Avec le basculement vers le tout-digital, la data et les prédictions s’apprêtent à jouer un rôle décisif dans la relance des secteurs de la mode et du luxe. Comme dans chaque crise, les rapports de force évoluent et le recours aux algorithmes, bien qu’encore perçus comme opposés à la création, s’intensifie. D’abord pour rassurer, ensuite pour tenter de prévoir l’avenir.
Texte : Sophie Abriat.
Photo : Daniel Sannwald pour le numéro Antidote : Digital printemps-été 2015.
Télétravail, shopping en ligne, Zoom, Netflix, Fortnite… nos vies n’ont jamais été aussi connectées. Pendant le confinement, l’augmentation du trafic était telle que la question d’un éventuel crash général d’internet s’est même posée. Les data centers ont fonctionné à plein régime. Et les hébergeurs de ces centres de données souhaitent désormais que l’État les reconnaisse comme « opérateurs d’importance vitale » pour la nation. Le « metaverse », cet univers virtuel plus vrai que nature prolongeant le monde réel, semble chaque jour plus proche. En deux mois, le tout-digital a fait un immense bond en avant.
Et la mode n’a pas échappé à cette accélération de la digitalisation. Séances photo via FaceTime (Jacquemus), collabs avec Animal Crossing (Valentino, Marc Jacobs), livestreams en Chine sur Tmall, WeChat ou Xiaohongshu, événements online (Insta-concerts, DJ live de 1017 ALYX 9SM), développement de TikTok… La mode s’est largement virtualisée, jusqu’à prévoir des Fashion Weeks 100 % digitales en juillet à la fois pour l’homme et pour la haute couture. Et comme dans chaque crise, les cartes sont rebattues, les rapports de force entre les acteurs révisés. Dans ce contexte, les data analysts – ceux qui récoltent et analysent nos traces numériques – gagnent en légitimité. La crise renforce la position de ceux qui étaient déjà jugés indispensables mais parfois encore perçus comme suspects – accusés, entre autres, d’annihiler la création (humaine). Car quand l’horizon se rétrécit (et les budgets avec), quoi de mieux pour les marques que d’être rassurées par des données factuelles, algorithmées, analysées – supposées fiables et objectives – dans leurs prises de décisions ?
« Le développement des réseaux sociaux a rendu indispensable le recours à la data. Les enjeux sont multiples : mieux cerner le profil des clients, appréhender les tendances sociétales via des signaux émergents, analyser l’impact des campagnes de communication et des défilés », souligne Michael Jaïs, PDG de Launchmetrics, acteur spécialisé dans la mesure de l’influence dans la mode (à la fois dans le luxe – surtout dans la communication et le marketing – et dans la fast fashion, jusqu’au design et au lancement de produits). Launchmetrics n’est pas la seule entreprise à récolter de la data et à la transformer en valeur pour les marques de mode. Ainsi, plusieurs start-up (Linkfluence, Heuritech, Tagwalk, entre autres) se partagent le marché selon leur spécialité : analyse des commentaires laissés sur les réseaux sociaux (social listening), des photos postées sur Instagram (technologie de reconnaissance visuelle), des tendances de défilés…
Des chiffres qui rassurent
« Pendant le confinement, beaucoup de marques ont accéléré leur plan de transformation digitale, car aujourd’hui, une marque de mode qui ne bascule pas sur le digital ne peut pas survivre », avance Célia Poncelin, chief marketing officer chez Heuritech, entreprise qui analyse plusieurs millions d’images chaque jour sur Instagram. « “Que faire des invendus ? Faut-il supprimer la saisonnalité des collections ? Comment s’adapter aux nouvelles normes ?” : voici le type d’interrogations de nos clients », poursuit la spécialiste. « En ce moment, les marques ne cherchent plus à savoir quelles seront les tendances de l’été 2021, mais comment sauver leur business, car tout a été remis en question, ajoute Charlotte Delobelle, european brand ambassador de Fashion Snoops, bureau de tendances spécialisé en intelligence artificielle et humaine. La data fait plus que jamais office de repère et même les plus sceptiques commencent à s’y fier, car le besoin d’être rassuré en pleine crise économique est décuplé. »
Photo : Daniel Sannwald pour le numéro Antidote : Digital printemps-été 2015.
En effet, dans la prise de décision stratégique, s’appuyer sur des chiffres permet de gagner la confiance des managers. En permettant de mieux comprendre comment se forment nos préférences et ce qui motive nos décisions, la data fait office d’outil de pilotage. En 2018, Dior a ainsi eu recours à l’intelligence artificielle pour savoir si rééditer son sac Saddle était une bonne idée. Des données avaient été récoltées permettant de parier sur un retour gagnant du modèle. « La data et l’intelligence artificielle permettent de “sonder les reins et les cœurs” des clients », résume Élodie Nowinski, sociologue de la mode et doyenne de la Faculté des industries créatives du City of Glasgow College. Et en postant nos goûts, le récit de nos vies, nos avis politiques, nous nous porterions même volontaires pour cette collecte de données : une forme « d’auto-aliénation consentie et recherchée » que déplore l’écrivain de science-fiction Alain Damasio, auteur notamment des Furtifs (La Volte).
Si la data est utile dans le domaine du marketing, elle l’est également en matière de communication. Les demandes des clients ont afflué, mardi 2 juin au matin, lorsqu’Instagram s’est transformé en une multitude de carrés noirs en soutien au mouvement Black Lives Matter. Comment réagir, parler du sujet, ne pas heurter les sensibilités ? « Nous analysons les hashtags et leur évolution au jour le jour. Nous fournissons un vrai travail d’analyse sémantique pour donner du sens à la data. Mais nous sommes seulement les conseillers des marques et pas les décideurs. Nous rappelons à nos clients que nous étudions la voix de tous les utilisateurs du web et pas seulement celle de leurs clients », précise Sarah Laurier, analyste mode et beauté pour Linkfluence, spécialiste de la veille et de l’analyse des contenus en ligne.
Des enjeux écologiques
Dans le milieu, il y a deux écoles : les convaincus et ceux qui refusent d’utiliser la machine pour ne fonctionner qu’à l’intuition, faisant valoir que la data étouffe la création. « Globalement, l’Europe accuse du retard, mais les choses avancent, les avis aussi et les conséquences de la crise sanitaire font évoluer les points de vue », souligne Charlotte Delobelle. Là où les algorithmes font consensus, c’est sur le terrain environnemental. Au-delà des problématiques marketing, il existe également des enjeux écologiques liés à la rationalisation de la production. Si on réussit à anticiper des essoufflements de tendance, on peut ainsi influer sur la gestion des stocks et éviter le gaspillage, voire basculer sur un système de production à la demande. Les algorithmes d’apprentissage automatique d’Heuritech sont, à ce jour, capables de prédire les tendances jusqu’à un an à l’avance.
Si les adeptes de la sensorialité et de l’analogique sont inquiets, les spécialistes de la data attendent les Fashion Weeks digitales de juillet avec impatience, attentifs au développement des contenus digitaux, favorables au brouillage des codes de la culture digitale avec ceux de la culture mode – qui finalement n’en est qu’à ses prémisses. En période de Fashion Week, ces acteurs étaient déjà devenus indispensables. Ainsi, Heuritech a l’habitude de proposer à ses clients un top 5 des produits les plus prometteurs après un défilé pour qu’ils puissent les promouvoir habilement en showroom.
Pour ces spécialistes, pas question de ne pas mettre en perspective la data collectée. Tous font appel à l’intelligence humaine pour l’analyser et la « faire parler ». « Nous décryptons les chiffres recueillis à travers le prisme des sciences humaines. Cette mise en perspective intellectuelle est nécessaire pour créer de la valeur, explique Michael Jaïs. Analyser les mécanismes sociaux de la mode sera d’ailleurs certainement l’une des dernières tâches à être remplacées par l’intelligence artificielle ». Celle-ci permet par ailleurs d’ouvrir des portes ignorées, de repousser les limites de l’existant. Car si la data est utile pour renforcer les intuitions, elle l’est aussi pour les contredire et découvrir des champs inexplorés – même dans le domaine créatif. Là où elle effraye certainement le plus. Idée fausse, rétorquent ses partisans. « L’I.A. est créée par l’homme après tout, et cette technologie est un outil plutôt qu’un remplacement : la créativité humaine sera toujours le fondement de l’art », tranche ainsi Mélanie Mollard, fashion content manager chez Heuritech.
Autre sujet d’inquiétude : les biais algorithmiques qui résultent de nos biais cognitifs. En effet, les biais ethnocentriques, culturels ou d’observation peuvent déboucher sur des échantillons non représentatifs de la réalité utilisés pour paramétrer l’algorithme. C’est un risque qu’il faut chercher à éviter, sous peine de développer des algorithmes faussés. Les travaux de la scientifique Aurélie Jean à ce sujet sont éclairants. Car, pour donner un exemple, les tout premiers algorithmes de reconnaissance faciale ne fonctionnaient pas avec les peaux noires. « Tout être humain a des biais cognitifs. On peut transmettre ces biais à tout ce que l’on conçoit : à un texte comme à un algorithme. L’intérêt est de comprendre comment ils se créent, comment ils se propagent et comment on peut les éviter », détaille la chercheuse, auteure de l’essai De l’autre côté de la machine (éd. de L’Observatoire), en précisant qu’il ne faudrait pas non plus voir en l’intelligence artificielle « la réponse magique à toutes les questions ».