Texte par Clara Delente et photos par Byron Spencer extraits d’Antidote Magazine : Pride hiver 2019-2020.
Bouillonnant, expérimental et… paritaire : Hollywood était un véritable eldorado pendant deux décennies, avant d’être récupéré par le patriarcat dès les années 1930. Deux Françaises, Julia et Clara Kuperberg , reviennent sur ce pan effacé de l’histoire du cinéma dans leur documentaire Et la femme créa Hollywood, restaurant la fierté bafouée des réalisatrices, scénaristes et productrices qui y ont joué un rôle de premier plan. Entretien.
On a tous déjà entendu parler de l’âge d’or hollywoodien, florissant des années 1930 à l’après-guerre. L’usine à rêves édifie alors l’armature de ce qu’elle est devenue aujourd’hui : si elle concède une petite place au soleil à quelques femmes-muses, elle est avant tout dirigée par une large majorité d’hommes. Pourtant, en 2016, deux documentaristes françaises livraient une version alternative du commencement, craquelant le fameux mythe : Hollywood existait dès les années 1910 et les femmes y étaient nombreuses, occupant des postes clefs. Elles écrivaient, réalisaient, montaient, produisaient des films qui n’avaient rien à envier aux plus célèbres œuvres de l’époque retenues par l’histoire. « Tout était encore possible, travailler dans le cinéma n’était pas encore pour les hommes riches et respectables », nous confient les sœurs réalisatrices et productrices Julia et Clara Kuperberg.
Ces documentaristes spécialisées dans le cinéma américain se sont passionnées pour cet épisode oublié, et leurs yeux brillent encore d’enthousiasme lorsque nous les retrouvons sur la terrasse d’un hôtel parisien. Après déjà 36 films réalisés pour le compte de leur propre société, Wichita Films, les deux sœurs continuent de filmer à un rythme effréné. L’inséparable binôme s’apprête à repartir à Los Angeles pour y tourner ses prochains documentaires : un portrait de Rita Hayworth, un autre de l’acteur Jack Lemmon, et un film sur le mouvement des droits civiques américains. Au programme également, la production d’un film sur les sorcières et la préparation d’une série fictionnelle sur cinq femmes qui ont joué un rôle majeur dans cet Hollywood des années 1910-1920. Pour que l’histoire soit enfin connue. Et parce que près de deux ans après l’éclatement de l’affaire Weinstein, Hollywood a grandement besoin d’un nouveau socle.
Antidote. Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de votre documentaire Et la femme créa Hollywood ?
Julia Kuperberg. En 2009, on a réalisé un documentaire sur les femmes devant la caméra, sur les actrices, qui s’appelait Et Hollywood créa la femme. On a appris beaucoup de choses au passage sur les pionnières des années 1980, présentées comme la première vague de réalisatrices à Hollywood, comme Sofia Coppola, ou de productrices, comme Paula Wagner ou Sherry Lansing… En faisant des recherches, on s’est ensuite rendu compte qu’il y avait eu une première vague bien avant. On est tombées sur Frances Marion [surtout connue pour ses activités de scénariste, ndlr] ou encore Lois Weber [une productrice de films muets très prolifique, ndlr], qu’on ne connaissait pas. Il n’existait rien sur elles, pas un livre, sauf celui d’Ally Acker [une historienne du cinéma et réalisatrice, ndlr], qu’on a découvert totalement par hasard. Elle a écrit un ouvrage très complet qui est passé complètement inaperçu.
Clara Kuperberg. Elle avait quand même passé vingt ans à recenser toutes ces femmes pour son livre [Reel Women : Pioneers of the Cinema : The First Hundred Years, ndlr], et nous, on était allées à la faculté de cinéma, et on n’avait jamais entendu parler d’elles.
Julia Kuperberg. On a contacté Ally Acker et on lui a dit que la chaîne OCS nous suivait pour réaliser un documentaire sur ce sujet, elle était ravie. Elle a mis toutes ses recherches à notre disposition.
Julia Kuperberg : « Hollywood a été créé par des hommes et des femmes. Elles représentaient à peu près la moitié de l’industrie, qui n’en était pas encore une à l’époque. Mais ce sont uniquement les noms d’hommes qui sont restés dans l’histoire. »
Vous avez fait une découverte majeure… Hollywood n’a pas été fondé uniquement par des hommes.
Julia Kuperberg. Oui, Hollywood a été créé par des hommes et des femmes. Elles représentaient à peu près la moitié de l’industrie, qui n’en était pas encore une à l’époque. Mais ce sont uniquement les noms d’hommes qui sont restés parce que l’histoire du cinéma a été rédigée dans les années 1940, c’est-à-dire au moment où il n’y avait plus de femmes. Elle a été réécrite par les « vainqueurs ».
À quoi ressemblait Hollywood à ses débuts ?
Clara Kuperberg. C’était un petit milieu qui rassemblait des gens venus de la côte Est, où se trouvaient les premiers studios de cinéma. Pour fuir les brevets d’Edison, très stricts, tout ce petit monde s’est exilé dans les années 1910 au sein de l’Ouest sauvage, au soleil, où ils pouvaient tourner toute l’année.
Julia Kuperberg. On parle d’une époque où Hollywood tel qu’on le connaît aujourd’hui n’existait pas encore. Le lieu était recouvert de champs de magnolias, d’orangers, de moutons… Les femmes sont arrivées au milieu de ces baraquements, et avec leurs petites mains, elles ont construit les studios. Elles portaient des robes car elles n’avaient pas le droit de porter des pantalons, et surtout elles n’avaient pas le droit de vote ! Pour celles qui ne voulaient ni être femmes au foyer ni être secrétaires, il y avait Hollywood. Là-bas, les professions n’étaient pas encore considérées comme « respectables ». Les femmes, avec les juifs fuyant les pogroms en Europe, pouvaient prendre le pouvoir. Hollywood, c’était l’eldorado, l’endroit où elles pouvaient s’exprimer et tout créer. Elles n’avaient aucune contrainte.
Qui étaient ces femmes qui ont été les premières à faire carrière à Hollywood ?
Clara Kuperberg. Elles avaient toutes des parcours différents. Lois Weber venait d’une famille évangéliste, elle avait fait du théâtre. Frances Marion était reporter, elle venait de San Francisco. Elles étaient souvent mariées, avec des enfants. Leur caractéristique commune était peut-être un certain esprit aventurier.
Julia Kuperberg. Et surtout, celles qui étaient sur place faisaient venir et travailler les autres femmes, ce qui ne se produit plus aujourd’hui. Il y avait une réelle solidarité entre elles, qui n’avait pas encore été écrasée par les hommes et le système patriarcal. Elles écrivaient des films les unes pour les autres, se soutenaient financièrement. Tous les films dans lesquels jouait Mary Pickford [actrice et productrice, ndlr] ont été écrits par Frances Marion. C’étaient des binômes comme il n’en existe plus aujourd’hui.
Quelles fonctions occupaient-elles ?
Julia Kuperberg. Elles ont tout inventé et surtout, elles avaient le pouvoir ! Lois Weber était par exemple « maire d’Universal », ce qui était très honorifique et important à l’époque. C’est la précurseuse d’une Sherry Lansing [présidente de Paramount Pictures puis de 20th Century Fox, ndlr], qui a fait les gros titres dans les années 1980.
Clara Kuperberg. Aujourd’hui, il n’y a que cinq grands studios à Hollywood [Warner Bros, Sony Pictures, Paramount, Universal Studios et 21st Century Fox, ndlr] et c’est beaucoup plus difficile de se frayer un passage. À l’époque, il y avait plein de studios, ça poussait comme des champignons, et les femmes faisaient absolument tout : écriture, montage, réalisation… Il n’y avait pas de hiérarchie, ce qui permettait de toucher à tout et d’avoir toutes les casquettes. Comme la star du muet Mabel Normand, dont on ne se souvient pas, mais qui a précédé Charlie Chaplin.
Julia Kuperberg. Nous, on adore ! C’est la période pendant laquelle on aimerait être réincarnées. Aujourd’hui, c’est l’argent, l’argent, l’argent… À l’époque, c’était l’art et les histoires qui comptaient.
Quel(s) genre(s) de films fabriquaient ces pionnières ?
Clara Kuperberg. Des films très audacieux, engagés. La scénariste Frances Marion a remporté deux Oscars pour un film sur la boxe et un autre sur la prison. Lois Weber a réalisé de grands films comme Hypocrites et Shoes, elle a traité de thèmes comme l’avortement, l’antisémitisme, et a été une des premières à avoir un casting de Noirs.
Julia Kuperberg. On a l’habitude de cantonner les femmes aux comédies romantiques niaises, or rien n’est moins faux. Il n’était pas question de « sujets de femmes ». On était en 1910, et les mentalités étaient bien plus évoluées que les nôtres.
Quelles découvertes du 7e art leur doit-on ?
Clara Kuperberg. Lois Weber a inventé le split screen, la division de l’écran en plusieurs images, un procédé qui est très souvent utilisé aujourd’hui. Dorothy Arzner [une réalisatrice, monteuse et scénariste, ndlr] a créé la perche en mettant un micro au bout d’une canne à pêche pour prendre le son au milieu du plateau. Et Alice Guy [une réalisatrice, scénariste et productrice française, ndlr] a été la première à faire des essais sonores, avec le chronophone.
Julia Kuperberg. Alice Guy a été la première à faire un film tout court. Avant, les frères Lumière ou Méliès avaient filmé des saynètes de vie. Alice Guy a été la première à dire « on va faire une histoire », à faire de la narration, et donc à inventer le cinéma ! La fée aux choux : voilà le premier film, en 1896.
Les femmes ont-elles fait du cinéma une industrie lucrative ?
Clara Kuperberg. En partie, avec les hommes. Les films de Lois Weber faisaient des records d’entrées et rapportaient énormément d’argent. C’était la femme la mieux rémunérée d’Hollywood avec Mary Pickford, qui est la première à avoir décroché un contrat d’un million de dollars, ce qui était mirobolant à l’époque. Lois Weber touchait quant à elle environ 5 000 dollars la semaine, ce qui équivaudrait à 90 000 dollars aujourd’hui. Son succès s’est étendu jusqu’à la moitié des années 1920.
Est-ce pour la manne financière que représentait le cinéma que les hommes issus de milieux sociaux favorisés ont commencé à s’y intéresser ?
Julia Kuperberg. Oui ! En 1929 c’est la crise, la Dépression. Les diplômés d’Harvard et des grandes universités de la côte Est, regroupées au sein de l’Ivy League, font tous banqueroute. Alors qu’ils ne savent pas ce que c’est que le cinéma, ils apprennent qu’une poignée de femmes et de juifs ont fait de l’argent à Hollywood, et certains d’entre eux décident d’y aller.
Comment les hommes procèdent-ils alors pour pousser les femmes vers la sortie ?
Julia Kuperberg. Ils prennent les jobs, tout simplement. C’est très rapide. De 1927 à 1930, à peu près.
Clara Kuperberg. Ils importent de New York le cinéma parlant et ses acteurs déjà syndiqués. L’arrivée des syndicats à Hollywood exclu les femmes, qui n’y sont pas admises. C’est très malin. Elles sont officiellement évincées de la branche. Ensuite, les studios s’organisent pour devenir les « Five Big Stars » [Fox, Paramount, Metro-Goldwyn-Mayer, RKO et Warner Bros, ndlr] et les autres sont avalés, fusionnés, rachetés. Hollywood devient un univers très masculin, très codifié et régi par des syndicats très puissants.
Julia Kuperberg. Et comme si cela ne suffisait pas, les femmes se retrouvent obligées de former ces nouveaux venus.
Clara Kuperberg. Elles deviennent script doctors, et doivent corriger leurs scénarios. Seules quelques scénaristes survivent à peu près. C’est totalement régressif. Les pionnières disparaissent et se retrouvent spoliées de leur travail.
Quel genre de destin connaissent-elles ensuite ?
Clara Kuperberg. C’est terrible ! Elles terminent toutes mal, elles se retrouvent toutes ruinées… Alice Guy a par exemple passé la fin de sa vie, en revenant en France, à se battre pour essayer de récupérer le crédit de ses films. Frances Marion paye l’enterrement de Lois Weber, parce qu’elle finit sans argent, sans rien, dépossédée de tout.
Julia Kuperberg. Elles ont essayé de résister à l’envahisseur mais elles avaient la quarantaine dans les années 1930, ce qui était vieux à l’époque.
À quel point l’industrie se modifie-t-elle à partir des années 1930 ?
Clara Kuperberg. Chacun des cinq studios a désormais sa spécificité : les films sociaux pour la Warner, les comédies musicales pour la Metro-Goldwyn-Mayer… Les comédies burlesques se développent, le parlant se démocratise et le code de censure, appliqué à partir de 1934, écarte certains sujets et change profondément l’écriture.
Julia Kuperberg. Les femmes passent devant la caméra. Elles deviennent des icônes glamour, très sexualisées et maltraitées par les studios. Elles se font retirer des côtes, changer le visage. Elles deviennent des marchandises. Tout le fantasme masculin de la femme qu’on connaît aujourd’hui se crée à ce moment-là.
Julia Kuperberg : « Le seul endroit où les femmes sont tolérées à Hollywood, c’est devant la caméra, et elles sont complètement fantasmées, hyper sexualisées. C’est censé être glamour, être la vie de rêve, mais c’est l’horreur. »
Comment se construit ce fantasme ?
Clara Kuperberg. Jusqu’au code de censure, les femmes ont une sexualité. Je pense par exemple à Hedy Lamarr dans le film Extase, qui est la première actrice à montrer un orgasme au cinéma. Lorsque le code Hays tombe, les femmes n’ont plus le droit de s’asseoir sur un lit avec un homme, les baisers doivent durer trois secondes. Ça permet à un cinéma tout en sous-entendus de se développer, mais les femmes se retrouvent totalement enfermées dans des carcans très stricts. Il y a la femme fatale, la blonde idiote, la gentille girl next door… Tout devient extrêmement codifié. Même pendant les années 1970, en pleine révolution sexuelle, on est loin de retrouver à l’écran des femmes brûlant leur soutien-gorge, émancipées. Elles sont découpées en morceaux, violées et ne peuvent pas avoir de sexualité épanouie, mais… elles en redemandent. Et pourtant, vous ne verrez jamais un sein à l’écran. Les femmes peuvent être violées, mais en soutien-gorge, c’est tout le paradoxe de ce puritanisme. C’est ce qu’on raconte dans notre documentaire Hollywood : pas de sexe s’il vous plaît.
Julia Kuperberg. Je ne crois pas qu’une femme réalisatrice ait envie de parler d’une femme violée qui aime ça. C’est un regard exclusivement masculin sur la sexualité féminine. Je pense à des films comme L’Homme des Hautes Plaines de Clint Eastwood ou encore Les Chiens de paille de Sam Peckinpah. Ce sont des classiques, qui dépeignent tout le fantasme du viol masculin. C’est entré dans l’inconscient maintenant, c’est la culture populaire. Il faut se dire que c’est un polaroïd, un moment de l’histoire et que maintenant, ça doit changer.
L’affaire Weinstein est-elle selon vous l’aboutissement de cette histoire de sexisme et d’ostracisme qui a commencée dans les années 1930-40 ?
Julia Kuperberg. Absolument, oui. Le seul endroit où les femmes sont tolérées à Hollywood, c’est devant la caméra, et elles sont complètement fantasmées, hyper sexualisées. C’est censé être glamour, être la vie de rêve, mais c’est l’horreur. Personne ne voudrait de cette vie. Elles sont constamment envoyées au casse-pipe, comme des prostituées. C’était le cas de Rita Hayworth, sur qui on est en train de réaliser un documentaire. Elle a eu une vie très malheureuse. Et attention à celles qui voudraient dénoncer ces agissements, car ça attire immédiatement sur elles des soupçons, sur leur légitimité à être là.
Clara Kuperberg. Les femmes sont tellement maltraitées à Hollywood… Cela va quand même faire 90 ans, ça ne pouvait pas durer ainsi éternellement.
Et aujourd’hui, où se trouvent les femmes à Hollywood ?
Clara Kuperberg. Elles sont tolérées aux postes où il n’y a pas de grandes sommes en jeu. Ça n’a pas changé depuis les années 1930. Au sein des professions liées à des enjeux financiers forts, les femmes ont des difficultés énormes à se frayer un passage. C’est catastrophique. Depuis la sortie du documentaire en 2016, rien n’a changé, il n’y a que 9% de femmes réalisatrices de films mainstream. Elles sont surtout poussées vers le cinéma indépendant, où elles représentent à peine 20% des effectifs. Et Kathryn Bigelow est la seule femme en 90 ans à avoir remporté l’Oscar de la meilleure réalisatrice [en 2010, avec son film Démineurs, ndlr] !
La deuxième vague de pionnières n’a-t-elle donc rien changé à Hollywood ?
Clara Kuperberg. À partir des années 1980, les femmes ont commencé à aller à l’université et des Nora Ephron, des Sherry Lansing ou des Paula Wagner ont percé le plafond de verre. C’était une avancée importante, car pendant presque deux décennies, il n’y a eu qu’Ida Lupino [une réalisatrice, scénariste et productrice dans les années 1950-1960, ndlr]. Mais elles restent des phénomènes isolés. Et comme le dit la réalisatrice et scénariste Robin Swicord dans notre documentaire : en tant que femme à Hollywood, il faut toujours en faire plus que les hommes.
Julia Kuperberg. Le système des studios verrouille tout. Même quand un Wonder Woman, le premier blockbuster réalisé par une femme [Patty Jenkins, ndlr], fait un tabac, les studios ne rebondissent pas dessus.
Clara Kuperberg. Des plateformes comme Netflix ont néanmoins flairé le potentiel économique, car elles ont compris qu’il y avait un appétit immense pour d’autres représentations : les femmes, ça vend, tout comme les Asiatiques, les Noirs, les LGBTQI+… Il y a une demande forte.
Article et photos extraits d’Antidote Magazine : Pride hiver 2019-2020
Vous êtes donc optimistes ?
Julia Kuperberg. Je le suis assez car je pense que les millennials, la nouvelle génération, est beaucoup plus sensibilisée et militante que la nôtre, notamment grâce aux réseaux sociaux. On a projeté Et la femme créa Hollywood à l’Académie des Oscars l’année dernière et il y avait énormément de jeunes dans la salle. Les gens de notre génération, c’est une toute autre histoire… Ils n’en ont rien à faire. Pire, ils se sentent personnellement attaqués lorsqu’on parle de discriminations.
Clara Kuperberg. Lorsqu’on préparait le film, on cherchait des hommes pour intervenir dans le documentaire et aucun n’a accepté. On nous a rétorqué toutes sortes de choses comme : « c’est quoi ces histoires de bonnes femmes ? », par exemple. On s’est fait traiter de mythomanes. Ensuite, quand le film est sorti, on s’est fait insulter sur les réseaux sociaux. Et pendant les projections, certains hommes venaient nous voir en nous disant que le film était trop féministe, comme si c’était un gros mot.
Julia Kuperberg. Et tout ça, c’était avant #MeToo, c’était vraiment terrible. Depuis, c’est un peu mieux, on en parle à nouveau. Et aux États-Unis, les choses sont en train de bouger de façon hallucinante. En France, on n’en a pas conscience, mais le paysage là-bas a complètement changé. Les discours et les comportements ne sont plus les mêmes.
Que reste-t-il encore à faire pour réhabiliter la mémoire de ces pionnières ?
Clara Kuperberg. Il faudrait que les facultés de cinéma fassent un cours sur les femmes dans le septième art. Il faudrait rééditer les manuels et y incorporer les femmes. Faire des cycles comme la rétrospective organisée en 2017 par la Cinémathèque sur Dorothy Arzner.
Quels noms incontournables devraient figurer dans les manuels de cinéma, au même titre que Méliès et les frères Lumière ?
Julia Kuperberg. Dorothy Arzner justement, qui était par ailleurs une des premières femmes à s’assumer en tant que lesbienne et à vivre avec une femme. C’était puni à l’époque, et elle risquait sa vie tous les jours, pour ses convictions personnelles et professionnelles…
Clara Kuperberg. Lois Weber… Frances Marion, qui était reporter de guerre, et la première femme à avoir franchi le Rhin pour couvrir un conflit armé, avant de devenir scénariste à Hollywood… Et Mary Pickford, un personnage incroyable, qui a tenu tête aux plus grands producteurs de l’époque, et était la première femme à remporter un Oscar pour un rôle parlant.
Julia Kuperberg. Sans oublier les réalisatrices noires, qui faisaient des films qui n’étaient pas mainstream, à cause de la ségrégation, et évoluaient dans des sociétés de film parallèles, par les Noirs et pour les Noirs.
L’hégémonie blanche à Hollywood, c’est d’ailleurs le sujet de votre nouveau documentaire, qui sera disponible en septembre 2019 sur OCS : L’ennemi japonais à Hollywood.
Clara Kuperberg. Les Blancs se sont grimés en Asiatiques pendant des décennies. Des acteurs comme Marlon Brando ou John Wayne prenaient des accents insensés, se mettaient des prothèses sur les yeux, du maquillage jaune, et ça ne choquait personne.
Julia Kuperberg. Ce n’est pas que c’était normal à l’époque, c’est que la communauté asiatique n’avait pas le pouvoir de dire que ça ne l’était pas. Aujourd’hui, c’est possible. Heureusement, on a maintenant le droit d’être choqué quand on regarde ça. Et certains estiment donc qu’« on ne peut plus rien dire ». C’est faux. C’est juste que ceux que ça blessait parlent, donc maintenant, on se tait, on écoute. C’est simplement un changement culturel.
Clara Kuperberg. Le but n’est pas d’effacer ces films de l’histoire mais de les regarder autrement et de ne plus retomber dans ces poncifs. C’est terrible de se dire que la communauté asiatique a grandi avec des représentations aussi caricaturales comme seuls repères culturels mainstream.
Julia Kuperberg. Il est important d’éduquer, de faire connaître ce qu’est le yellowface, le blackface, de quelle culture raciste ça provient et d’avancer.
Vous vous êtes lancées dans l’écriture d’une série sur les pionnières d’Hollywood. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Julia Kuperberg. On a été contactées par les auteurs de la série Feud, Michael Zam et Jaffe Cohen, deux scénaristes très talentueux. Ils sont en train d’écrire la série pour nous et ça commence vraiment à prendre forme. On a choisi cinq pionnières qui nous plaisaient, et la série suit leur vie, leur arrivée à Hollywood, leurs combats. C’est une série chorale. Elles travaillaient toutes ensemble, de toute façon. Dans le documentaire, on a été frustrées de ne pas pouvoir en dire plus sur leurs vies personnelles, qui étaient très riches. Elles avaient du pouvoir, de l’argent, la gloire, mais la contrepartie, c’est que leurs maris étaient extrêmement durs avec elles, les trompaient… Elles ont fini dépressives et alcooliques, leur fin de vie est terrible. On voulait aussi raconter comment elles s’étaient battues contre les hommes qui étaient arrivés pour prendre leur place. Elles ont essayé de résister mais elles n’avaient pas les armes requises. Tout cela est passionnant. La Française Alice Guy sera l’un des personnages principaux et on aimerait faire une coproduction avec la France. Mais tout cela prend du temps, c’est compliqué. On n’est plus dans les années 1910 à Hollywood, malheureusement. Mais on continue à se battre !