Photographe : David Zagdoun
Texte : Laurence Vely
Depuis quelques années, il est compliqué d’ouvrir un magazine de décoration sans tomber sur un article sur Mathias Kiss. Cet ancien Compagnon, qui s’est exercé quinze ans durant sur les plus beaux monuments français, est maintenant couru pour ses installations expérimentales et ses créations avant-gardistes. Au palmarès de ses créations les plus fameuses, il y a ce ciel qu’il a transposé des plafond de la Renaissance vers des murs d’appartements haussmanniens, ses corniches dorées et stoppées en pleine ligne droite, son miroir déconstruit. Le 30 novembre, il a inauguré une pièce éphémère composée de miroirs pour la boutique Boucheron de la place Vendôme. Car le luxe s’arrache l’artiste Kiss, qui n’oublie pas pour autant de revendiquer son statut d’artisan.
Quel est le concept de la Radiant Room que tu as fait pour Boucheron ?
C’est un miroir en feuilles d’argent dans une pièce composée de sept miroirs. Et ce n’est même pas désagréable pour les gens claustrophobes.
Tu multiplie les projets éphémères. Ce n’est pas frustrant ?
Non, c’est comme la Kiss Room, une petite chambre d’hôtel entièrement composée de miroirs, que j’ai fait au bar de La perle. Le projet dure 1 000 nuits et ensuite normalement, il est démonté.
Les gens viennent vraiment y dormir ?
Oui il y a des gens qui y passent 4 heures, d’autres la nuit puis ils rentrent chez eux. Le but c’est de vivre une expérience !
Comment définir ton métier, simplement ?
Je détourne les codes, j’apprends à désapprendre. Tu sais j’ai arrêté l’école à 14 ans puis j’ai passé 15 ans chez les Compagnons. C’est une académie, c’est le compas et l’équerre. Là-bas, dès que tu poses une question du type « Pourquoi on ne peindrait pas ça en jaune ? » on te répond « Bibi (bibi c’est l’apprenti), c’est comme ça depuis 1932 donc pourquoi on changerait ?» Quand j’ai créé mon miroir froissé, que j’ai appelé « Sans 90° degrés » j’ai senti que ce n’était pas anodin de faire un miroir sans angles droits. C’était une forme de révolte, je suis passé du « on » au « je ». Je me suis affranchi !
Tu es en rébellion avec l’autorité et le corporatisme !
Si tu veux créer, tu es obligé de faire une rupture. Quand j’étais compagnon, je faisais des ciels du XVIII ème siècle et maintenant je fais des ciels du XXI ème siècle. Je fais du classique avant-gardiste. Ou de l’avant-gardisme classique.
Toujours déconstruire pour reconstruire. Mais sur ton CV il y a écrit quoi ? Artiste, designer ?
Je suis cousin avec le designer mais lui fait des objets utiles. Mes installations, si je les installe dans un appartement les gens me disent que c’est de la déco, si c’est dans une galerie c’est une installation, si je les fais en édition on va dire que c’est du design… Mais je ne comprends pas toujours, car pour moi c’est la même chose ! J’aime l’aspect immersif des installations, raconter des histoires enfantines, romantiques ou ludiques. C’est peut être encore lié à l’enfance que je n’ai pas eue chez les Compagnons, où je traçais des ligne droites toute la journée. Tu sais, les corniches au Louvre elles font 30 mètres et quand tu travailles dessus tu te dis « J’aimerai bien les faire morfler un peu ! »
Il est marrant ton métier !
Haha oui n’est-ce pas ?
Parlons de ton processus créatif.
Souvent ça arrive par un lieu, une personne… mais j’ai le luxe de pouvoir décliner mon univers. En gros je reprends tout ce que je faisais il y a 30 ans, mais avec la patte de la maturité. Maintenant, on me laisse carte blanche, enfin de temps en temps..
C’est ce qui existe de plus gratifiant pour un artiste, n’est-ce-pas ?
Un de mes clients les plus incroyables est une ex rock-star de 70 ans qui s’habille en Rick Owens et qui me demande de faire des installations chez lui. Une fois que c’est fait, il veut que tout reste comme je l’ai décidé. Je lui fais gagner du temps, car mon goût correspond parfaitement à ce qu’il recherche. Si c’est pour avoir une applique Serge Mouille au mur et des chaises Jean Prouvé au sol, ce n’est pas la peine d’avoir un décorateur. Un décorateur c’est quelqu’un à qui l’on donne de l’argent pour qu’il exprime son goût, même si il est mauvais ! Mais notre société a tendance à se vautrer dans les références vintage. Elles nous ont nourri on les adore mais on n’en peut plus de toutes ces références ! Quel est l’underground d’aujourd’hui et les références de demain ?
N’y-a t’-il pas plus de choses à inventer en décoration qu’en mode ou en musique ?
Peut-être, mais ça dépend de qui on a en face et comme les gens ont peur, c’est compliqué. Un artiste ne peut pas s’exprimer si on ne le valide pas. Ce qui est important, c’est qu’un fou rencontre un autre fou et lui dise « Vas-y, je te suis ». Comme aujourd’hui les maisons de disque se ramassent, elles n’encouragent pas les musiciens donc il n’y a plus d’air frais. Il faut être deux pour que ça marche.
Penses-tu que l’époque est plus dure ?
Non je ne crois pas. Quelquefois j’entends des stagiaires me dire « Oh vous, à votre époque (comme si j’avais 150ans) ». Mais ce n’était pas mieux avant, je ne suis pas du tout passéiste, je crois qu’on idéalise les époques passées. Quand Yves Saint Laurent s’est lancé, il y a dû avoir cinq mecs qui lui ont fait confiance sur trois mille qui lui ont jeté des pierres. Ce que je veux te dire c’est qu’aujourd’hui il y a sûrement un Yves Saint Laurent en latence qui racontera cette histoire dans vingt ans. En attendant, on idéalise, on ressasse Cocteau et Saint-Germain mais à l’époque de Cocteau la moitié des gens ne bouffaient pas, partaient à la guerre et les ouvriers des usines Renault représentaient les trois quart de la population française. Il n’y avait qu’un seul Cocteau à Saint-Germain, c’est anecdotique mais on ne retient que ça. Les années 70 étaient les plus noires de France, mais nous on imagine les quatre privilégiés de Saint-Germain.
« Underwater » Installation de Mathias Kiss composée d’un ciel en marqueterie de papier, murs peints en dégradé et console entre ruine abyssale et roche érodée/ Exemplaire unique
Tu es toujours la déconstruction, l’obsession de rompre avec le passé.
Il y a encore quelques années, je ne savais pas ce qu’était un directeur artistique. J’exagère un peu, mais j’avais jamais entendu le mot, et je n’avais que des copains maçons, plombiers… La première année où je travaillais je n’étais pas payé et la seconde c’était 4 francs de l’heure. On a connu le début des années 90 avec la Guerre du Golfe, j’allais faire mes courses chez Leader Price, ma nana bossait à mi-temps chez Gap, les unes de journaux nous disaient comment gagner 5 francs avec des ampoules moins chères. Moralement quand tu as 20 ans, c’est pas terrible. Avec Olivier, mon associé, on prenait le métro et on allait faire nos chantiers avec un caddie parce qu’on avait pas de quoi acheter un camion.
Et maintenant tu es intronisé « nouvel artiste à la mode ».
Je ne suis pas élitiste parce que moi dans les années 80, je me dirigeais vers un métier manuel mal perçu pendant qu’on valorisait le minitel et les métiers de l’informatique car l’an 2000 arrivait. J’ai tellement souffert de ça que quand on se fout de la gueule d’un banquier aujourd’hui, ça me rend dingue. Ce sont eux les nouveaux prolo, nos copains de BTS qui ont fait compta. Mais ce n’est pas parce que trois traders ont pété les plomb que la banque est le diable. L’art contemporain est dix fois plus narcissique et élitiste. Quand on me dit aujourd’hui que l’artisanat est à la mode, je répond que c’est faux. Ça nous donne bonne conscience d’aimer l’artisan, mais on ne consomme pas chez lui, c’est juste une image qui nous rassure. Si tu as un tapissier en bas de chez toi, que tu n’y es jamais allé depuis 12ans et qu’il ferme, tu diras : « Oh c’est triste le tapissier en bas de chez moi ferme » et tu le prendras en photo la veille de la fermeture. Moi j’ai bien compris que mon métier disparaissait et qu’il fallait avoir un produit fini. Il fallait inventer un style.
Ça t’a obligé à inventer ton style.
Oui, bien que mon travail reste très artisanal. Tout est posé pièce après pièce.
Que peut-on te souhaiter ?
D’en faire plus ! A chaque fois c’est une espèce de défi de vendre mes idées. Un beau projet c’est un projet vendu. Ce qui est génial c’est de partager.
Et tu n’aimerais pas décorer un hôtel de A à Z ?
Seulement si celui qui m’emploie est sympa et qu’il me laisse carte blanche. La difficulté aujourd’hui est de devenir une espèce de marque, un standard de luxe et qu’on t’appelle juste parce que tu es le mec à la mode. Si je suis exigeant, c’est parce que je veux que dans dix ans tout le monde soit encore fier de mon travail. Si c’est pour avoir un truc tiède ça ne sert à rien.
J’ai interviewé le photographe Oliviero Toscani récemment, il me disait que pour lui la condition principale de tout métier c’est l’engagement.
Évidemment! Quelle que soit la commande il faut le faire à fond, c’est la cohérence.
Quel est l’objet que tu aurais adoré inventer ?
L’assiette ronde est assez absolue mais je suis complètement fasciné par le mec qui a inventé le store à lattes verticales. C’est un génie, parce que ça reste un rideau, classique et fonctionnel, qui ne coûte rien, est assez joli, filtre la lumière… mais qui a fait évoluer le rideau. Ça correspond complètement à ma démarche.
Que veux-tu transmettre comme message à tes enfants ?
J’essaie de les frustrer pour qu’ils aient la dalle. Les gens sont flippés et ne font plus, n’osent plus. On a des barrières et on s’interdit plein de choses. Le but pour moi c’est de se faire plaisir et d’être dans le durable. Trop d’analyse paralyse.