « étendre le vocabulaire visuel utilisé pour “voir” la communauté du renseignement ». Les zones d’information militaire cachées sont aussi questionnées par James Bridle, auteur de Dronestagram qui poste régulièrement des vues de Google Maps de la géolocalisation de zones de frappe de drones — ces données émanant du Bureau of Investigative Journalism. Le contraste entre la cruauté des frappes et la légèreté d’Instagram est frappant. Pourtant,les militaires et Instagram utilisent les mêmes outils-serveurs informatiques qui nous servent à visualiser notre environnement et le monde.

Les artistes qui prendront le pouvoir dans 5 ou 10 ans seront tous nés en même temps que le Web. À l’image de ce mouvement qui semble d’être enclenché seront porteurs de nouvelles esthétique et critiques du monde numérisé qui les entourent, Qu’ils le veulent ou non, leur travail sera influencé par la digitalisation des outils. L’art numérique sera sans doute l’art du xixe siècle. Avec ou sans adaptateur Thunderbolt.

Légendes

Jing Wen @ Women Management Paris et Supreme Management New York. Top et jupe en crêpe à sangles noires, Mugler. Ceinture Kenzo. p 152
Photographie: Daniel Sannwald.
Réalisation: Yann Weber.
Postproduction: Studio Private.

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