Après deux décennies d’amplification continue, la mode s’est rendue incontournable et omniprésente. Mais l’abondance use plus vite que l’absence. Elle va devoir faire face à une génération que nous nommons ici Underexposure Culture, qui n’attend plus d’elle qu’elle prouve sa puissance, mais qu’elle apprenne à se faire plus discrète. Le prochain territoire ne sera ni visible ni viral, il sera humain.
La mode s’est construite en absorbant tout ce qui produisait du désir.
Les magazines ont été sa première scène : elle les a transformés en vitrines, en théâtres, en lieux où l’image prenait plus de valeur que le commentaire.
Puis elle a élevé les designer·euse·s et les mannequins au rang de stars, créant des figures qui portaient ses mythologies. Quand la pop et les clips ont commencé à modeler l’imaginaire, elle s’y est engouffrée, attirée par la vitesse et l’exubérance du format. Plus tard, ce furent les célébrités, les collabs, l’influence, la beauté, les red carpets, les musées, les réseaux. À chaque fois, la même mécanique : capter ce qui brillait, s’y greffer, s’y légitimer. Non pas pour renouveler la culture, mais pour s’assurer d’exister là où elle bougeait. En aspirant chaque terrain qui fabriquait du désir, la mode a fini par étendre son royaume partout.
Le luxe s’est perdu dans son propre excès.
Les directeur·rice·s artistiques tournent comme dans un carrousel. On les installe pour relancer l’attention, puis on les remplace avant qu’une vision puisse s’ancrer. Signe d’une industrie où le visage compte plus que la direction : il arrive même que les ambassadeur rice s incarnent la maison plus longtemps que les créateur·rice·s qui la dirigent. Il n’y a plus de vision parce qu’on ne lui laisse plus le temps d’exister.
Certaines maisons vivent plus longtemps que la vision qui les a fondées. À force de se transmettre de main en main, l’héritage ne raconte plus une histoire : il devient une matière à exploiter.
Dans le même mouvement, les saisons se sont empilées : collections, pré-collections, capsules, séries limitées, drops successifs. Chaque maison multiplie les sorties comme on multiplie les signaux. Ce que les marques vendent aujourd’hui, ce n’est pas une vision, c’est une cadence.
La recherche de rentabilité les conduit toutes vers les mêmes familles de produits. L’uniformisation n’est plus un accident esthétique: c’est un modèle. La vitesse a remplacé la singularité.
Cette accumulation incessante fatigue l’industrie autant que le public. À force de vouloir être partout, elle a produit un excès où les formes se répètent et se neutralisent. L’abondance est devenue un bruit, surtout pour une génération qui choisit désormais le retrait.
Underexposure Culture, le mouvement du retrait.
Toute une génération d’adultes, et d’adultes en devenir, a grandi dans une sur-stimulation continue. Écrans, notifications, campagnes, trends, contenus sponsorisés : le flux n’a jamais ralenti. Là où les générations précédentes connaissaient encore des zones de silence, celle-ci n’a grandi que dans la lumière.
Pour beaucoup, l’exposition a commencé trop tôt. Certain·e·s ont été visibles en ligne avant même de comprendre ce que signifiait être exposé·e. Leur rapport au monde s’est construit dans un environnement sans pause, où tout avançait plus vite que leur capacité à le filtrer.
Les études récentes sur les moins de vingt-cinq ans sont claires : baisse du post public, montée des comptes fermés, fatigue du scroll, réduction des interfaces, retour à la voix, au direct, au lien. Ce n’est pas une disparition, c’est une préservation. Une manière de ménager sa santé mentale dans un paysage où chaque espace est devenu une demande.
Dans cette logique, la mode n’est qu’une présence parmi d’autres. Une couche supplémentaire dans un environnement saturé, un signal de plus dans un monde qui en compte déjà trop. L’Underexposure Culture naît ici : dans le besoin de réduire l’exposition, de choisir la rareté, de reprendre le contrôle sur ce qui nous atteint.
Ce n’est pas une identité générationnelle, c’est une réponse culturelle. Et c’est ici que s’ouvre la question centrale: que devient la mode dans un monde qui ne veut plus du trop ?
La mode saura-t-elle retrouver une taille humaine ?
Après vingt ans d’expansion continue, la mode atteint un point de saturation. Elle a élargi son territoire, multiplié ses formats, intensifié sa présence jusqu’à devenir un décor permanent. Cette logique l’a portée, mais un autre mouvement émerge en parallèle : celui d’une génération qui ne vit plus la visibilité comme une promesse, mais comme une pression.
Ce mouvement ne naît pas d’une rupture spectaculaire, mais d’une lente réorientation : moins d’exposition, moins d’espaces ouverts, moins de flux, moins d’envie d’être aspirée dans des récits trop grands.
Ce qui a longtemps permis de capter l’attention — occuper le terrain, saturer les écrans, multiplier les formats — ne correspond plus à la manière dont cette génération souhaite qu’on entre en contact avec elle. Là où l’amplification faisait vendre, elle provoque désormais une mise à distance.
À mesure que les individus réduisent leur exposition, qu’iels choisissent des espaces plus petits, plus précis, plus contrôlables, un autre rapport à la visibilité s’impose. Ce n’est plus seulement la question de la taille des formats: c’est la place qu’on accorde à celles et ceux qui les occupent qui se redéfinit. Une interrogation apparaît alors, inédite pour l’industrie: dans une génération qui se protège du trop, désire-t-on encore des figures surexposées ? La star omniprésente, l’égérie visible partout la même saison, le profil géant qui sature le paysage… Cette bascule ne relève pas d’un effet de style, mais d’un changement culturel profond.
Dans les réseaux eux-mêmes, les codes changent. Moins de followers, mais des liens réels. Moins de likes, mais des interactions qui comptent. Moins de surenchère visuelle, mais une attention portée à ce qui respire encore. Ce mouvement ne valorise pas la disparition; il valorise la mesure. Il redonne de la valeur à tout ce qui existe à taille humaine.
Le défi est là : une industrie construite sur l’amplification va devoir apprendre à exister autrement que par l’occupation du terrain. À trouver une présence qui ne soit pas une omniprésence. À renouer avec la mesure, le temps, la justesse. Car la génération qui arrive ne demande pas à la mode d’être partout: elle demande qu’elle soit à hauteur humaine.
L’Underexposure Culture n’invite pas à s’effacer ; elle invite à exister autrement. La question devient alors inévitable : la mode saura-t-elle redevenir à taille humaine et séduire autrement que par son omniprésence ?