Pourquoi le concept de « décroissance » est-il tabou ?

Article publié le 25 novembre 2022

Texte : Isma Le Dantec.

Alors que, sur fond de crise climatique et énergétique majeure, les décideur·se·s de tous bords nous encouragent à faire preuve de sobriété dans nos modes de consommation, un tabou demeure : celui d’une éventuelle décroissance. Dans un système dont croître est la raison d’être, comment s’autoriser à changer de paradigme ? Petit tour d’horizon de celles et ceux qui ont posé les jalons de ce courant de pensée et de leurs arguments.

Jusqu’ici cantonnée à un étroit milieu d’activistes, philosophes et économistes alternatif·ve·s, la décroissance s’est frayée un chemin jusqu’à nos oreilles lors de la dernière campagne présidentielle. Pendant la primaire d’EELV tout d’abord, Delphine Batho n’a eu de cesse de porter ce concept en étendard. L’ancienne ministre de l’Écologie sous François Hollande et actuelle présidente de Génération écologie en a fait un mot d’ordre politique, « parce que la décroissance, c’est ce qui différencie les écologistes de toutes les autres forces politiques, qui ont pour point commun d’être pour la croissance économique, autrement dit pour continuer la destruction », justifiait-elle à Rennes, le 9 septembre 2021.
Si Yannick Jadot, moins porté sur la décroissance, a remporté la primaire EELV, le « projet 2022 » des écologistes comportait de nombreuses idées qui s’en rapprochent, proposant notamment de « remettre la publicité commerciale à sa place », en réduisant la part qui lui est consacrée dans l’espace public, ou encore de « décarboner les transports », en supprimant les avantages fiscaux sur le carburant des avions ou des camions de marchandise. Autant de mesures déjà préconisées en 2020 par les 150 citoyen·ne·s tiré·e·s au sort de la Convention pour le climat, partiellement reprises par le gouvernement.
Mais ce dernier, lorsqu’il évoque la décroissance, l’agite plutôt en menace. « Si vous avez de la décroissance, vous aurez moins de richesse et vous aurez plus de pauvres. Ou alors il faut appauvrir tout le monde avec une logique égalitaire qui n’est pas la mienne », répondait Bruno Le Maire à Delphine Batho, le 27 janvier dernier, lors d’un débat organisé par Le Monde. « Le choix de décroissance n’est pas une réponse au défi climatique », réfutait Emmanuel Macron devant les membres de la Convention pour le climat, après avoir ironisé sur le « modèle amish » et le « retour de la lampe à huile » face aux 70 élu·e·s de gauche qui réclamaient, en 2019, un moratoire sur la 5G. Début juillet, Élisabeth Borne a ensuite revendiqué sa « radicalité écologique » dans son discours de politique générale à l’Assemblée, précisant tout de go : « Je ne crois pas que cette révolution climatique passera par la décroissance. Au contraire, la révolution écologique que nous voulons mener, ce sont des innovations. »

Un « mot-obus »

La décroissance provoque des réactions si épidermiques que même Jean-Marc Jancovici, pourtant apôtre en la matière, louvoie pour éviter le terme. L’ingénieur devenu ces dernières années un des principaux porte-voix de la décroissance en France, notamment à l’issue de sa conférence « CO2 ou PIB » qui a atteint 1,7 million de vues sur internet, l’affirme clairement : « Le monde dans lequel nous vivons est un monde fini et croire que nous disposerons toujours des ressources énergétiques à notre disposition aujourd’hui, c’est se bercer d’illusions. » Et pourtant, lorsqu’un journaliste de Ouest France lui demande, en mai 2022, à quoi pourrait ressembler un monde en décroissance sur le plan économique, il répond : « Je n’aime pas parler de décroissance. Je préfère parler d’un monde en contraction, ou plus sobre. » 

« L’objectif assumé des décroissant·e·s […] est de sortir du capitalisme et de trouver une autre voie pour assurer le progrès humain, en particulier dans les mécanismes de redistribution des richesses et de solidarité sociale. »

Contrairement au champ lexical de la sobriété choisi par Jean-Marc Jancovici, malléable et conventionnel, celui de la décroissance divise, attire, effraie, provoque et fait réagir sans même avoir à entrer dans les détails de ce qu’elle implique. C’est un « mot-obus », résume Paul Ariès. L’emploi du terme fait peur, parce que « le capitalisme est un régime d’accumulation qui fonctionne un peu à l’image d’une bicyclette (…), c’est-à-dire que, s’il cesse d’avancer, le système tombe. Le système capitaliste est celui qui a le plus besoin, pour fonctionner, de produire et de consommer toujours plus », complète le politologue. Un propos que corroborait André Gorz, autre grand penseur de la décroissance : « La croissance apparaît à la masse des gens comme la promesse pourtant entièrement illusoire qu’ils cesseront un jour d’être sous-privilégiés, et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité sans espoir. » Et en effet, il est à peu près certain qu’un programme décroissant, s’il devait être appliqué strictement, dans un seul pays, et du jour au lendemain, conduirait à une contraction du Produit intérieur brut (PIB) – l’instrument de mesure de la richesse le plus répandu. Mais l’objectif assumé des décroissant·e·s, volontiers critiques à l’égard de cet indicateur, est de sortir du capitalisme et de trouver une autre voie pour assurer le progrès humain, en particulier dans les mécanismes de redistribution des richesses et de solidarité sociale.

Première étape : accepter les limites de la croissance

Si la décroissance a d’abord été un slogan volontairement provocateur, pensé pour se distinguer clairement de l’idée d’un développement durable, toute une arborescence de pensées politiques et économiques s’y rattachant a ensuite émergé. La définition la plus complète et succincte est probablement celle qu’en fait l’anthropologue économique Jason Hickel : « La décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources visant à rétablir l’équilibre entre l’économie et le monde du vivant, à réduire les inégalités et améliorer le bien-être de l’Homme. » 

Une définition dans laquelle se retrouve Timothée Parrique, économiste et auteur d’une thèse sur le sujet. Pour lui, sortir des idées préconçues et se pencher sérieusement sur la décroissance implique d’accepter le postulat des limites de la croissance. Des limites écologiques, d’abord : « Une croissance infinie n’est pas possible dans un monde fini, car plus on produit, plus on extrait et plus on pollue. Certains parlent de croissance verte, mais ce concept n’est qu’une hypothèse théorique sans confirmation empirique, en dépit de plus de trois décennies d’expérimentation », explique-t-il. Des limites économiques ensuite, puisque les économies dites « développées » ont vu leurs taux de croissance ralentir depuis plusieurs décennies. Et ce n’est pas si grave : « Après tout, les organismes vivants grossissent rarement pour toujours ; une économie, ce serait un peu pareil, la croissance économique ne serait qu’une étape dans le développement d’une société. S’entêter à vouloir croître sans limites, ce n’est pas du développement, c’est de la boulimie », ajoute-t-il.
Une croissance infinie serait donc peu probable et, par ailleurs, peu souhaitable. On pourrait penser que, même si la croissance engendre certains coûts sociaux et environnementaux, le jeu en vaut la chandelle. Problème : il a été prouvé que la croissance ne réduit pas les inégalités ; le plus souvent, elle les augmente, prouve Thomas Piketty dans Capitalisme et idéologie (Seuil, 2019). La croissance fait-elle le bonheur ? Certaines études empiriques nous disent que oui, mais seulement jusqu’à un certain point, largement dépassé dans les pays occidentaux. « La croissance peut même se retourner contre le bien-être en ayant un impact négatif sur les relations sociales, à cause du workaholisme, par exemple », remarque Timothée Parrique.

Un terme apparu dans les années 1970

Cette réflexion sur les limites de la croissance et l’éventualité d’un changement de paradigme trouve ses origines dans le rapport Meadows, publié en 1972 par le Club de Rome, un groupe de réflexion international. Intitulé The Limits to Growth (traduit en français sous le titre Halte à la croissance ?), ce document prédit l’effondrement inéluctable d’une civilisation dont la population, l’activité économique et les impacts sur l’environnement seraient en perpétuelle croissance. Les auteur·rice·s du rapport montrent, à partir de l’étude d’un certain nombre d’indicateurs, que « le comportement de base du système mondial est la croissance exponentielle de la population et du capital ». Selon leurs conclusions, cette ère sera inévitablement « suivie d’un effondrement » si « nous ne supposons aucun changement au système actuel, même si nous faisons l’hypothèse de nombreux progrès technologiques ».

« Il ne s’agit pas de couper court à toute forme d’évolution, comme tendent à le répéter les fervent·e·s défenseur·e·s de la croissance infinie, mais plutôt de repenser les équilibres. »

En clair, la finitude de la Terre – où les ressources naturelles, surfaces habitables et agricoles sont limitées – empêchera à long terme de profiter d’une croissance permanente de la population, de l’économie ou de l’exploitation de ces ressources. Les auteur·rice·s préconisent alors, pour les pays riches, de mettre un frein à la croissance pour atteindre un équilibre global et stable. Les pays en développement, eux, devraient poursuivre leur croissance pour couvrir leurs besoins essentiels jusqu’à atteindre aussi un niveau d’équilibre. 
Dès que l’on se penche sur ces prémices de réflexion décroissante, on comprend mieux qu’il ne s’agit pas de couper court à toute forme d’évolution, comme tendent à le répéter les fervent·e·s défenseur·e·s de la croissance infinie, mais plutôt de repenser les équilibres. Il ne s’agit pas uniquement de « dé- », mais plutôt de « re- » : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler. C’est par ces « 8 R » que Serge Latouche, professeur émérite d’économie et « pape » de la décroissance, décortique le concept.

Des préjugés problématiques

La décroissance implique une telle sortie, ne serait-ce qu’imaginaire, de tout ce qui régit le monde actuel, qu’il est souvent plus aisé d’en faire la critique que de lui laisser une chance. Apologie de la récession par-ci, appauvrissement général par-là… Les malentendus sont fréquents et conduisent les penseur·se·s à définir la décroissance en écartant tout d’abord ce qu’elle n’est pas. 
Un exercice auquel s’est plié Paul Ariès, dans le texte « Leur récession n’est pas notre décroissance », publié en pleine crise financière de 2008. Il affirme : « La décroissance, ce n’est pas faire la même chose en moins, même en beaucoup moins, c’est faire tout autre chose, c’est renouer avec une utopie concrète. (…) Ce n’est donc pas en apprenant à se serrer la ceinture qu’on résoudra à la fois la crise sociale et environnementale, mais en redevenant des usager·ère·s maîtres de leurs usages. » 
Une autre confusion est fréquente chez les détracteur·rice·s de la décroissance, qui y voient une opposition à tout développement. « Les gens qui fustigent la décroissance pour son caractère soi-disant anti-innovation ne font pas la différence entre l’innovation et le progrès », pointe Timothée Parrique. En effet, l’innovation peut ne pas être un progrès, ou en tout cas ne pas être un progrès pour tous·tes. « Par exemple, les innovations en termes d’optimisation fiscale sont une solution pour les entreprises qui paient moins de taxes, mais un problème pour l’État qui en reçoit donc moins », développe-t-il.

Timothée Parrique : « La croissance est un alibi pour repousser la redistribution des richesses. »

La décroissance peut également susciter une inquiétude légitime : celle d’une injustice pour les plus défavorisé·e·s, autant à l’échelle individuelle que mondiale. Sous quel prétexte ceux·celles qui ont jusqu’ici profité sans vergogne et aspiré jusqu’à la moelle les ressources planétaires enjoindraient-ils·elles aux plus précaires de cesser de rêver de prospérité ? En réalité, les partisan·e·s de la décroissance affirment clairement que ce sont les pays riches qui ont besoin de décroître, à l’instar de la France, dont l’empreinte carbone doit être divisée au moins par cinq dans les 30 prochaines années. 
Pour appuyer cet argument, Jason Hickel montrait, en septembre 2020, dans The Lancet-Planetary Health que la grande majorité de la dégradation écologique est due à une consommation excessive par les pays du Nord, celle-ci ayant des conséquences disproportionnées pour les pays du Sud. C’est vrai aussi bien pour les émissions de gaz à effet de serre que pour l’extraction des matériaux, explique-t-il. La valeur ajoutée de son étude est de poser des chiffres précis quant à la responsabilité historique des pays : selon ses calculs, les pays occidentaux sont responsables de 92 % des émissions mondiales de CO2. « La croissance est un alibi pour repousser la redistribution des richesses », appuie Timothée Parrique, rappelant qu’il a été empiriquement prouvé que la théorie du ruissellement, selon laquelle l’enrichissement des plus aisés aurait des conséquences positives sur les plus défavorisés, est une chimère.

Un outil pour imaginer d’autres possibles

Enfin, malgré ce préjugé qui colle à la peau de l’écologie de manière plus globale, la décroissance n’est pas un projet triste, un abandon de tout plaisir, un sacrifice de tout confort. C’est en cela qu’il faut s’autoriser à imaginer d’autres possibles, à penser hors du cadre établi : que se passerait-il si on oubliait les notions de compétitivité et de productivité et qu’on les remplaçait par de la coopération, un partage des tâches, du temps choisi, de l’utilité sociale ? Serait-on plus malheureux·ses ? Dans un système décroissant, notre première richesse pourrait alors être le temps dont on dispose librement. Pour prendre soin les un·e·s des autres, participer à un projet collectif, s’instruire, prendre le temps de voyager, d’être créatif·ve, s’adonner à une passion…
La décroissance n’est donc pas qu’une déconstruction malgré ce que le terme pourrait laisser présager, mais une entrée dans un nouveau paradigme dont Timothée Parrique tente de tracer les contours, s’appuyant sur trois piliers : l’autonomie, la suffisance et le care. « L’autonomie est un principe de liberté qui promeut la tempérance, l’autogestion et la démocratie directe. La suffisance est un principe de justice distributive qui affirme que tous·tes, aujourd’hui et demain, devraient posséder assez pour satisfaire leurs besoins, et que personne ne devrait posséder trop, en vue des limites écologiques. Le care est un principe de non-exploitation et de non-violence qui promeut la solidarité envers les humains et les animaux », définit-il. Et là, tout de suite, force est d’avouer que, loin des « Khmers verts » et autres « amish à lampe à huile » brandis comme menace ou tourné·e·s en ridicule pour ne surtout rien changer, on tient quelque chose qui donne plutôt envie de laisser une chance à cet autre possible.

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