Texte : Géraldine Sarratia pour Magazine Antidote : Borders été 2017
Photo : Olgaç Bozalp pour Magazine Antidote : Borders été 2017
Il n’ y a pas un mais de multiples coming out, chacun profondément marqué par l’appartenance sociale, genrée, racisée. À l’heure où Taïwan devient le premier pays d’Asie à autoriser le mariage gay, une série de cinq témoignages prouve la complexité et l’extrême individualité de chaque expérience.
Pour la majorité des homosexuels, il y a un avant et un après leur coming out, ce moment où ils ou elles ont dit leur préférence sexuelle. Et si ce franchissement de frontière est un motif récurrent de la vie homosexuelle, il reste avant tout un acte personnel et singulier.
C’est un des motifs narratifs qui rythment la vie de beaucoup d’homosexuels : à un moment donné de leur vie, ils diront et assumerontsocialement leur préférence sexuelle. Un franchissement de frontière qui reste un acte extrêmement singulier, qui prend des sens et des valeurs très différents selon les cultures, les origines sociales et les individus. Un croisement de luttes ou d’oppressions aussi nommé « intersectionnalité », qui rend singulière l’expérience et le combat de chacun. Car il n’y a pas un mais une infinie variation de coming out, comme le raconte Géraldine Sarratia — à commencer par le sien.
– TU VAS BIEN ? TU AS L’AIR FATIGUÉE…
Au bout du fil, la voix, un peu voilée de mon père. Je suis dans mon studio de la rue Marcadet, dans le 18e arrondissement de Paris. À 28 ans, je vis encore comme une étudiante. Le sol est jonché de CDs que j’empile maladroitement comme autant d’équilibres précaires ; les murs sont jaunes Provence, je dors sur un futon que ma mère m’a acheté au début de mes études. Son contact est dur, un peu spartiate. Je me réveille souvent avec les muscles tendus. Mais je m’en accommode. Je suis même persuadée, au fond de moi, qu’il est véritablement confortable. Je dors seule, le plus souvent. C’est la fin de l’après-midi, entre chien et loup. J’ai entendu pour la première fois cette expression dans Les nuits fauves de Cyril Collard, un film découvert en terminale, à l’âge de dix-sept ans. De ce film j’aimais tout, le héros, ses amants, sa musique que je connaissais par cœur et me repassais inlassablement sur le double radio-cassette CD Philips. Je l’avais vu trois fois au Vauban, le cinéma situé près des allées Paulmy, à Bayonne. Il m’avait causé un choc, tant à cause de l’histoire racontée, que les mots avec lesquels l’avait alors qualifié ma professeur de philosophie. Je me souviens qu’elle avait dit quelque chose comme : « Allez voir ce beau film, allez voir ce qu’il a fait de sa bisexualité ». Bisexualité. J’avais reçu ce mot en pleine poitrine, sans bien comprendre. Mais il avait généré, pour la première fois peut-être, et comme cela se produirait à plusieurs reprises pendant la décennie qui allait suivre, un tremblement, un vacillement interne, un choc sourd. La certitude d’approcher une vérité de moi-même, qui se tenait là, sous mes yeux, et que je n’arrivais pourtant pas à déchiffrer, à nommer. Le brouillard. Je retrouvais cette sensation l’année suivante pendant mon hypokhâgne, au lycée Montaigne à Bordeaux.
Une nuit, j’étais restée plus tard que d’ordinaire dans la chambre d’une de mes camarades d’internat, M. Elle était en quelque sorte mon double inversé. Sa féminité outrée, tapageuse, répondant à merveille à la mienne, rentrée, niée, comme deux faces, deux réactions opposées, en apparence fort différentes, mais au fond très semblables, à la même question. On l’entendait arriver au loin, ses talons d’abord, ses pas saccadés. Elle portait toujours des talons hauts, très hauts. Et puis son parfum. On pouvait savoir même de nombreuses minutes après, qu’elle était passée par là. Dans sa chambre, cette nuit-là, nous étions collées l’une contre l’autre dans son lit une place. Le rapprochement avait commencé par un massage, -prétexte parfait- mes muscles endoloris par des heures de pelote basque. Puis, nues, nous nous étions embrassées, touchées, furieusement déshabillées.
« Je vais bien papa. Oui je suis fatiguée c’est vrai, je ne dors pas beaucoup. Je ne dors pas beaucoup parce que j’ai une copine. »
« Mais que sommes-nous en train de faire ? », m’avait-elle demandé alors que nous étions nues l’une contre l’autre. « Je ne sais pas », avais-je répondu. J’étais sincère. J’étais bien incapable de nommer ce qui était en train de se passer. Et je le serai tout autant la nuit d’après et toutes celles qui suivirent. Elle était la première. Pendant des années ensuite, je coucherais avec elle, par intermittence et avec d’autres filles, sans pour autant être capable de le penser, de le nommer ou de qualifier ma sexualité. Homosexuelle moi ? Non, c’était impossible, indicible, impensé. Le déni était puissant. Presque dix ans plus tard, une femme dans un bar de lesbiennes un soir m’avait lancé, en regardant mes mains. «Tu as les ongles courts, c’est bien. C’est quoi ton prénom déjà ? Ah mais oui ! Tout le monde sait que tu es lesbienne sauf toi.» Je m’étais réveillée d’un bond dans mon lit le lendemain matin. C’était ça. Elle avait raison.
– Je vais bien papa. Oui je suis fatiguée c’est vrai, je ne dors pas beaucoup. Je ne dors pas beaucoup parce que j’ai une copine. C’était sorti, d’un coup, les phrases s’enchevêtrant comme par l’effet d’une logique bien à elles. J’étais assise sur le futon. Au bout du fil, mon père avait gardé le silence quelques instants. Puis au bout de quelques secondes, il avait repris, en bafouillant un peu. Un peu déstabilisé, mais sou-cieux de montrer qu’il ne l’était pas.
– … d’accord. C’est bien, c’est bien, si tu es contente, c’est bien.
Nous avions raccroché quelques minutes plus tard. Je ne sais plus ce que nous nous étions dit après cela. Il n’y avait plus grand chose à dire. En moi, une formidable décharge d’énergie : il l’avait bien pris.
Les Anglais appellent ça le coming out, ou sortir du placard (« to come out of the closet »). Il est né, comme l’explique Rostom Mesli dans l’Encyclopédie du genre ( sous l’entrée « placard ») de la concentra-tion de deux expressions. La première, « to come out », désignait le rituel, dans les bals de la haute société états-unienne, par lequel une jeune femme se présentait devant son milieu et surtout ses potentiels époux. Passée dans les milieux gays, elle désigne jusqu’aux années 1970, « tantôt le moment où un homosexuel se présente à d’autres homosexuels, tantôt le moment où il a son premier rapport sexuel ». Par la suite elle prend le sens qu’on lui connait et désigne « le fait d’annoncer son homosexualité à sa famille et au monde hétérosexuel ». La seconde provient de to have a skeleton in the closet, expression qui désigne le fait de cacher des secrets inavouables. Le terme de « closet » lui devient courant à partir des années 1960. Et de ce placard, il faudra donc sortir, affronter les regards, pour affirmer socialement qui l’on est. Car un coming out suppose toujours cela, un franchissement de frontières. L’énoncé est performatif. Je dis ce que je suis et cela me change à jamais. Je dis ce que je suis et je change à jamais la perception que les autres ont de moi. Je le fantasme tout du moins, et c’est même pour cela que ces mots sont parfois si difficiles à prononcer.
Géraldine Sarratia est rédactrice en chef des Inrocks et animatrice de l’émission Dans le genre de sur Radio Nova.
Pendant des années, j’ai eu peur que le regard des autres porté sur moi me tue. Que cette identité poubelle, « gouine », « lesbienne » comme je me le jetais au visage cet été de mes 20 ans devant la glace (sûrement inspirée par la scène des roseaux sauvages d’André Téchiné), que cette identité poubelle donc, je n’y survivrai pas. Que mes parents, et peut-être au plus profond ma mère, ne me le pardonnerait pas. Qu’aurais-je déçu en eux, en elle ? Lesbienne, je ne serai plus la fille parfaite ( je ne l’ai jamais été). Lesbienne, je n’aurai peut-être pas d’enfant ( j’en veux au moins ?). Lesbienne, je ne me marierai pas. Lesbienne, je ne porterai pas la robe de mariage que ma grand-mère avait mise de côté pour moi. Lesbienne, je romprai la chaîne familiale. C’était du moins mon fantasme.
Quelques semaines plus tard après ce coup de fil avec mon père, je descendais à Biarritz pour les vacances scolaires. En marchant le long de la grande plage, j’annonçais à ma mère « que j’avais fait une rencontre. Que j’étais enfin capable d’aimer quelqu’un. Et que c’était une femme ». Là aussi, elle l’avait en apparence bien pris. « C’est formidable », m’avait-elle dit. La réalité était un peu plus complexe. Ma mère, prof de gauche, laïque, semblait bien plus ouverte que la majorité des gens que je croisais au Pays basque où nous vivions. Pétri de catholicisme, assez conservateur, le Pays basque, qui ne cessait de s’enorgueillir de sa beauté et de sa singularité avait bien du mal à s’ouvrir aux autres, aux différences. C’était un pays d’hommes, de sport, de virilité traditionnelle. On jouait au rugby et on n’était pas des pédés. Mon père qui bossait dans le sport, me répétait, quand je le lançais sur le sujet que « dans le foot, ça n’existe pas. » Dans notre entourage, il n’y avait pas d’homosexuels. Mon père avait bien ce collègue qui avait changé de genre, et je l’entendais en parler, un peu gêné, sans trop vraiment savoir quoi en penser.
Ma mère, cultivée, volontiers intello, ma mère qui m’avait fait découvrir Choderlos de Laclos ou Bataille, semblait bien loin de tout ça. Mais pourtant, j’étais en alerte. Il y avait la pensée, la rationalité, et puis il y avait le corps, l’incontrôlé. Toutes mes tentatives pour lui parler de mon orientation sexuelle, du brouillard dans lequel j’évoluais avaient été rembarrées. Vers 20 ans, je lui avais dit que j’étais attirée par les filles et les garçons, et que j’étais un peu paumée. Elle m’avait rétorqué, glaciale : « Pourquoi me parles-tu de ta vie sexuelle ? Il n’y pas que le sexe, l’amitié c’est important aussi. »
Je crois que le coming out est un acte profondément singulier, qui appartient à chacun. Il n’y a pas un mais bien des coming out.
Cette fois donc, elle l’avait en apparence bien pris. Et qu’importe. J’avais accompli ce passage, j’avais ouvert les portes du placard, j’avais posé les bases de ma nouvelle liberté.
Cette histoire est la mienne. Je crois que le coming out est un acte profondément singulier, qui appartient à chacun. Il n’y a pas un mais bien des coming out. Leur signification, leur portée et leur difficulté varient sensiblement selon les individus, les cultures, les âges, les couleurs de peau, les milieux sociaux. Quoi de commun entre mon coming out et celui de l’écrivain Abdellah Taïa, qui a été le premier à dire et à assumer son homosexualité au Maroc, un pays dans lequel elle est interdite et réprimée ? Entre le sien et celui d’une jeune femme vietnamienne pour qui la conception de la famille, l’importance de la filiation, le rapport au dire sont très différents ? Entre eux et celui d’Ari de B, danseuse de waacking née en Algérie, élevée dans une famille pour qui l’homosexualité n’était pas une option et qui se définit aujourd’hui comme queer ? Je ne saurai le dire. Cela leur appartient. Et c’est à eux qu’il revient d’en parler.
DÉCOUVREZ LA SEMAINE PROCHAINE SUR MAGAZINEANTIDOTE.COM LE RÉCIT DU COMING-OUT D’ABDELLAH TAÏA, ÉCRIVAIN MAROCAIN ET PREMIER HOMME À DIRE ET ASSUMER SON HOMOSEXUALITÉ AU MAROC.
Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp.