Camille Etienne : « On n’est plus une société de l’effort, on est une société du confort »

Article publié le 25 avril 2023

Texte : Maxime Retailleau. Photo : Camille Étienne.

Après avoir grandi au cœur des montagnes savoyardes et intégré Sciences Po, Camille Étienne s’est imposée comme l’une des figures phares de l’activisme écologique, notamment en diffusant des vidéos virales sur Youtube, où elle insiste sur la nécessité d’agir au plus vite pour limiter le dérèglement climatique. À travers cet entretien, elle évoque comment sortir de l’impuissance face à la destruction des écosystèmes, revient sur ses actions de désobéissance civile et les menaces de mort qu’elle a reçues, et explique comment elle a contribué à faire changer d’avis Emmanuel Macron sur l’exploitation minière des fonds marins, initiant ainsi un mouvement international.

Maxime Retailleau : Tu es engagée depuis très longtemps : avant de devenir une activiste écologiste, tu t’es battue pour la justice sociale lorsque tu étais adolescente. D’où vient ton envie de lutter pour construire un monde meilleur ?
Camille Étienne : C’est extrêmement cliché, mais sincèrement, c’est simplement parce que je ne supporte pas l’injustice. Je pense que je ne supporterais pas le monde si je me contentais de le regarder s’effriter, donc j’essaye d’y participer. En fait, c’est peut-être d’abord pour me sauver moi-même que je fais tout ça. Ce qui m’intéresse, c’est de faire en sorte que la société garde de grandes valeurs comme la justice, la liberté et la paix dans son horizon, plutôt que la destruction du vivant, les inégalités et la haine de l’autre, vers lesquels on se dirige.
Tu es en train d’écrire ton premier livre. De quoi est-ce qu’il parlera ?
C’est un petit manifeste pour sortir de notre impuissance. Elle est latente chez chacun·e de nous, parce qu’on a tous·tes tendance à se dire : « C’est trop grand pour moi, je ne peux rien y faire », alors qu’il existe mille solutions. Ce que je veux, c’est montrer que ce n’est pas trop tard, que rien de tout ça n’est immuable. Donc comment est-ce qu’on reprend du pouvoir ? Déjà, en contraignant le politique, dont l’impuissance est choisie. Quand il y a une pandémie mondiale, on est capable de clouer tous les avions au sol en 24h. Quand Notre-Dame a brûlé, il y a eu des millions d’euros sur la table d’un coup. Il y a de l’argent et les personnalités politiques peuvent prendre des décisions, on peut le faire. Même le GIEC le dit dans le dernier rapport du troisième groupe : on a les solutions, la question maintenant n’est pas de faire de la recherche et du développement, mais de les implémenter. Il manque un courage politique fort, et on doit aussi reprendre du pouvoir vis-à-vis de toutes les multinationales, notamment l’industrie fossile, qui orchestrent cette impuissance. Ils sont très contents qu’on soit dans l’ère de la post-vérité, de financer la recherche, de fabriquer le doute, de nous créer des désirs par le marketing et la publicité, et de nous mentir en payant des lobbyistes qui ont cherché à faire croire que le dérèglement climatique n’était pas d’origine humaine.

Camille Étienne : « On imagine que la technique va nous rendre libre, mais en réalité elle nous aliène. La géo-ingénierie consiste à créer encore plus de technique, pour répondre à un problème créé par la technique, ce qui me semble assez schizophrénique. »

Il est malgré tout devenu très difficile de le nier aujourd’hui. J’ai l’impression que la nouvelle porte de sortie que tentent de prendre les apôtres de la croissance économique infinie dans un monde aux ressources limitées, c’est la géo-ingénierie. Comment te positionnes-tu vis-à-vis de ça ?
C’est extrêmement dangereux, je suis totalement contre, parce que ça peut tout au plus nous faire tenir un peu plus longtemps. Je comprends que l’idée soit séduisante, parce que ça nous permet de se dire : « On va pouvoir continuer comme ça, ça va marcher. » Et en fait, on jouerait à l’apprenti·e sorcier·ère, avec quelque chose que l’on ne connaît absolument pas. On ne sait pas quels seraient les effets secondaires, potentiellement pas terribles. Prenons l’exemple de la séquestration artificielle du carbone dans le sol. On va défoncer les fonds marins et couper les forêts et se dire : « Ce n’est pas grave, on va créer des grandes machines qui vont séquestrer le carbone. » Sauf que plus de la moitié des projets en prototype ne fonctionnent pas. Ils émettent plus de CO2 qu’ils n’en séquestrent. Et on n’a pas ce luxe-là : on n’a pas 100 ans pour trouver des solutions innovantes, et on ne peut pas tout voir par le prisme du climat. Quelle empreinte ça va avoir sur la biodiversité, quelle place ça va prendre, est-ce que ça va impliquer de bétoniser ? Quelles nouvelles matières ça va demander d’extraire ? Rien n’est neutre. Ce qu’il faut, c’est vraiment changer notre manière d’être au monde, et non le repeindre un peu en vert, comme le propose la géo-ingénierie. On imagine que la technique va nous rendre libre, mais en réalité elle nous aliène. La géo-ingénierie consiste à créer encore plus de technique, pour répondre à un problème créé par la technique, ce qui me semble assez schizophrénique, et ça pourrait échapper à notre contrôle. Il faut revenir à un peu plus de bons sens et qu’on arrête d’être dépendant·e·s de machines.
Photo : Camille Étienne.
Quels sont les trois gestes prioritaires, à la fois simples et efficaces, que les personnes qui souhaitent s’investir en faveur de l’écologie devraient adopter selon toi ?
S’informer via la presse indépendante déjà, c’est crucial. Il y a Socialter, Blast, Reporterre, Vert le média. Suivre tout ça, c’est déjà pas mal. Mais il ne faut pas attendre d’être parfaitement informé pour agir.
S’engager collectivement, ensuite. Je recommande par exemple les réunions de rentrée d’Alternatiba, des Cops 21, ou des Amis de la Terre. Il y a aussi la fondation France Nature Environnement. C’est l’occasion de rencontrer des gens qui sont déjà engagés, qui ont un parcours différent et peuvent vous pousser à aller plus loin et à faire votre première action.
Et après, je dirais qu’il faut arrêter de prendre l’avion. Réduire drastiquement la fréquence de ses trajets récréatifs en avion, factuellement, c’est vraiment le plus efficace. On s’en rend compte quand on fait notre test d’empreinte carbone. Je l’avais fait, et c’est ce qui m’a poussée à arrêter de le prendre. Quand tu fais un aller-retour Paris – New York, tu émets environ 2,5 tonnes de CO2. C’est déjà plus que ce qu’on devrait émettre par an, par Français·e, pour être sous la limite de 1,5 degré.
Est-ce que tu te rappelles de ta première action collective de terrain en faveur de l’écologie ?
Oh là… Ma première action…
Ou celle qui t’a le plus marquée ?
Il y a eu les marches pour le climat bien sûr, que j’ai rejointes un peu après qu’elles soient créées, parce que j’étais encore en Finlande à ce moment-là. Là-bas, j’avais participé à des actions sur des chemins de fer qui devaient être créés pour aller déforester une partie de la Laponie, qui étaient vraiment dangereux pour plein de populations. Et avant ça, j’étais allée au camp de Calais, j’avais passé quelques semaines là-bas.
J’y ai été confrontée à la violence du monde. Donc ça, c’étaient mes premières vraies actions, je dirais.
Après, il y a eu mille autres choses. Les mesures issues de la convention citoyenne pour le climat, qui devaient être traduites dans la loi, ont été très mal retranscrites, et on a donc décidé de rester devant l’Assemblée nationale pendant trois semaines, en étant là tous les jours, pour que les député·e·s nous rencontrent et que l’on puisse débattre. Il y avait un côté « mini-Nuit debout » qui était super beau, visant à faire revivre notre démocratie poussiéreuse. C’est une action qui m’a beaucoup marquée.

Camille Étienne : « Quand tu fais un aller-retour Paris – New York, tu émets environ 2,5 tonnes de CO2. C’est déjà plus que ce qu’on devrait émettre par an, par Français·e, pour être sous la limite de 1,5 degré. »

Qu’est-ce que tu considères comme étant ta plus grande victoire en tant qu’activiste, à ce jour ?
Très bonne question… En fait, ce sont des victoires collectives. La plus grande, c’est peut-être celle liée aux fonds marins. C’est celle où j’ai le plus participé. On était potentiellement sur le point d’aller forer le fond des océans, ce qui menaçait de détruire des écosystèmes marins et de relâcher tout le CO2 capturé au fond des océans dans l’atmosphère. Des biologistes étaient venu·e·s me voir pour me prévenir qu’il y avait ce truc extrêmement grave qui était en train d’arriver et que les premiers bateaux risquaient de partir dans un an. La France s’était positionnée complètement en faveur de ça.
Du coup, on a commencé à monter une équipe et à nous structurer avec plein d’ONG. C’était assez fascinant de voir comment on peut avoir une influence sur le pouvoir en place et sortir de notre impuissance. On a obtenu que la France se prononce en faveur de l’interdiction de l’exploitation minière des fonds marins, ce qui a bouleversé beaucoup de choses au niveau international, et j’espère qu’il n’y aura aucun bateau qui partira d’ici juillet. En 6 mois, 12 pays ont rejoint le moratoire, alors qu’il n’y en avait aucun à l’origine.
C’était beau de voir comment on pouvait s’emparer d’un sujet dont tout le monde se fout, au début, pour le faire émerger dans le débat public et dans les médias. Et de voir comment on pouvait obtenir des rendez-vous, via un rapport de force, avec les décideur·se·s, en étant assez menaçant·e·s pour eux·elles, via des manifestations ou encore de la désobéissance civile. En gros, comment est-ce qu’on devient une force assez grande, si bien qu’il·elle·s n’ont d’autres choix que de coopérer, d’aller dans notre sens. Et il ne suffit pas d’obtenir de grandes paroles, il faut qu’après elles soient concrètement traduites dans les textes de lois et dans les positions internationales. C’était beaucoup de travail, mais ça a été une grande victoire.

Elle s’est concrétisée quand Emmanuel Macron a annoncé, pendant la COP 27, qu’il se positionnait contre l’exploitation des fonds marins.
Dans un tweet, j’avais dit : « Allez @EmmanuelMacron on se concentre et on protège le fond de nos océans », et il a répondu : « Vous pouvez compter sur moi. » J’avais aussi deux appels manqués d’un ministre, en mode : « Camille, on a essayé de vous appeler. » C’était cool.
Ah ouais ! La classe.
Après, ça n’arrive pas tous les jours, mais là oui, c’était un moment intéressant.
Et ta plus grande défaite, c’était quoi ?
Elles sont quotidiennes [rires, NDLR]. Je crois que c’est Kant qui a écrit une phrase très belle sur les révolutions, disant que ce n’est jamais tout à fait un échec parce qu’elles font naître un moment, elles font ressentir intimement une capacité de penser au-delà de soi, et elles permettent de retrouver une forme de pouvoir sur ce qui nous arrive. Donc il n’y a jamais d’échec complet.
Mais ce serait un échec si TotalEnergies construit le pipeline en Ouganda contre lequel je me bats, qui s’appelle le « East African Crude Oil Pipeline » (EACOP). On a remué ciel et terre, il y a eu une mobilisation incroyable partout dans le monde, c’était vraiment beau et puissant. Tellement de personnes se sont soulevées face à cette chose qui est beaucoup plus grande qu’eux·elles, car on parle du plus grand pipeline chauffé au monde. C’est fou. Si on perd ce combat, je ne le vivrai pas très bien.
Tu n’hésites pas à défendre le principe de la désobéissance civile, du moment qu’elle se place au service d’une cause juste. À quelles actions de ce type as-tu participé – si tu n’es pas tenue de les garder secrètes ?
Il y en a qui sont effectivement secrètes, donc je ne peux pas tout raconter.

Camille Étienne : « On a obtenu que la France se prononce en faveur de l’interdiction de l’exploitation minière des fonds marins, ce qui a bouleversé beaucoup de choses au niveau international. »

Okay.
Mais sinon, j’en ai fait avec Les Amis de la Terre et Alternatiba, qui sont très organisés en ce qui concerne la désobéissance civile, et qui tapent sur les bonnes cibles. Loin de moi l’idée de distribuer les bons points, mais ils s’intéressent vraiment aux symboles, c’est-à-dire aux banques qui financent les grands groupes pétroliers, comme TotalEnergies. Je trouve que c’est intéressant de chercher les coupables directement à la source, de taper les « grands méchants », et de ne pas simplement perturber l’ordre public et les gens qui vivent tranquillement leur vie.
On a notamment bloqué l’assemblée générale des actionnaires de TotalEnergies. C’était assez fou. Un activiste avait loué un bus en faisant croire au chauffeur qu’on rejoignait un séminaire. On s’est retrouvé·e·s à 5 heures du matin, à l’autre bout de Paris, il demandait : « Vous êtes content·e·s de faire votre premier séminaire ? », et tout le monde jouait le jeu. Puis le chauffeur s’est garé devant la salle Pleyel, où avait lieu l’événement, et il a dû se dire : « Mais qu’est-ce qu’il se passe ? ». Il nous a vu descendre du bus et courir, je me suis retrouvée à enjamber une barrière et à zigzaguer entre les policier·ère·s. Tous·tes les actionnaires étaient là, on a pris les microphones et on leur a dit : « Rejoignez-nous, arrêtez de nous regarder, on fait aussi ça pour vos enfants, pour vous, ce n’est pas contre vous, mais c’est parce qu’on ne peut pas laisser une compagnie comme ça détruire le vivant et tenir des discours de greenwashing. » Il·elle·s nous disent que tout va bien, que leur bilan est très bon, et que par ailleurs il·elle·s ont plein de grands engagements, alors
qu’en fait il·elle·s continuent à construire un grand projet pétro-gazier.
Tu as récemment fait le buzz, suite à un débat sur France 5 lors duquel tu as télescopé la lutte féministe d’hier avec le combat écologique d’aujourd’hui, en insistant sur la légitimité de la désobéissance civile dans ces deux cas. Est-ce que tu te considères comme une éco-féministe ?
Je n’ai pas assez creusé ce terme. De fait, je pense que oui parce que je m’intéresse aux deux sujets, mais je ne sais pas dans quelle mesure, parce que j’aurais besoin de mieux savoir quelles sont les sources de ce mouvement, et surtout parce qu’il y a plein de types d’éco-féminismes, dont certains où je ne me retrouve pas trop. Par exemple, celui qui essentialise la femme en disant : « La femme est proche de la Terre parce qu’elle donne la vie », ce qui impliquerait que la femme serait par essence plus écolo. Ça je n’y crois pas, parce que le genre est une construction – je ne suis pas née femme, je le deviens –, donc a priori on n’a pas une plus grande attention à l’égard de la Terre parce qu’on a un vagin.
Il y a par contre beaucoup de liens à faire entre les rapports de domination vis-à-vis des plus précaires, des femmes, des minorités en général et de la Terre, mais je viens tout juste de commencer à explorer ça. Il y a une crise de la sensibilité qui traverse tout le monde, et particulièrement les hommes, que l’on élève dans une non-sensibilité, ou que le patriarcat enjoint à se couper de leur sensibilité. On voit aussi que
les premières victimes du dérèglement climatique sont avant tout des femmes. Parce que ce sont elles qui vont s’occuper des personnes les plus vulnérables, donc dès qu’il y a un ouragan ou des inondations, elles vont plus difficilement pouvoir fuir. Et dans les révoltes, dans les luttes écologiques, on voit plus de femmes.
Photo : Camille Étienne.
Je sais que tu t’intéresses aussi à la mode, qui est une industrie difficilement conciliable, à plein de niveaux, avec un idéal de société durable axée sur la sobriété. À tes yeux, quelle pourrait être la place de la mode dans un monde écologique ?
Ça dépend déjà de la manière dont on comprend le mot « mode ». La mode, ça définit entre autres quelque chose qui crée des tendances rapides et des désirs à travers le marketing, la publicité et un conditionnement. Elle va associer des personnalités auxquelles on s’identifie à des pièces qui sont parfois le produit de tout ce que l’on n’aime pas, à savoir la fast fashion, le bafouement des droits humains, la destruction des sols, la pollution des eaux, etc. En ce sens-là, je combats absolument et totalement le principe même de mode, d’autant qu’il y a de plus en plus de collections ; il y en a beaucoup trop.
Mais quand on considère la mode en tant que pratique artistique, alors il y a quelque chose de très intéressant qui peut se jouer. Le principe de la mode, c’est aussi d’être en avance sur son temps. Comment est-ce qu’on pourrait utiliser ce talent, qui est extrêmement fort, pour le mettre au service de l’urgence écologique ? La mode a la capacité de recréer une forme de sacré, d’émerveillement à l’égard d’un vêtement. C’est ce qui est très beau, et c’est ce qu’on a totalement perdu. Elle pourrait ramener une relation au vêtement qui ne soit pas seulement utilitaire, mais aussi affective, émotionnelle, singulière. Il faut qu’on sorte de la surconsommation, qu’on soit beaucoup moins dans la quantité, et qu’on arrive à valoriser chaque chose qui fait partie de notre quotidien.
Fin 2022, le fondateur de Patagonia a pris la décision de reverser tous les bénéfices de sa société à la cause écologique, et a annoncé que désormais, leur « seul et unique actionnaire est notre planète ». C’est un engagement que j’avais trouvé audacieux et que je voulais évoquer avec toi. Est-ce qu’il s’agit d’un acte révolutionnaire à tes yeux, peut-être les prémices d’une ère post-capitaliste ?
J’aimerais bien être aussi optimiste que ça. C’était très bien, j’ai salué cette décision-là. Mais c’est un peu la belle histoire, Patagonia. Et malheureusement, c’est la seule. C’est l’exception qui confirme la règle.
Est-ce que subvertir le capitalisme de l’intérieur pourrait néanmoins être une méthode efficace pour servir la cause écologique, selon toi ?
J’aime beaucoup la métaphore des grenouilles. Quand tu mets une grenouille dans de l’eau tiède, puis que tu la chauffes petit à petit, elle s’endort et elle meurt par habitude. Mais quand tu mets une grenouille directement dans de l’eau bouillante, elle saute et elle s’en va, elle se sauve. Moi ce qui me fait peur, c’est ça. C’est la capacité du système à nous corrompre. C’est la propension que l’on a à s’endormir avec des petits mensonges agréables. Parce que c’est confortable, alors que ça demande un effort d’être éveillé·e. Et on n’est plus une société de l’effort, on est une société du confort, donc on n’a plus envie. Et comme on dit, on est la somme de nos cinq meilleurs potes. Si tu passes toute ta vie à côté d’employé·e·s de chez TotalEnergies, je ne suis pas sûre que tu ne finis pas par te convaincre, un petit peu, que finalement il·elle·s font quand même des choses vachement bien. Parce que ça fait quand même des décennies qu’il·elle·s travaillent leur argumentaire, leur « spin », comme on dit aux États-Unis. Donc c’est très facile de se laisser convaincre par ce récit-là. Il faut être sacrément droit dans ses bottes, sacrément bien entouré·e et avoir une grande confiance en soi pour se dire : « Je vais y aller de l’intérieur et je vais réussir, moi plus que tous·tes les autres, à créer une bombe là-dedans. »
L’ancien PDG de Danone, Emmanuel Faber, qui était censé être un peu plus radical que les autres, s’est fait virer par ses actionnaires. Il y a toujours un plus grand pouvoir que le tien dans cette chose qui, par la hiérarchie, par la bureaucratie, fait que le pouvoir n’appartient à personne d’autre qu’à l’argent et au profit. Donc ça paraît être une entreprise risquée. Après, je passe néanmoins du temps à trouver un moyen d’aller parler à ces gens-là. Parce qu’il faut leur créer un inconfort et leur faire sentir que l’impunité est finie, qu’au moins on regarde ce qu’il·elle·s font, qu’on sait ce qu’il·elle·s font et qu’on va arrêter de se taire.

Camille Étienne : «  Je crois qu’on a un peu essentialisé une génération, en imaginant qu’il y aura une « génération climat », alors que c’est aussi une génération des hauls Shein sur TikTok.»

Tu qualifies ces rencontres auprès de décideur·se·s économiques et politiques de « lobbying citoyen ». Comment fais-tu pour les convaincre d’accorder plus d’importance à l’écologie ?
Il ne s’agit parfois pas tant de les convaincre que de les contraindre. Il y a actuellement une bataille des idées, dont l’enjeu est de grappiller un peu sur le terrain de ce récit immense qu’est le capitalisme, qui est dominant aujourd’hui, selon lequel on consomme donc on est. En parallèle, le lobbying, c’est un jeu de pouvoir, c’est un rapport de force, qui peut passer par de la manipulation, de la séduction et de la rhétorique. On arrive extrêmement préparé·e·s, avec des faits. Il y a des décideur·se·s qui ignorent ces sujets, du coup on va beaucoup travailler pour leur montrer qu’on en sait plus qu’eux·elles et qu’on ne se trompe pas. D’autres fois, on joue sur la réputation. Il y a par exemple des banques qui n’ont pas envie de ternir leur image, donc tu leur dis : « Vous voyez le projet EACOP, que vous êtes en train de financer ? Bah tous les engagements un peu verts que vous ferez par ailleurs seront décrédibilisés, parce qu’on en fait un combat tellement grand que le coût réputationnel sera énorme. » La clé dans le lobbying, c’est l’écoute et le travail, c’est-à-dire qu’il faut parfaitement connaître ses dossiers et s’entourer, car seul·e, on n’arrive à rien. Pour le lobbying sur les fonds marins, on avait un biologiste marin, des gens qui font des négociations depuis 10 ans, d’excellent·e·s avocat·e·s qui connaissent parfaitement la loi… Et donc là, tu es préparé·e et stratégique, tu arrives armé·e en fait.
Et comment parviens-tu à rencontrer les détenteur·rice·s du pouvoir économique, ou politique, pour leur parler d’écologie ?
Quand je vais commencer une campagne, certain·e·s vont vouloir se protéger et éventuellement rencontrer notre équipe. Mais il y en a d’autres qui nous ignorent, alors on essaye de les contraindre en demandant aux gens de les interpeller sur les réseaux sociaux. Dans certains cas, il y avait des ONG qui n’arrivaient pas à obtenir de rendez-vous depuis hyper longtemps. On a tagué massivement des posts et d’un coup paf, j’avais un message qui disait : « Est-ce qu’on peut déjeuner ensemble demain ? ». On a fait des mailings massifs aussi. On avait créé une appli pour envoyer un mail pré-enregistré à tous·tes les député·e·s de son pays. On trouve toujours de nouvelles techniques comme ça.

 

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Est-ce que tu cherches également à influencer les célébrités ? Parce que ce sont des modèles de réussite et des vecteurs de désirabilité extrêmement puissants, mais beaucoup d’entre eux·elles promeuvent un mode de vie qui n’est absolument pas conciliable avec l’écologie, en postant des photos devant leur jet, dans leur voiture de sport dernier cri ou avec leur 150ème sac à main.
C’est la cible de certain·e·s écolos, qui aiment bien les attaquer sur les réseaux sociaux. Il y a d’ailleurs un compte Instagram qui s’appelle @payetoninfluence. Je pense que ça peut être intéressant, et c’est forcément utile de montrer qu’on ne peut plus laisser passer certains comportements aujourd’hui. Mais personnellement, ce n’est pas comme ça que je convaincs le mieux les gens, parce que comme je suis un peu exposée moi-même, je sais ce que c’est que de se prendre des vagues de harcèlement, et quand c’est dirigé envers une personne c’est extrêmement violent.
C’est en partie pour ça que je suis réticente à l’idée de le faire. Donc je préfère engager des dialogues. Par contre, en off, beaucoup de célébrités me contactent, ou je vais les contacter et leur proposer de les rencontrer pour répondre à toutes leurs questions et qu’on passe un moment ensemble. L’idée, c’est de leur donner une petite claque écologique, que tu te prends quand tu découvres l’ampleur de ce qui nous arrive. Je pense que c’est une méthode beaucoup plus puissante, parce que du coup tu ne fais pas que culpabiliser, mais tu arrives à faire naître quelque chose chez les gens, à créer un inconfort. Et là, c’est beaucoup plus fort, parce qu’il·elle·s ne se sentiront pas contraint·e·s, il·elle·s se sentiront moteur·rice·s de quelque chose. Et il·elle·s pourront mettre toute leur créativité, tout leur talent, puis tout leur réseau aussi et leur communauté au service de ça.
Mais c’est dur. On a par exemple du mal à influencer les grand·e·s sportif·ve·s, qui sont très fort·e·s car il·elle·s réussissent à toucher des populations qu’on ne touche pas du tout.
Tu viens d’évoquer le cyberharcèlement auquel tu as dû faire face, et j’avais lu que tu as également été la cible de menaces de mort. Tu en reçois régulièrement ?
Non, mais en fait c’est parce qu’on dérange un ordre établi, donc forcément, ça ne plaît pas à certain·e·s. Et sur les réseaux sociaux, l’anonymat apporte une forme d’impunité.
Tu en as reçu combien ?
Ahh, je ne saurais pas te dire.
C’est en dizaines ?
Ouais…
Quand même !
Après, c’est bien pire pour plein d’autres. Et je n’ai pas encore reçu de lettre chez moi. Dans ces moments-là, j’adopte la technique stoïcienne qui consiste à regarder ailleurs. Je vais voir des ami·e·s…
Mais c’était violent de me faire menacer en direct par une actionnaire de la BNP, quand j’étais allée poser une question lors de leur assemblée générale. La BNP a financé le projet EACOP, et lui était associée ainsi qu’à TotalEnergies, car c’est l’un de leurs principaux actionnaires.
Quand j’ai pris la parole, une actionnaire s’est vraiment sentie menacée dans sa chair, elle s’est dit que j’allais foutre un coup de pied dans la fourmilière de son monde. Donc je lui ai dit : « Mais vous savez, je fais ça pour vos enfants, pour votre vie, pour la mienne, je ne suis pas juste ici pour vous embêter. » Et elle m’a répondu : « J’espère que la vôtre de vie sera la plus courte possible. » Même les gardes du corps qui étaient venus me chercher étaient choqués, parce qu’elle l’a dit avec une grande violence. Elle m’a insultée avec tout un tas de super noms par ailleurs. C’était assez marrant de voir cette personne qui était très propre sur elle, avec son petit carré Hermès, être d’une telle virulence face à une simple question. Mais sur EACOP, on travaille aussi avec des activistes en Ouganda. Il·Elle·s se battent contre le même pipeline, il·elle·s ont les mêmes pancartes, mais eux·elles, il·elle·s se sont fait arrêter et ont passé plus de 72h dans la prison de haute surveillance de Kampala.
On présente souvent les générations Y et Z comme étant très engagées, notamment en faveur de l’écologie. Est-ce un constat que tu partages ? Ou tu te dis plutôt qu’il reste encore beaucoup de marge de progression ?
Je crois qu’on a un peu essentialisé une génération, en imaginant qu’il y a une « génération climat », alors que c’est aussi une génération des hauls Shein sur TikTok. Cette génération est duelle. Je ne sais pas si elle nous sauvera, ou si elle accélèrera notre périclitation. On verra.

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