Texte : Violaine Schütz
Dans son film Made in U.S.A., le cinéaste de la nouvelle vague confronte deux des plus belles femmes -à franges de l’époque- (voire de tous les temps) Anna Karina et Marianne Faithfull, dans un clip poétique mettant en scène la mythique ballade de cette dernière, l’émouvante As Tears go by.
Le contexte : En 1966, Godard réalise un de ses films les moins bien compris, l’étrange, ambitieux , politique, philosophique et absurde Made In U.S.A. L’histoire, inspirée d’une histoire vraie ? Paula Nelson (Anna Karina) recherche son fiancé, Richard Politzer, journaliste et le retrouve mort. S’en suivent des aventures qui lui donnent le sentiment, selon les mots du réalisateur, de « naviguer dans un film de Walt Disney, mais joué par Humphrey Bogart, donc dans un film politique. » Parmi les rencontres folles du personnage, on croise la chanteuse Marianne Faithfull, alors âgée de 19 ans, dans un café. Jean-Luc Godard s’invente alors clippeur en filmant deux minutes de performance de la jeune muse des Rolling Stones « a cappella ». Elle y interpréte avec fragilité et émotion « As Tears Go By », qui est devenu un tube folk dans une version plus orchestrée avec instruments à vent et cordes et chœurs féminins, en 1964. Cela lui donne l’occasion d’opposer à l’écran (en champ-contre-champ) deux sex-symboles des années 1960. La brune, Anna Karina, à la beauté confondante, ex épouse du cinéaste, et la blonde, Marianne, surnommée à l’époque « l’ange aux gros seins » qui entretient une liaison passionnée (entre drogues et disputes) avec Mick Jagger. La Parisienne et la Londonienne, dont la blondeur évoque les États-Unis et Hollywood y incarnent deux canons très différents de la beauté : la femme fatale ténébreuse et la lolita aux innocentes tâches de rousseurs.
La chanson : « As Tears Go By » est la première chanson écrite fin 1963 par Mick Jagger et Keith Richards, avec l’aide de leur manager, Andrew Loog Oldham. Jusqu’alors, ils n’étaient qu’un groupe de blues rock faisant dans les reprises, contrairement aux Beatles. Ils décident d’offrir la chanson à la jeune artiste Marianne Faithfull (qui n’est pas encore la maîtresse de Mick), car ils la jugent indigne d’être joués par eux (trop ballade, trop sentimentale, pas assez rock’n’roll). Elle l’enregistre à 17 ans et c’est un carton, le single sorti sur le label Decca en juin 1964 atteignant la neuvième place des charts britanniques et la 22e place aux États-Unis. Finalement, une version sera publiée fin 1965 par les Rolling Stones. Selon la légende, Oldham aurait enfermé les deux musiciens dans la cuisine d’un appartement londonien en leur disant qu’il ne les laisserait pas sortir tant qu’ils n’auraient pas composé une chanson. Keith Richards avouera plus tard que si le groupe avait joué ce titre folk à l’époque, ça aurait pu brise l’image sauvage des Stones -et leur carrière- : « On aurait provoqué une tempête de rires qui nous aurait forcé à quitter la salle ».
Pourquoi c’est mythique ?: Si la rencontre entre Anna et Marianne fonctionne si bien, c’est peut-être parce que les deux femmes ont beaucoup en commun. Elles ont toutes les deux été des muses au sens de la mode affûté, qui ont séduit deux monstres sacrés (Mick et Jean-Luc). Monstres sacrés qui n’auront pas toujours été tendres avec ces deux filles fragiles qui auront toute leur vie traîner l’image d’icônes mais aussi d’écorchées vives, dealant chacune avec leur démons : la dépression et l’héroïne. Et les deux idoles auront été des « slasheuses » avant l’heure. Anna, mannequin et actrice, s’est essayé à la chanson, avec la bénédiction de Serge Gainsbourg. Tandis que la chanteuse Marianne, après Made in USA, est apparue dans la comédie musicale Anna de Pierre Koralnik et Serge Gainsbourg en 1967 puis a enchaîné avec deux films sulfureux. Dans Qu’arrivera-t-il après ? (1967) avec Orson Welles, elle est la première à prononcer un mot très vulgaire dans le cinéma UK grand public, et l’année suivante, dans La Motocyclette, elle donne la réplique à Alain Delon, nue sous sa combinaison de cuir. Anna et Marianne : les ancêtres des « it-girls ».