Phallocratie, hégémonie masculine, discrimination genrée ou violences machistes… Pas la peine de les énumérer tous, on connaît les grands diktats structurant la société patriarcale
Phallocratie, hégémonie masculine, discrimination genrée ou violences machistes… Pas la peine de les énumérer tous, on connaît les grands diktats structurant la société patriarcale qui rythme notre quotidien. Mais dans l’obscurité et les cris des donjons, les dominas mènent une guérilla souterraine qui tord la rigidité des valeurs en cours. Je suis allé à la rencontre de Maîtresse Isadora afin d’assimiler les outils de cette déconstruction.
La nuit tombe. Je suis dans le métro et j’avoue que je n’en mène pas large. Dans quelques minutes, j’ai rendez-vous avec Maîtresse Isadora – l’une des dominas les plus réputées du milieu – et je ne sais absolument pas à quelle sauce je vais me faire bouffer. Oui, car quitte à chercher à comprendre comment et pourquoi les dominas sapent la doxa patriarcale, autant expérimenter dans ma chair ce travail de démantèlement existentiel. Et puis, il faut dire que je suis le sujet idéal, moi, le bon mâle hétéro-cis bien fier de sa queue, flexible sur sa sexualité certes, mais chez qui il doit rester quelques croutes de machisme à gratter. Au moment où je sors du métro, Maîtresse Isadora m’envoie un texto pour me donner ses digicodes et me dire qu’elle habite au troisième étage, porte de droite. OK. Je vérifie bien dans mon sac de sport si je n’ai pas oublié la poire à lavement qu’elle m’avait demandé d’amener, lorsque je lui avais exposé le thème de ce reportage, par e-mail. C’est bon, tout est là. Sur la route qui mène chez elle, je serre les fesses et m’imagine déjà le programme qu’elle m’a concocté pour dessouder ma masculinité toxique. J’arrive à destination. Je tape les chiffres, monte les escaliers et sonne à la porte. Cliquetis. Maîtresse Isadora.
Un acte politique
Les traits fins, les yeux intenses, les cheveux impeccablement tirés en arrière et attachés en une longue queue de cheval, Isadora m’accueille. Ses jambes arborent de longues cuissardes en cuir et son buste est moulé dans de la dentelle noire. Elle m’invite à m’asseoir dans un petit salon à la lumière tamisée. Ses talons aiguilles claquent sur le parquet. Je tombe immédiatement sous le charme de cette Diane chasseresse venue des enfers. Elle voit que je stresse un peu, elle me propose un whisky japonais que je bois d’une traite. Je me ressers un verre, histoire de. On fait connaissance. Sa voix est douce et ferme. Elle m’explique que depuis son adolescence, elle était très attirée par le sexe et les milieux alternatifs : « J’étais une bonne élève, hyper sage et un peu timide. Mais quand mes copines me demandaient ce que je voulais faire, je répondais : pute. J’avais une fascination pour les figures de femmes puissantes comme Médée, Salammbô, Cléopâtre… Dès que je suis arrivée à Paris, j’ai fait mon master de lettres et je me suis jetée dans le BDSM. »
Isadora a une petite trentaine, cela fait 10 ans qu’elle fréquente le milieu, dont 4 en tant que professionnelle. Elle fait clairement partie de cette nouvelle génération de dominas engagées qui ont intériorisé les valeurs des luttes égalitaires en cours, à l’instar de Mistress Rebecca, une domina anglaise qui s’est spécialisée dans la transformation en gauchistes de mâles blancs conservateurs. Pour Maîtresse Isadora, la domination est un acte éminemment politique : « Être Maîtresse, c’est bouleverser totalement l’ordre patriarcal de notre société. Si la société était régie par des normes BDSM gynarchiques, la Maîtresse serait le plus haut niveau social qui soit, voire une déesse. Tout acte qui tend à bousculer le petit carcan sociétal dans lequel nous sommes est politique, selon moi. La dominatrice est justement le type de femme que la société essaye de supprimer parce qu’elle bouleverse beaucoup trop les codes. » Elle poursuit, calmement : « Une Maîtresse déconstruit quotidiennement toutes les normes de genre : les hommes sont des larbins à mon service. Leur misérable bite ne leur sert à rien, c’est pour cela que je l’encage et contrôle ses éjaculations. Je les baise comme les esclaves et si j’en ai envie, je les dresse à aimer la queue dans des pratiques comme le forced bi. Et paradoxalement, ils trouvent un bien-être et une vraie liberté dans cette totale abnégation. » Je redemande humblement un troisième verre de whisky et bois ses paroles. Sa clientèle ? « Des jeunes et des moins jeunes, des célèbres et des Monsieur Tout-le-Monde, des bourses bien remplies et d’autres vides. Le BDSM touche tout le monde. Le grand cliché du mec qui a du pouvoir et de l’argent, ce n’est pas vrai. Après, les tarifs que je pratique font forcément que ceux qui n’ont pas assez d’argent ne peuvent pas venir me voir. Il y a quelques femmes aussi, mes soumises n’ont pas de traitement de faveur, elles payent le même prix. »
« Une maîtresse déconstruit quotidiennement toutes les normes de genre : les hommes sont des larbins à mon service. Leur misérable bite ne leur sert à rien, c’est pour cela que je l’encage et contrôle ses éjaculations. Je les baise comme les esclaves et si j’en ai envie, je les dresse à aimer la queue dans des pratiques comme le forced bi. Et paradoxalement, ils trouvent un bien-être et une vraie liberté dans cette totale abnégation »
Je sens qu’il est temps de passer aux choses sérieuses. Elle me parle de ses safewords. Rouge : elle arrête, orange : elle ralentit. Puis me prévient : « Le dialogue ne sera jamais rompu entre nous, même si j’ai l’air froide ou méchante. C’est très important que tu communiques avec moi, tu peux me dire que tu aimes, que tu ressens du plaisir, que c’est nouveau, ou que c’est bizarre. Je compare souvent les séances de dominations à un match de tennis, on est partenaires tous les deux et donc je m’attends à ce qu’on me renvoie la balle. Si je joue toute seule contre un mur, je vais me faire chier. »
Elle me tend alors une cage de chasteté. Cette partie de tennis se fera sans mon pénis. Elle me détaille son fonctionnement, je n’y capte que dalle mais je fais semblant de comprendre. Sa voix était douce et ferme, elle n’est plus que ferme : « Tu vas mettre ton sexe entièrement dedans, testicules et verge. Il faut que ce soit serré. Maintenant, tu vas dans la salle de bain, tu prends une douche, tu fais ton lavement et tu mets ta cage. Une fois que tout est fait, tu reviens ici, entièrement nu, tu m’attends à genoux et tu me redonnes la clef. À partir de ce moment-là, tu me vouvoieras et tu m’appelleras Maîtresse. Je te laisse, je vais préparer la salle de jeu. » Je déglutis un coup. Je fais ce qu’elle me dit. Salle de bain. Lavement à l’eau tiède, douche à l’eau chaude. Vient l’instant fatidique de mettre la cage. Je sens le métal froid sur mon membre, je ne suis pas un mec super manuel, mes mains bégayent. Merde. Cinq minutes plus tard, je viens enfin à bout du mécanisme. Je verrouille avec la clef. Les couilles compressées, je me mets à genoux dans le salon. J’entends alors des talons aiguilles venir dans ma direction.
Phénoménologie du « subspace »
Maîtresse Isadora me passe un collier de clébard autour du cou, signe que nous venons elle et moi de traverser le miroir. Elle y attache une laisse, et me traîne dans la salle de jeu. « Alors, c’est une bonne petite chienne, ça, hein ? » qu’elle me dit. Ma seule réaction instinctive est de faire « wouf-wouf ! ». Oui, je suis une petite chienne de 82 kilos, et vous, Maîtresse, vous tenez ma destinée en main. Pour l’instant, le degré d’humiliation est acceptable, ça ressemble à un « role play », je rentre dans la peau de mon personnage. Elle me couche sur le dos et me gratte le ventre, j’halète et tire la langue. « Jolie petite chienne, c’est bien, c’est bien ! » Et là, elle m’enfonce son talon-aiguille dans la bouche et me dit : « Tu vois esclave, ça, c’est la seule partie de moi que tu pourras toucher pendant cette séance. » Je le suce jusqu’à la garde et en profite pour voir sa beauté par en dessous.
Ce préliminaire prend fin. Elle me relève. Je regarde où je suis. Son donjon. Mes visions sont troubles. Comme fond sonore, il y a de l’opéra. J’ai à peine le temps de mater sa large collection de godes qu’elle m’attache les mains à une grande croix de Saint-André. Les lanières d’un martinet viennent me lécher le dos et les fesses. Je tolère la douleur. Mais je réalise dorénavant que je n’ai plus de rôle à jouer à part être moi-même et que mon corps est la seule frontière entre sa volonté et la mienne. Après le martinet, Maîtresse Isadora prend une canne. Ça tape plus rude, plus fort. Je goûte à la douleur. « Regardez-moi ce petit cul ! » Vlam ! La bastonnade continue et s’amplifie. Bizarrement, j’en veux encore plus, je gueule : « Maîtresse, allez-y plus fort s’il vous plaît ! » J’aurais dû la fermer, elle vrombit : « Mais qui es-tu petit vermisseau pour oser me donner un ordre, hein ? » Elle prend un fouet. Je l’entends siffler sur ma chair, la marquer, la brûler, la couper. Là, j’ai vraiment mal. La souffrance me fait couler des larmes aux yeux. Je me sens comme un chrétien dans un péplum. Il ne sort plus que des onomatopées de ma bouche. La torture est une initiatrice, elle vous apprend à sonder votre être, mes défenses psychologiques tombent une à une. Après tout, je les ai bien mérités ces coups de fouets : je paye le nombre de fois où je me suis comporté comme une merde avec les femmes, le nombre de fois où je les ai trompées, trahies, méprisées. Oui, Maîtresse, je ne suis qu’un connard, je mérite votre châtiment. Avec mon sexe encagé, je ne suis plus qu’une masse informe et asexuée. Elle, la femme absolue et universelle dont j’accepte avec joie la punition. Ça switche dans ma cervelle, je me cambre et tends les fesses pour recevoir mon supplice, je me transforme en la pire des sluts. L’orage continue. Désarticulé, je beugle : « Je ne suis qu’une grosse bitch ! » Maîtresse Isadora me tance d’un rire narquois : « Non, tu ne mérites pas encore ce titre ». Et puis la tempête se termine. Dans une glace, je regarde mon dos lacéré comme le symbole de ma fierté ravalée. Maîtresse Isadora, avec tendresse, me passe de la crème sur la peau. À cet instant, j’ai décidé de lui appartenir corps et âme.
Elle peut faire de moi ce qu’elle veut. Je lui accorde une confiance absolue. Je pourrais la suivre jusqu’au bout du monde… Elle est mon père, ma mère, une créature divine… Maîtresse Isadora me sort de mes rêveries et me couche sur son lit. Elle me crucifie, me ligote les bras en croix, avec dextérité. « On dirait le Christ », me dit-elle, vicelarde. Ensuite, elle me colle un masque à gaz en caoutchouc sur la tronche, du genre de ceux que l’on trouvaient dans les tranchées en 14-18. Je ne pige pas sa démarche mais je suis sa chose, je me laisse manœuvrer. Tout à coup, je respire une forte odeur de poppers. OK, je comprends mieux. Je prends 4 ou 5 grandes aspirations, me voilà défoncé et dilaté comme une truie. Elle m’enlève le masque, me relève les jambes en missionnaire et applique sur mon anus une bonne dose de lubrifiant. Ça y est, on y est. J’avais déjà un peu exploré cette zone dans mon intimité, mais jamais de cette manière, surtout avec la taille des godes que j’ai repérés ici. Je m’en fous, je m’abandonne à elle, je suis prêt à tout. L’air de Carmen passe sur ses enceintes, « L’amour est enfant de bohème, il n’a jamais, jamais connu de loi. »
Un doigt, ça passe crème. Deux doigts, trois doigts. Je gémis. Maîtresse Isadora prépare le secteur avec savoir-faire. J’ai passé l’entièreté de ma vie sexuelle à être un pénétrant, à jouer mon rôle de mâle dominant au pieu, et me voilà les cuisses écartées, prêt à me faire tamponner le fondement.
« Elle me coince alors dans la face un écarteur de bouche, fixe à sa ceinture un gode plus costaud, et me le plante dans la gorge. Je suis Linda Lovelage dans Deep Throat. Cet interlude terminé, elle me re-besogne le derrière, et me tape sans aucune pitié dans le fond. Je n’ai jamais ressenti une telle sensation. Je cerne mieux ce qu’éprouvent les femmes à qui j’ai administré le même tarif. L’écarteur étouffe mes hurlements, je la regarde longuement dans les yeux pendant qu’elle anéantit ce qu’il reste de patriarcat de moi.»
Pour débuter, Maîtresse Isadora installe un engin de taille modeste sur son gode-ceinture. Je suis surpris d’encaisser avec élasticité cette intrusion. Elle accélère ses coups de reins, et m’invective : « Tu aimes que je te baise le cul, hein, sale trainée ? » Oui, maîtresse, j’adore ça. Le bout du gode titille ma prostate. Au fil des va-et-vient, une boule de chaleur grossit dans mon ventre, prête à exploser. Je couine à ne plus en pouvoir. « Maîtresse, je vais jouir ! » À ce moment, elle se retire pour ruiner mon orgasme et me nargue : « Tu es bien trop bruyant, je vais te faire fermer ta gueule. » Elle me coince alors dans la face un écarteur de bouche, fixe à sa ceinture un gode plus costaud, et me le plante dans la gorge. Je suis Linda Lovelace dans Deep Throat. Cet interlude terminé, elle me re-besogne le derrière, et me tape sans aucune pitié dans le fond. Je n’ai jamais ressenti une telle sensation. Je cerne mieux ce qu’éprouvent les femmes à qui j’ai administré le même tarif. L’écarteur étouffe mes hurlements, je la regarde longuement dans les yeux pendant qu’elle anéantit ce qu’il reste de patriarcat en moi. Enfin, elle se pose au-dessus de mon visage, et me pisse dans la bouche. À ce stade, plus rien ne me choque, tout ce qui vient d’elle est sacré et je me délecte de ce nectar jusqu’à la dernière goutte. La séance se termine lorsqu’elle m’enfonce trois aiguilles dans le téton gauche. « Tu es parti très loin, il faut que tu redescendes. » En effet, j’ai atteint une sorte d’extase, et sans doute ai-je touché du doigt ce fameux état modifié de conscience que la communauté BDSM qualifie de « subspace », une sensation agréable due à une baisse temporaire de l’activité du cortex préfrontal. Je n’aurai pas prononcé de safeword une seule fois.
Maîtresse Isadora me retire les aiguilles et me donne la clef. Il est temps de se rhabiller. De revenir à la réalité. Salle de bain, douche, je décadenasse ma queue et me rhabille. Maîtresse Isadora m’attend dans le salon. J’ai les pupilles comme des boules de billard. On débriefe la séance. Elle me dit : « Tu as un terrain propice pour devenir un soumis, la partie de tennis était bonne. » On discute un peu. Et puis, pudiquement, je pars. Je flotte jusqu’à chez moi, un sourire béat aux lèvres. Sur la route, je ne peux m’empêcher de lui envoyer ce texto : « Merci vraiment pour cette expérience. »
Agenrement et multiplicité de soi