Regencycore, cottagecore, gorpcore… Ces tendances 2.0, sitôt apparues, sitôt transformées en hashtags, défilent en nombre sur les réseaux sociaux. Quel rôle jouent-elles au sein de la mode contemporaine ?
« Parce que nous vivons dans un monde digital, on meurt d’envie de retrouver l’analogique », déclare le collectif berlinois GmbH au Vogue US à l’occasion de la sortie de sa collection automne 2021, présentée digitalement pendant la Fashion Week de Paris, en janvier dernier. La collection est baptisée « World on a wire », en référence au téléfilm de science-fiction allemand réalisé par Fassbinder en 1973, qui suggère l’idée que notre monde existe uniquement à l’intérieur d’un autre – via un programme de simulation d’un monde artificiel. Analogie trop parfaite avec l’époque actuelle.
Digitalisées, algorithmées, data-isées, nos existences sont de plus en plus réduites à des échanges via écrans interposés. Nos cerveaux scrollent à l’infini, entraînés par le système de récompense cognitive : nos biais sont dopés, prolongés, redoublés. Dans nos existences virtuelles, peu de place pour se terrer dans les interstices, l’inattendu ou la marge. Tout semble balisé, potentiellement prédictif, archivé à jamais dans le cloud. Depuis un an, avec la pandémie, on vit de plus en plus au rythme rapide, violent et hors de contrôle du web. Un monstre qui interagit 24h/24, 7j/7, ne connaît ni le jour ni la nuit, snobe les horaires de bureau et vole la vie privée. La mode n’est pas en reste, elle s’est digitalisée à vitesse grand V : défilés 100% numériques, showrooms virtualisés, shopping à distance… Calendriers de fashion weeks détricotés, contenus flashs en flux continu, Reels de tout et de rien… Les discours « faire moins mais mieux » semblent s’être volatilisés.
Photos : Balenciaga. De gauche à droite : un look gorpcore présenté durant l’automne-hiver 2018/2019, un look knightcore présenté durant l’automne-hiver 2021/2022, un look gorpcore présenté durant l’automne-hiver 2018/2019.
Des réseaux sociaux aux podiums
Regencycore, cottagecore, gorpcore… Les tendances digitales se démultiplient elles aussi, portées par la puissance des réseaux sociaux. Le normcore, lancé en 2014, correspondait encore au cycle classique des tendances : plusieurs années pour s’installer, proliférer, s’hybrider. Mélange de feeds TikTok, des dernières séries Netflix binge-watchées en quelques jours et de l’esthétique gamer, les esthétiques « core » qui sont ensuite apparues ont parfois explosé en seulement quelques mois. « Le suffixe “core” évoque la culture rave, le hardcore, porteur d’un discours identitaire contestataire, issu de la mouvance punk », souligne Julien Tauvel, cofondateur du bureau de prospective Imprudence. « Core », traduit en français par « essentiel », refuse les compromis, va droit au but. « Dans certaines cultures actuelles, comme le witchcore [esthétique de la sorcière, NDLR] ou le knightcore [esthétique du chevalier, NDLR], on retrouve cette même filiation à quelque chose de brut, d’un peu subversif, mais ce sont avant tout de grands manifestes visuels », poursuit le designer et futurologue. « On construit des termes prêts à l’emploi : cette absence de réflexion sur le sens est compensée par la puissance de la décharge visuelle », souligne Saveria Mendella, anthropologue et linguiste de la mode. Marine Serre, avec sa dernière collection, a tranché : elle l’a baptisée « Core » tout simplement, comme si seul le suffixe suffisait désormais.
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Millie Bobby Brown dans une ambiance cottagecore.
« Ce sont des mouvements à la fois communautaires et très individualistes : sur TikTok, chaque utilisateur·rice construit son propre théâtre, avec des mises en scène DIY et des narrations sur-mesure, comme on peut le voir avec la tendance regencycore [dont le nom fait référence à la Régence anglaise, NDLR] », souligne Sarah Laurier, analyste mode pour Linkfluence, spécialiste de la veille et de l’analyse des contenus en ligne. La tendance cottegecore, « la plus utilisée sur les réseaux sociaux, avec plusieurs millions d’occurrences, véhicule un lifestyle plus profond en promouvant un retour salvateur à la campagne et au temps long », poursuit la spécialiste. L’esthétique Caroline Ingalls, tissée sur fond de nostalgie, fédère une communauté attirée par la simplicité de la vie à la campagne. Ambiance cabanes au Canada et huttes au fond des bois, décors bucoliques, mélange du genre pastoral et du mouvement Arts and Crafts du 19ème siècle, le tout modernisé en version 2021 et même repris par certaines célébrités telle que Millie Bobby Brown.
Photo : Asap Rocky arborant un look gorpcore.
Cette toile d’araignée de suffixes « core », comme autant d’algorithmes prêt-à-consommer, est habilement récupérée par la mode. Pendant la dernière Fashion Week de Londres, l’esprit « campagnes anglaises » a fait des émules. Confinée en pleine nature, sur les collines du Surrey, la créatrice Roksanda Ilinčić a capturé dans un film poétique (Vanessa Redgrave déclame le sonnet 73 de Shakespeare) des moments de vie au ralenti : écriture, jeux de carte, contemplation de la nature. Justin Thornton et Thea Bregazzi, les deux designers derrière la marque Preen by Thornton Bregazzi, ont eux aussi organisé une virée à la campagne. Inspirée par le film documentaire Grey Gardens (1975), relatant l’histoire de deux bourgeoises en rupture avec leur milieu qui vivent recluses dans une maison en ruine, la collection dévoile des robes à fleurs volantées photographiées au milieu des arbres. Chez Burberry, même si la marque n’a pas défilé en pleine forêt comme la dernière fois, l’inspiration nature (perçue par Riccardo Tisci comme un refuge dans un monde post-pandémique et post-compétition sociale…) est toujours très présente dans ses looks « British countryside » : gilets de chasse matelassés revisités, duffle-coat façon yéti, bonnets oreilles de biche, sacs à dos de baroudeurs, etc. Cette collection présente cependant plus d’affinités avec le gorpcore (qui évoque l’univers de la randonnée, « gorp » désignant les mélanges de noix et de fruits secs emportés en guise de collation) qu’avec le cottagecore. « Avant, la mode s’inspirait de “la rue“, mais ça laissait encore un flou sur le sens de diffusion des tendances… Désormais, les marques exacerbent ce qui se passe déjà sur les réseaux sociaux », analyse Saveria Mendella.
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