Nul besoin de pleurer la mort d’un underground indépendant : les Punks, les Hippies et les Rappeurs ont toujours flirté avec le capitalisme.
Après des années dominées par le rock bourgeois maigrelet, sur les catwalks comme dans les clubs, une envie de contre-culture – autrement dit, une manifestation culturelle et idéologique rejetant les normes de la majorité – a enseveli le monde de la mode.
Ce besoin de changement a coïncidé avec le succès le plus explosif de ces dernières années, le collectif Vetements. A quoi est dû ce phénomène mondial ? Sûrement à la femme androgyne imaginée depuis ses débuts, qui préférerait un hoodie trouvé aux puces à un perfecto propret ; que l’on trouverait plutôt dans un squat berlinois, bière tiède en main, qu’à un cocktail arrosé de champagne à Saint-Germain-des-Prés. À ce look s’accompagnent des valeurs claires : faire sortir le luxe de sa tour d’argent conservatrice, et encourager les mélanges d’identités et de classes sociales. Une petite révolution était en train de s’abattre sur le secteur, qui se reconnaissait en masse dans le style comme dans le message de fond.
Pourtant, au bout de deux défilés et quelques tweets, voilà que Kanye West se battait lui aussi pour assister au défilé, que la famille Kardashian ne jurait que par eux. Leur « cool factor » était devenu viral, et consommé précisément par les gens que le label semblait opposer. Kylie Jenner se pose-t-elle les mêmes questions sur le genre que le fondateur Demna Gvasalia quand elle associe un de ses t-shirt grunge à des cuissardes à talons aiguilles ? Les critiques de mode en doutent fort, et posent une question pressante en unisson : une contre-culture peut-elle encore exister si elle devient un phénomène mondial avant même d’avoir éclos dans l’underground ? Si elle est portée comme un simple objet de consommation, au sens original oublié, qu’en reste-t-il ?
Mort de l’indépendance à l’heure de la rapidité 3.0, ou nouveau modèle ? On préfère vous répondre que la contre-culture n’a peut être jamais existé.
LA RÉBELLION PRÊTE-À-CONSOMMER
Vivienne Westwood Spring-Summer 2010
Les sociologues Joseph Heath et Andrew Potter, auteurs de l’ouvrage Révolte Consommée traitant du flirt entre valeurs engagées et capitalisme, ne cessent de répéter que la contre-culture indépendante est un mythe moderne.
Dans les années 1960, naît le phénomène du « Hip Consumerism », une tendance lancée par la publicité qui vise une jeunesse frustrée par l’idéal domestique traditionaliste de la décennie passée. Cette « consommation branchée » n’hésite pas à collaborer avec des nouveaux courants, et à fabriquer de toutes pièces des expressions mercantiles de révolte, accessibles au plus grand nombre. Les Mods Outre-Manche et les chanteuses yéyé en France sont créés par des labels puis habillés par des grandes marques, aux looks déclinables en panoplies disponibles sur catalogues de vente à travers le pays.
À travers les décennies, les exemples fusent : si les Punks brillent si fort dans les années 80, c’est en grande partie grâce au mariage de Malcolm McLaren, manager des Sex Pistols, et Vivienne Westwood, qui transforme leur rage en collections de prêt-à-porter, avec des épingles à nourrice en métaux précieux et des vestes motardes customisées à prix d’or – un look rapidement récupéré par des éditos de presse féminine intitulés « Choquer, c’est chic ». À chaque époque et sa sphère, son label : le hip-hop et Adidas, le pop rock et Hedi Slimane, les Bobos et A.P.C – la poule ou l’œuf ? Et surtout, est-ce bien grave ?
LE FOND FAIT VENDRE LA FORME – ET CE N’EST PAS LA FIN DU MONDE
Le groupe Run-DMC au Montreux Pop Festival en 1987.
Pour Alice Litscher, professeur de communication de mode à l’Institut Français de la Mode, il ne faut pas forcément y lire une hypocrisie, mais reconnaître l’extrême complexité du rôle du vêtement : « Nul besoin d’opposer mode et contre-culture de façon binaire, les deux ne sont pas forcément incompatibles ou contradictoires. Toute tendance est sujette à une double-lecture : elle renforce des valeurs tout en nourrissant, parfois paradoxalement, une société mercantile, mais ne menace pas obligatoirement son message de fond. »
Effectivement, les chanteuses des années 60, avec ou sans Courrèges, ont tout de même contribué à diffuser un message d’émancipation sexuelle ; les punks et Westwood ont mené une formidable campagne anti-Thatcher ; Adidas a contribué à promouvoir les valeurs anti-establishment et métissées du hip-hop à travers un produit démocratique ; même la bourgeoisie bohème en Margaret Howell ou A.P.C de la tête aux pieds a promu une conscience écologique dans la mode.
Et aujourd’hui, la nouvelle vague actuelle – composée aussi du très queer-friendly Hood By Air, du féministe sexy Y/Projects, du conceptuel urbain Avoc, entre autres – est à la fois ouvertement business oriented et la voix d’une jeunesse défendant de nouveaux métissages entre tous genres, origines, sphères. La collection devient la campagne géante du message, la marque une communauté que l’on suit en ligne à défaut de pouvoir s’offrir ses produits. Alice Litscher ajoute : « Si la production est « fair » et transparente, le message véhiculé est engagé, pourquoi pas ? La diffusion mercantile permettra, même sans être acheté, de promouvoir un mouvement de niche à un message mondial. Sans collaborer avec la grosse machine, on ne parle qu’à son public immédiat, et n’a a peu près aucune chance de survie ».