Pourquoi la figure du clown fascine le monde créatif ?

Article publié le 14 décembre 2020

Texte : Marie Zawalich. Œuvre : Untitled #411 (2004), par Cindy Sherman.

Des mèmes de Donald Trump déguisé aux blockbusters tels que Joker ou Ça, le personnage initialement comique du clown s’affirme désormais comme une figure dramatique, voire inquiétante. Une nouvelle stature qui inspire la mode, la musique et l’art contemporain, attirés par son aura sulfureuse.

Le 23 septembre dernier, la fondation Louis Vuitton présentait son exposition phare de l’année, revenant sur les œuvres créées par Cindy Sherman de 1975 à 2020. Incarnant toutes sortes de personnages au cours de sa carrière, l’artiste américaine a consacré une série entière aux clowns, présentée à mi-parcours. Entre toiles de fond psychédéliques et visages déformés par les artifices, la photographe s’approprie leurs codes physiques et leurs mimiques en les caricaturant à l’extrême. Ses clichés, des autoportraits hauts en couleur animés par une inquiétante étrangeté, expriment ainsi à merveille l’ambiguïté qui leur colle à la peau.

Œuvre : Untitled #424 (2004), par Cindy Sherman.
De l’artiste farceur du cirque au personnage tueur peu commode inventé par Stephen King, le clown jouit, malgré lui, d’une réputation ambivalente et subversive ; il intrigue autant qu’il dérange. Le maquillage exacerbé, la perruque extravagante et le nez rouge de l’auguste ont fait de lui une figure hors du commun, dont les aspects physiques le rendent immédiatement identifiable. Icône des cirques qui doit sa célébrités à des artistes comme Achille Zavatta, il reste cependant un être nimbé d’une aura de mystère dont on peine à déceler l’identité.
S’il est difficile de définir leur apparition dans l’histoire, les spécialistes estiment que la représentation du clown s’est ancrée dans l’imaginaire collectif suite à sa présence au sein des cirques au milieu du XIXème siècle. Son origine initiale remonte cependant probablement à avant, avec les bouffons des cours royales, et s’inscrit notamment dans l’héritage de deux personnages datant du XVIème siècle issus de la Commedia dell’arte : Arlequin et Pierrot.
S’il a existé sous différentes formes, toutes seraient cependant liées par des rôles sociaux similaires, répertoriés en trois dynamiques : « le désamorçage des tensions sociales induit par la posture de bouc émissaire, la perturbation de l’ordre et la force de proposition créative par rapport à cet ordre et enfin, la médiation », explique Zed Cézard, docteur.e en sciences de l’art, artiste non-binaire et auteur.e du livre Les nouveaux clowns aux éditions L’Harmattan.
À ce jour, il reste une figure indissociable du cirque, dont il constitue toujours l’un des personnages fétiches : « On ne peut pas imaginer, demain, de faire un programme sans lui » confirme Thierry Fééry, directeur de La Grande Fête Lilloise du Cirque. Son esthétique s’est par ailleurs imposée en parallèle comme une source d’inspiration inépuisable pour d’autres milieux créatifs, qui l’ont réinterprété et détourné jusqu’à modifier son essence première, passée du registre comique à celui de l’horreur.

Du rire à l’effroi

Initialement inoffensive et bienveillante, cette figure est parfois devenue l’incarnation même de la monstruosité, au point qu’en 2016, des personnes déguisées en clowns sèment la terreur aux États-Unis. Une vraie psychose s’installe alors dans le pays, déclenchant un phénomène massif de « coulrophobie », soit la peur irrationnelle des clowns. 

L’image de cette figure originellement inoffensive avait déjà été ternie par certains faits divers, comme ceux liés au tueur en série John Wayne Gacy. Auteur de plusieurs dizaines de meurtres visant de jeunes hommes américains dans les années 1970, il aime par ailleurs se déguiser en clown pour amuser les enfants malades au sein des services hospitaliers : un hobby peu commun sur lequel revienne les médias étatsuniens de l’époque, en parallèle des descriptions de ses crimes.
Des années plus tard, en 1986, Stephen King publie son roman Ça – devenu un best-seller -, dont le personnage principal, Grippe-Sou, est un clown qui terrorise et tue des enfants de sang-froid. L’œuvre est ensuite reprise plusieurs fois par le cinéma : Tommy Lee Wallace l’adapte en 1990, suivi par Andrés Muschietti qui le décline en deux volets, respectivement sortis en 2017 et 2019.
Sur grand et petit écran, le clown est régulièrement utilisé dans d’autres films pour incarner à nouveau des rôles de sociopathes. Plusieurs personnages devenus célèbres font leur apparition, du « Joker » de The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan à « Twisty », le clown au masque en forme de bouche géante, issu de la série American Horror Story. Ces personnages qui ont comme point commun de dissimuler leurs visages sous une large couche de maquillage ou un masque. Autant d’artifices qui appuient la dimension inhumaine de ces incarnations du mal, au-delà des ravages qu’ils perpétuent, tout en accentuant leur dangerosité puisqu’ils dissimulent leur identité, ce qui limite ainsi les risques qu’ils encourent d’être retrouvés par la police. Désormais, c’est ce type de représentation qui l’emporte dans l’imaginaire collectif, nourri par la pop culture, au dépit des origines :« Si la génération de baby boomers associe plutôt les clown.e.s à Bozo ou à Kiri (héros de séries télévisées), au cirque, aux émissions pour enfants ou encore aux clown.e.s clochard.s et aux clown.e.s tristes romantiques, la génération suivante pense davantage à Krusty (personnage très cynique des Simpson) ou à Ça et à tous les autres détournements de cette époque », confirme Zed Cézard.

Un large spectre de représentations

Recouvrant de multiples personnalités depuis sa création, le clown apparaît également en politique avec sa réutilisation caricaturale dont l’ancien président américain, Donald Trump, est souvent la cible sur internet. Qualifier une personne de « clown » – insulte ancrée dans le langage commun – revient à la décrédibiliser. Chose que n’a pas manqué de faire Joe Biden lors du premier débat présidentiel qui l’opposait à l’ex-magnat de l’immobilier, cette année.
Des avatars bienveillants du clip « Smile » (2020) de Katy Perry aux masques sataniques de clown arborés par Shawn Crahan – l’un des membres du groupe de métal « Slipknot » -, l’ambivalence de cette figure traverse par ailleurs les arts avec une aisance déconcertante, et ce jusqu’aux musées. Dans l’installation vidéo Clown Torture (1987) de Bruce Naume, présentée dans une exposition dédiée à l’artiste américain au sein de la Tate Modern de Londres, qui se tiendra jusqu’au 21 février 2021, plusieurs écrans diffusent ainsi une mise en scène d’un clown effectuant des mimiques répétitives, rendues perturbantes voire angoissantes via un trop-plein d’informations visuelles et sonores.

L’imagerie « clownesque » inspire également la mode : des collerettes XXL arborées chez Gareth Pugh pour l’automne 2006 et chez Dior pour l’automne 2011 (faisant écho à celle du Pierrot) au défilé croisière 2019 de Moschino, qui multipliait les références en tout genre à la figure du clown, en passant par les chaussures à extrémités géantes présentées par Angus Chiang pour l’automne 2017 ou encore Barragán pour sa collection été 2021, les réinterprétations se révèlent nombreuses sur les catwalks. Si l’heure est aux vêtements confortables, le « too much » n’a donc pas dit son dernier mot.

Photos, de gauche à droite : Barragán printemps-été 2020 (Courtesy de Barragán et photo par Carter Tanton),  Gareth Pugh automne-hiver 2006, Angus Chiang automne-hiver 2017, Dior automne-hiver 2004.
La créatrice anglaise Mimi Wade a quant à elle présenté une robe à l’effigie d’Harley Quinn (personnage emblématique de DC Comics, qui fut un temps la petite amie du Joker), vêtue de son costume d’Arlequin, pour l’hiver 2020. Polycéphale, hors-norme voire subversif, le clown s’est ainsi imposé comme une figure marginale devenue l’objet de multiples détournements, de la pop culture à l’avant-garde, qui en font tout à la fois l’objet et la source d’une perpétuel renouvellement.

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