Texte : Julie Ackermann
Photos par Ferry van der Nat et article extraits d’Antidote Magazine : Desire printemps-été 2020.
Philosophe écologiste et hédoniste, Timothy Morton préfère imaginer des futurs désirables et s’émerveiller devant les innombrables formes du vivant que de se limiter à tenir un discours alarmiste face aux risques climatiques. Pour lui, l’écologie doit rimer avec plaisir, et non devenir une contrainte. Entretien.
Timothy Morton détonne dans le milieu de la philosophie. Hédoniste et écolo, il a organisé des fêtes électro alimentées par des énergies éoliennes et écrit sur l’importance du végétarisme dans la poésie du romantique Percy Shelley. Sa parole est accessible, drôle et enjouée. La première fois que je l’ai rencontré, en 2017, c’était lors d’une soirée de performances organisées par le plasticien et chorégraphe Alex Cecchetti au Palais de Tokyo, à Paris. Une chorale interprétait des chants de cétacés et sous une tente, les cheveux en bataille, Morton lisait le tarot aux visiteurs – un prétexte pour philosopher sur leurs perspectives d’avenir, et confronter ses propres théories à leurs expériences intimes.
En poste à la Rice University au Texas, ce professeur de littérature aussi punk que cérébral discute et collabore régulièrement avec des artistes. Il a notamment entretenu une correspondance avec Björk (dont des extraits ont été publiés dans un catalogue d’expo du MoMA) et a tiré l’un de ses plus célèbres concepts, celui d’« hyper-objet » (sur lequel nous reviendrons), d’un single de la musicienne (« Hyperballad »). Philosophe pop, citant aussi bien Emmanuel Levinas que Frankenstein ou son film préféré Blade Runner (1982), Timothy Morton s’est imposé comme l’un des grands penseurs de notre temps. Comme Donna Haraway ou Bruno Latour, il appelle à refonder notre rapport au monde à l’heure de l’urgence écologique. Le philosophe veut ainsi en finir avec le concept de « nature », traditionnellement opposé à celui de culture ou de civilisation humaine. La notion de « nature » idéalise en effet un espace pur, originel et immuable ; or ce lieu est une illusion à ses yeux, particulièrement à l’heure de l’anthropocène, cette ère où l’humain constitue la première force géologique. Il pollue l’air, contamine les océans de particules de plastique, épuise les sols… Les activités capitalistes n’ont rien épargné. La nature est aujourd’hui un mythe et il est impossible de « retrouver » un paradis qui en réalité n’existe pas. Autant faire avec et aller de l’avant, même si la prise de conscience est douloureuse. Morton le souligne à travers ses ouvrages : l’écologie est liée à la subjectivité, et donc à l’étonnement, au sentiment de perte et de désespoir. Elle n’est pas seulement une affaire de réchauffement climatique et de recyclage. L’humain doit donc effectuer un travail émotionnel, accepter de tomber de son piédestal, accuser le coup et faire preuve de résilience.
À travers La Pensée écologique, à ce jour son ouvrage le plus accessible et le plus largement diffusé, Morton réfléchit à la stratégie idoine à cette fin, tout en teintant ses propos d’optimisme. Son titre renvoie à la prise de conscience du fait que chacun de nos gestes, aussi anodin peut-il paraître, est plus ou moins lourd de conséquences pour l’environnement. La pensée écologique, c’est en fait comprendre et saisir l’interconnexion qui lie tous les êtres du monde. Afin de l’introduire, Morton parle d’un vaste « maillage du vivant, sans bord ni centre défini », constitué par de multiples collaborations inter-espèces, entre les abeilles et les fleurs, les humains et les bactéries intestinales… Ainsi, le monde vivant ne constitue pas à ses yeux un lieu de compétition féroce, régi par une raison mécanique, mais un espace de collaborations esthétiques et sensuelles.
ANTIDOTE : La pensée écologique vise à nous ouvrir les yeux sur les interconnexions multiples, aléatoires et souvent invisibles entre les êtres. En mettant en lumière des phénomènes inexpliqués, que vous qualifiez de « magiques », vos théories écologiques impliquent-elles selon vous de réenchanter le monde ?
TIMOTHY MORTON : La magie est au cœur de la pensée humaine, mais la culture blanche occidentale prétend qu’elle n’existe pas. En tant que mâle blanc, je n’ai pourtant pas envie de m’approprier les idées d’autres cultures. Je préfère déconstruire la tradition philosophique occidentale et trouver en elle des éléments liés à la notion de magie. Par exemple, l’idée de raison pure (tout ce qui relève d’une connaissance indépendante de toute expérience vécue) fonctionne grâce à ce qu’Emmanuel Kant appelle « la beauté ». La beauté est un sentiment de vérité. C’est une vibration qui a un son et il est impossible d’en déterminer l’origine, de savoir si elle vient de vous ou si la chose que vous trouvez belle l’a produite elle-même. D’après Kant, une sorte de fusion d’esprit a lieu entre soi et cette chose, qui n’a même pas d’esprit selon lui. Il a conçu l’idée qu’un fluide universel règle les comportements et les interactions entre les humains, et veille à leur harmonie. Il tire cette idée du magnétisme animal. Dans les grandes lignes, il s’agit en fait de la Force de Star Wars – une forme de télékinésie, à savoir cette énergie vous permettant de déplacer et d’influencer des choses et des personnes que vous ne touchez pas directement. L’obsession mondiale pour Star Wars et la magie est passionnante. En grattant la surface des philosophies occidentales, on découvre une fascination pour les phénomènes magiques. Ils ont soutenu et sous-tendu les travaux des philosophes, mais ces derniers ont prétendu que ce n’était pas le cas.
L’histoire de cette fascination pour la magie se résume ainsi : après Kant, le magnétisme animal a été qualifié d’« hypnotisme ». Quand Freud entre en scène, il appelle cela « le transfert ». De nos jours, nous parlons de neurones miroirs : ils s’activent lorsqu’on exécute une action ou lorsqu’on regarde quelqu’un exécuter cette même action [ils joueraient ainsi un rôle dans la création du sentiment d’empathie, ndlr]. Plus besoin de penser à la « Force ». En fait, je n’enchante rien du tout, mais je remarque que tout est déjà enchanté.
Björk, Laurie Anderson, Alex Cecchetti… Vous êtes proche de nombreux artistes, avec lesquels vous vous entretenez par ailleurs régulièrement lors de conférences dans des musées. L’art joue-t-il un rôle selon vous dans le cadre de la pensée écologique ?
Dans la culture occidentale, l’art est un lieu où nous permettons aux choses d’apparaître davantage telles qu’elles me semblent réellement être. Vous avez un tableau devant vous : que veut-il dire ? Un sens se dévoile, certes, mais jamais tout à fait. L’art s’apparente à cet égard à un sentiment que j’ai et que je ne peux pas décrire. Qu’il date de 1500 avant J.-C. ou soit contemporain, il vient du futur car il s’agit en quelque sorte d’une pensée qui n’a pas encore été entièrement « pensée », et qui n’a pas encore de mots pour l’exprimer. Les idées, elles, appartiennent au passé car elles sont des interprétations de données. Ainsi, d’une certaine manière, le sentiment et l’art sont l’avenir et l’idée est le reçu qui sort de la caisse enregistreuse à la fin de l’analyse. Voilà mon travail en tant que philosophe : traduire l’avenir en idées ou être le portier de cet hôtel appelé « art ». Je garde l’entrée ouverte pour que l’avenir puisse entrer dans le présent et que les choses deviennent différentes. Il s’agit en fait d’une application de ma méthode de lecture poétique : localiser l’utopie dans le poème et l’agrandir afin que plus de personnes puissent la voir. D’une certaine manière, c’est ce que je recherche avec la pensée écologique et le concept « d’étrange étranger ». Plus nous en apprenons sur nous-mêmes et sur les autres formes de vie, plus elles nous semblent étranges. L’étrangeté est irréductible. Il y a toujours une possibilité pour que les choses soient différentes de ce que nous imaginons. Nous autorisons l’art à être cette possibilité.
« Le problème du consumérisme actuel n’est pas qu’il implique trop de plaisir mais qu’il n’en offre pas assez. Il n’est qu’une mauvaise photocopie de ce qu’il pourrait être. Nous devons prendre davantage de plaisir et nous défaire des conceptions utilitaristes selon lesquelles le plaisir a un but. »