La mode aimait autrefois se croire capable de révolutionner le monde, ou au moins de déplacer les lignes — et parfois elle l’a fait. Cette époque s’est refermée : la mode s’est vidée de son geste politique, soucieuse de neutralité, obsédée par le risque zéro. Pendant ce temps, une génération entière se politise comme aucune avant elle.
La mode n’a pas seulement reflété son époque : elle l’a souvent devancée. Elle a fait apparaître ce que la société n’osait pas encore regarder ou valider, donnant de la représentation là où elle manquait. Elle a participé à l’émancipation des femmes, au brouillage des normes de genre, et fait du vêtement un objet politique à lui seul. Elle a aussi servi de terrain d’exposition — parfois maladroit, parfois visionnaire — pour des cultures que le regard dominant ignorait.
Par ses castings, ses campagnes, ses silhouettes, elle proposait des images capables de déplacer les imaginaires collectifs. Pendant longtemps, la mode a tenu ce rôle : un langage qui avançait plus vite que les discours. Ce rôle ne s’est pas éteint d’un coup ; il s’est dissipé à mesure qu’elle cessait d’être un espace d’expression et de représentation pour devenir une industrie.

Avec le temps, la mode a changé d’échelle. Ce qui était un espace d’expression est devenu un secteur global, rassemblant aujourd’hui une part essentielle des maisons de luxe mondialisées. La plupart des marques qui définissent l’imaginaire du luxe contemporain appartiennent désormais à de grands ensembles, où le vêtement doit se vendre, l’image circuler, le défilé produire du contenu. Dans cette architecture, le vêtement devient un produit financier, l’image un asset stratégique, le défilé un outil marketing conçu pour être compatible avec tous les marchés.
Le risque, autrefois culturel, devient économique : il faut éviter le conflit, protéger la valeur, garantir la croissance. C’est dans cet étau que la dimension politique de la mode — sa capacité à faire apparaître, représenter, déranger – s’est effacée, petit à petit.

Cette industrialisation a aussi transformé celleux qui donnent corps à la mode. Directeur rices artistiques, mannequins, célébrités, ambassadeur·rices, influenceur·ses, médias : tou·tes évoluent désormais dans un système où les groupes occupent une place centrale, et dont iels dépendent pour travailler, pour être vu·es, pour exister. Ce n’est pas un contrôle explicite, mais une influence diffuse : chacun·e sait ce qu’iel peut dire, et surtout ce qu’il vaut mieux taire. Les réseaux sociaux, qui auraient pu élargir les voix, ont renforcé ce réflexe. Pour préserver leur image, éviter le bad buzz, rester compatibles avec l’algorithme, chacun·e ajuste son discours, l’arrondit, le neutralise. La mode a cessé d’utiliser sa voix – et, silencieusement, elle a étouffé celles de tou·tes celleux qui y participent.
Cette neutralisation pourrait paraître anodine, si elle n’entrait pas en collision avec un autre mouvement: la repolitisation d’une génération entière.

Les mobilisations de la jeunesse ne datent pas d’hier. Les années 60-70 sont souvent présentées comme la dernière période où une génération avait atteint un niveau comparable d’engagement. Les jeunes d’aujourd’hui s’en rapprochent, et parfois les dépassent. Mais ce qui change n’est pas seulement l’intensité : c’est la structure. De nombreuses recherches montrent que l’activisme de la génération Z se distingue par une dimension multiple et interconnectée. Genre, féminisme, droits reproductifs, climat, justice sociale, antiracisme, droits LGBTQ+ : ces enjeux ne sont plus pensés séparément, mais comme un système. Leurs choix – de culture, de consommation, de travail – sont de plus en plus vécus comme porteurs de valeurs. Plus de 90 % d’entre elleux se disent préoccupé·es par les enjeux sociaux ; plus de 80 % des consommateur·rices attendent qu’une marque défende des positions alignées avec les leurs ; et près des trois quarts disent avoir déjà quitté une marque pour un conflit de valeurs. C’est cette pluralité de causes, et la manière dont elles s’articulent, qui permet de dire qu’aucune génération avant elle ne s’était politisée de cette façon-là.

Une génération qui investit de plus en plus ses choix – de consommation, de culture, de vie – comme des gestes éthico-politiques face à une industrie de la mode qui filtre tout ce qu’elle montre : deux logiques qui ne peuvent plus se ren-contrer. L’incompatibilité devient structurelle.
Ce qui change aujourd’hui, ce n’est pas l’humeur d’une génération, mais la conscience avec laquelle elle habite le monde. Elle attend de la mode qu’elle prolonge cette conscience, qu’elle prenne part à ce qui se joue, qu’elle assume ce qu’elle montre.
Or l’industrie de la mode est aujourd’hui indifférente à tout. Les débats, les violences, les fractures politiques se succèdent : elle ne dit rien. Elle avance muette, comme si le réel ne la concernait plus. Elle devra pourtant décider si elle accepte de se redéfinir, de reprendre position dans un monde où le langage des valeurs est devenu central.
Saura-t-elle prendre le virage, ou restera-t-elle face au mur ? Celui de son propre silence.