Photos : Nicolas Kuttler
Texte : Laurence Vely
Quiconque travaille dans des magazines de tendances a déjà croisé Alice Pfeiffer. En quelques années, cette journaliste de formation universitaire a investi un créneau déserté ou méprisé par les intellectuels : la mode. Sa plus-value ? Décrypter avec une lecture rigoureuse du féminisme, du genre et de solides connaissances sociologiques l’interprétation du vêtement. Qu’elle officie dans les pages tendances des Inrocks ou plus sérieusement au journal Le Monde, Alice Pfeiffer interprète l’époque via des tendances encore mal comprises. À l’heure ou le hip-hop rencontre le luxe, qui se mêle lui-même à la rue et interpelle la communauté LGBT, sa lecture offre un regard moderne et singulier sur l’époque. Rencontre avec une journaliste à suivre, autour de quelques objets emblématiques de notre pop culture.
Qui es-tu Alice Pfeiffer ?
« Je suis une journaliste de mode avec un background de Gender Studies (études sur le genre ndlr) et d’anthropologie, et j’essaye de donner un prisme analytique et sociologique à des tendances à priori futiles. Et de prouver qu’on peut parler de façon intelligente, politique, critique, engagée de mode. »
Ton parcours
« Après un master en Gender Studies à la London School of Economics, j’ai commencé à écrire pour The International Herald Tribune puis le New York Times. Depuis, j’ai aussi régulièrement contribué à The Guardian, The Wall Street Journal, Dazed&Confused, i-D, Vogue Italia, entre autres. Cela fait plusieurs années que j’ai une chronique hebdomadaire dans Les Inrocks qui parle de style et de société. Puis j’ai brièvement eu une chronique de mode sur Canal+, que j’ai quitté pour devenir journaliste de mode au journal Le Monde et M le Magazine du Monde.
C’est un endroit fabuleux pour parler du sujet, car on échappe à la logique de presse féminine ultra consommatrice : le public est unisexe, malin, et on leur parle des liens entre la mode et le restant de la société, ses enjeux économiques et politiques. »
Pourquoi la mode ?
« Parce que mes deux passions sont les Gender Studies et la famille Kardashian. Parce que j’écoute religieusement France Culture et Skyrock. Parce que j’ai envie de pouvoir parler de Judith Butler et de Beyoncé dans un même papier. Dès mes années universitaires, je me suis rendu compte du ravin entre culture noble et culture pop. On met en scène ses lectures intello et on se cache pour lire Public.
La mode était toujours victime de snobisme alors qu’en fait, c’est par définition le champ le plus démocratique : il n’y a, à ce que je sache, aucun peuple qui sort nu. Je fais donc attention à ne pas m’intéresser qu’au luxe mais au vêtement dans toutes ses sphères différentes : le vêtement religieux, sportif, l’uniforme scolaire, la contrefaçon. Tous répondent finalement aux mêmes règles, diktats, faux pas, symboles (même minimes) de rébellion. Par exemple, quand j’étais au lycée en Angleterre, les filles coupaient leur kilt pour exprimer leur préférence musicale, plus punk ou plus britpop.
Ce qui me fascine avec la mode, c’est que c’est à la fois un système de différenciation et d’homogénéisation, un symbole intime et un miroir d’époque. On parle de soi en parlant de tout ce qui nous entoure. »
Un T-shirt « Genre »
« J’ai acheté ce t-shirt lors du lancement d’un magazine féministe. Le logo peut se comprendre comme « comme ça » ou genre « gender », ce qui m’a fait sourire. Genre le genre est à la mode. Et ça l’est. Depuis l’émergence des Gender Studies dans les années 90, toute cette pensée s’est trouvée récupérée par un système pop commercial – et souvent contradictoire. J’ai même vu une culotte transparente marquée « Feminist », ce qui prouve le pouvoir ambigu de la mode : elle est le porte parole d’une cause qu’elle contredit simultanément.
Ce t-shirt me plait néanmoins, c’est un objet unisexe, sans âge, d’intérieur et d’extérieur, une forme de neutralité s’il en est. C’est déjà ça de pris. »
Un sweatshirt Barbès
« Ce sweat-shirt provient du magasin Tati à Barbès-Rochechouart ; comme l’a fait la marque indé de t-shirts Paris Nord, il semble vouloir clamer haut et fort la fierté d’un autre Paris, sorte d’anti Saint-Germain. À deux pas du Moulin Rouge, ce pull me rappelait les boutiques de souvenirs pour touristes, population étrange dans ce quartier populaire. Me sentant formidablement subversive, je suis allée le même soir à une soirée à Porte de Clignancourt. Là, deux filles portaient le même (sans oublier d’identiques piercing au septum et Air Max). Et j’ai compris que j’appartenais donc à un segment marketing spécial, qui veut consommer tout en se sentant anti-consommation. Voilà le pouvoir de la mode : on est différents pareil. »
Kim et Kanye par Jürgen Teller
« J’ai une fascination sans fin pour Kim Kardashian, tant elle est aux antipodes de ce que le snobisme du luxe promeut. Elle est hypra sexuée, oisive, trop maquillée. Et surtout, elle fait pas semblant de ne pas faire exprès. Elle manie cet art mieux que quiconque – et en a même fait un business model. Elle me rappelle la Cicciolina de Jeff Koons et ce que l’art contemporain appelle « the Void », ou le vide, l’absence, le rien du tout. Dans ce livre de photos de Jürgen Teller, le photographe se met en scène à leurs côtés lors d’un weekend pastoral : Madame est en porte jarretelle sur une pile de terre, Monsieur allie grosses chaines et grosse caisse, Jürgen lui opte pour un short technique et des bâtons d’escalade. Ce faux anti-héro est à la fois fasciné et amusé, comme nous tous devant Kim. Et ces photos posent plein de questions sur le flirt entre cultures populaires et art contemporain : effacement des frontières sociales ou au contraire snobisme ultime ? Kim est elle élevée au statut de muse ou au contraire cristallisée à l’état de bimbo des Internets ? »
Un sac banane
« J’ai toujours perdu toutes mes affaires et toujours été trop fauchée pour acheter un it-bag quand c’était la mode. Le retour de la banane, vue sur des adultes (oui oui) est précisément le contraire : on peut en trouver des 100% polyester pour quelques euros chez Décathlon, sortir avec le strict minimum et partir en teuf pendant 12 heures. C’est pratique voire infantilisant, ça me permet de faire semblant, quand la nuit tombe, d’avoir 17 ans. Et aussi, ça prouve qu’il existe un floutage générationnel et social dans la mode : nous voilà tous habillés avec des fringues d’ados produites en masse. »
Des invitations aux défilés
« J’ai commencé à couvrir des défilés de mode pour Dazed&Confused quand j’avais environ 23 ans et je gardais les invitations, car je trouvais fascinant de voir mon nom calligraphié. Aujourd’hui, l’objet de communication physique est le dernier luxe tant c’est inutile – si ce n’est pour son symbolisme. Ça reste vital à la construction d’image d’un défilé et de la collection qui sera vendue derrière. L’invitation opulente est une façon de refuser la crise, de promettre du rêve, du spectaculaire, de l’inaccessible. C’est un passeport façon Charlie et la Chocolaterie dans un monde dont je ne suis pas vraiment la cible. »
Une coque Moschino
« Je possède peu de choses de luxe, mais je ne sors jamais sans une coque absurde. J’aime bien l’idée qu’elle ait le pouvoir de décrédibiliser tout ce qui sort de ma bouche quand j’y réponds « Allo Barack Obama ? ».
C’est un objet de consommation en toc, qui transforme le téléphone en joujou et qui sera inutile dès que le prochain iPhone sortira. Tout marche de façon saisonnière. La mode ou la technologie, la poule ou l’œuf ? Tout est soumis au même rythme des tendances, à la même hiérarchie ou, à la Silicon Valley, Apple occupe le même pouvoir symbolique que Chanel. »
Des baskets Tati
« Voilà des baskets avec un imprimé inspiré par Tati. Céline puis Vans ont aussi utilisé ce quadrillé. Quand j’ai ces objets aux pieds, qui paraissent bien moins cher qu’ils ne le sont, je me fais rire toute seule, mais me demande quand même ce que ça raconte : snobisme LOL ou brouillage des frontières sociales ? Aujourd’hui, la mode est devenue une mise en abyme géante et un poil cynique. Sans les références des références, le produit semble soudain perdre tout son sens. »
Une casquette PSG
« Je ne sais quelle mouche m’a piquée, je ne regarde pas le foot. Pourtant, comme je tombe dans tous les pièges marketing, je n’ai pas échappé à la fashionisation du foot : des bars à foot pour hipster ouvrent, des fausses écharpes de supporters défilent sur les podiums. Et me voilà donc, comble de l’absurdité, avec une casquette PSG. Pourtant, une chose me plait avec le foot : c’est fédérateur parce que ça porte toutes les trames narratives classiques, c’est une tragédie grecque sur gazon – le méchant, le gentil, le traitre, la victime. On peut tous s’y reconnaître. Et jouer gratos dans le parc en bas de chez soi. »
Mes tatouages
« Ce Maman est mon premier tatouage, que j’ai fait sur un coup de tête à 5h du matin en sortant d’une soirée à New York. La ville, capitaliste jusqu’au bout de la nuit, a même des salons ouverts 24h/24 !
Depuis, j’en ai neuf, chacun marqueur d’un petit souvenir plus que d’un choix esthétique. On ne peut pas choisir un tatouage comme un objet de mode. Ce n’est pas d’un trench intemporel mais de ta peau dont il s’agit ! J’aime qu’un tatouage soit un marquage du temps et une narration personnelle, tangible. »
Où en est la mode aujourd’hui ?
« Aujourd’hui, la mode est a un rythme contraire à la création : des pré-collections, des capsules, des collaborations, des lignes couture, sportives, c’est à en perdre la tête. On dirait que le rythme de la mode veut suivre la rapidité d’internet, proposer autant qu’un fil Instagram. À coté de ça, il y a un système parallèle, une prise de conscience, des super marques green, des super plateformes de seconde main. Cependant, ces marques restent destinées à une élite, toutes chères. Il faudrait un ralentissement plus global, dévorer des images plutôt que des fringues. Vivienne Westwood a un jour dit « achète moins, achète mieux, répare tes fringues »… elle est sûrement sur la bonne piste. »
Qu’est ce que le luxe en 2016 ?
« Bonne question, vu que sa manifestation est cycliquement reléguée au statut de mauvais goût ultime. À toutes les époques, tout ce qui était imitable par des classes plus populaires était immédiatement abandonné par les classes privilégiées. À Montreuil je vois beaucoup de sacs à logo et fourrures (vraies ou pas, ça ne change pas grand chose) et avenue Montaigne, des femmes botoxées en sneakers et jogging (haute couture).
Aujourd’hui, le luxe est invisible, on ne veut pas être clairement différent de son voisin. Les micro-variations ne sont perceptibles que dans les plus petits détails : des baskets en peau de poulain, un vélo fabriqué sur mesure, un sac à dos en série limitée et fabriqué artisanalement. Ce qui est finalement un snobisme ultime, car personne sauf les gens qui appartiennent à ce monde n’est capable de discerner ses codes. »