Après avoir quitté l’ultra-orthodoxe Géorgie et s’être heurté à l’hostilité de la société occidentale face à sa condition d’immigré, l’artiste Shalva Nikvashvili explore la notion d’identité à travers une pluralité de médiums allant de la sculpture au dessin en passant la vidéo, la photographie ou encore la poésie. Ses créations plastiques tiennent d’un savoir artistique fait main et interpellent par les matières recyclées avec lesquelles elles sont exécutées et leur design hétéroclite. Elles traduisent par ailleurs une adresse manuelle que l’artiste tient de son éducation au milieu de la campagne géorgienne, à Sighnaghi, son village natal, où il a appris à faire œuvre de rien dès son plus jeune âge.
Né en 1990, un an avant la dislocation de l’URSS, Shalva Nikvashvili grandit sur les décombres de l’organisation soviétique, en Géorgie, au sein d’un environnement où le manque de nourriture et les coupures d’eau rythment les semaines. À l’adolescence, il entreprend de faire des études de design à l’Académie des beaux-arts de Tbilissi, la capitale, et remporte un premier prix en tant que designer émergent. Parti ensuite en Belgique, à Gand, il se fraye un chemin dans les milieux de la mode et de l’art. Avant tout composé de masques portés par l’artiste lui-même, qui s’inspirent de son passé et le révèlent bien plus qu’ils ne le dissimulent, son travail a été présenté lors de cycles de performances à Anvers (Antwerp Art Weekend, 2021) et Berlin (KW Institute for Contemporary Art, 2020), au Bayerische Staatsoper de Munich (Nos, de Dmitri Chostakovitch, 2021) ou encore en galeries (Barbara Thumm, à Berlin, et The Why NotGallery, à Tbilissi, en 2021). Animé par une force vindicative, Shalva Nikvashvili entend bousculer l’ordre établi à travers son œuvre pour se rapprocher d’une liberté longtemps compromise.
« J’ai grandi dans un environnement [en Géorgie, NDLR] où je ne pouvais pas être moi-même jusqu’à mes 21 ans. Je devais vivre dans un monde différent, imaginaire, dans lequel je me sentais libre. »
ANTIDOTE : Comment allez-vous ? Quelles sont les nouvelles ?
SHALVA NIKVASHVILI : J’étais en train de promener mon chien. Je viens d’avoir une portée de huit chiots. Mon mari et moi déménageons par ailleurs bientôt dans le centre de l’Allemagne, dans un village de moins de 350 habitant·e·s. Je suis prêt à quitter la Belgique.
Votre public vous a tout d’abord connu grâce à la série d’autoportraits Everybody Wants to Be Beautiful, commencée en 2017, à travers laquelle vous arborez des masques d’aspect organique emplis d’une inquiétante étrangeté. Quand avez-vous commencé à les créer, et pourquoi ?
J’aimerais commencer par parler d’un moment de ma vie qui m’a aidé à définir mon travail, dont les masques. Si vous m’aviez posé cette question il y a deux ans, j’aurais été en mesure de dire que je travaille autour de l’identité et de la manipulation des corps, mais rien de plus profond. Il y n’avait pas vraiment de but dans mon sujet d’étude. Mais j’ai récemment commencé une thérapie, ce à quoi j’étais très hostile auparavant. Elle m’a permis d’arriver à la conclusion que mon œuvre est liée à un épisode de ma vie que je n’avais pas rendu public dans un premier temps, mais que j’ai décidé de partager aujourd’hui. J’avais 23 ans quand je me suis marié pour la première fois en Belgique. C’était une relation très dure dans laquelle j’étais constamment violenté: sexuellement, mentalement, physiquement. J’ai fait des recherches et compris que mon ex-mari avait le syndrome de Münchhausen. La personne qui en est atteinte se crée des problèmes de santé pour attirer l’attention. En le découvrant, je n’ai finalement compris que très tard dans notre relation que je ne connaissais rien de cette personne. J’ai grandi dans un environnement [en Géorgie, NDLR] où je ne pouvais pas être moi-même jusqu’à mes 21 ans. Je devais vivre dans un monde différent, imaginaire, dans lequel je me sentais libre. Mais ce que j’ai vécu avec mon ex-mari est plus sombre. Même si mon enfance fut très dure, il y a eu de la lumière.
Votre relation avec votre ex-mari a commencé peu de temps après que vous ayez quitté la Géorgie. Il a brutalisé la nouvelle personne que vous étiez.
Oui. Ce qui s’est passé avec lui m’a beaucoup affecté. Depuis, j’ai un énorme problème de confiance en autrui. Et ce qui vient avec ce genre de problèmes, c’est que je catégorise les personnes sans prendre le temps de beaucoup leur parler. Je les scanne, puis je m’appuie là-dessus pour créer mes personnages. J’ai réalisé qu’avant mon ex-mari, je peignais et dessinais bien plus – ce n’est qu’après lui que j’ai commencé à travailler autour de l’identité de manière obsessive. Recréer dans mes masques les figures de la société était une recherche pour comprendre ma propre identité et l’identité humaine. Au fil des années, j’ai laissé cette obsession évoluer naturellement, comme une plante qu’il faut arroser pour qu’elle ne meure pas. Je dois tout le temps créer et je ne m’arrêterai qu’à la mort. J’ai 31 ans et cela m’excite de voir ce que je ferai quand j’en aurai 60.
« Quand j’ai quitté la Géorgie, je me représentais l’Europe très différemment d’aujourd’hui. Je pensais que je pourrais y être libre, compris et accepté. Mais la façon dont j’ai été traité en Belgique a été absolument inhumaine. »
Définir votre œuvre est un élément nouveau dans votre discours. De plus, il semble que celle-ci progresse vers des scénarios recourant davantage à la mise en scène, via la vidéo ou la performance (dont FEAR, présentée en 2021à l’espace Inkonst, en Suède, à travers laquelle vous incarniez différents personnages masqués), ce qui contraste avec les autoportraits que vous faisiez précédemment. Comment expliquez-vous cette évolution ?
J’étais dans une situation très compliquée lorsque j’ai commencé les autoportraits. La Belgique venait de me retirer mon titre de séjour après mon divorce. Je vivais illégalement sur le territoire belge. Personne ne voulait entendre mon histoire, car j’étais un immigré, un étranger. C’était financièrement et mentalement très dur. Une grande partie de ces clichés ont été pris dans des Photomaton. Aussi, beaucoup de mes premières œuvres étaient faites en légumes, en viande ou en pain, car j’utilisais les ingrédients de mon dîner. J’étais financièrement très contraint et ne pouvais pas faire des dépenses pour ma vie et mon art en même temps. Si vous voyez une fourrure ou une roue de vélo dans un portrait, ce sont en fait des objets volés. Pour être heureux dans ma bulle, je n’ai d’autres choix que de créer constamment, c’est lié à mon instinct de survie.Les autoportraits étaient cependant des œuvres limitées. Aujourd’hui, je me sens plus libre mentalement et financièrement et je peux développer des idées plus fortes, en allant vers de la direction de films plutôt que la photographie. C’est mon rêve depuis le départ.
L’instinct de survie que vous évoquez transparaît également dans vos derniers poèmes, qui constituent en un sens de vrais manifestes en faveur de la liberté. Vous y parlez à nouveau d’identité et de votre vie en tant qu’immigré venu de Géorgie. À qui s’adressent-ils ?
Au monde entier. Quand j’ai quitté la Géorgie, je me représentais l’Europe très différemment d’aujourd’hui. Je pensais que je pourrais y être libre, compris et accepté. Mais la façon dont j’ai été traité en Belgique a été absolument inhumaine. J’ai ressenti beaucoup de colère contre la cécité de la société. Mais je continue de construire ma vie ici, car il est trop tôt pour repartir en Géorgie.
Dans votre œuvre, il y a beaucoup de colère, ainsi qu’un grand sarcasme. Quand vous représentez ces personnes aux traits grossiers – avec un maquillage outrancier et une poitrine disproportionnée –, il y a de la rage, mais aussi de l’humour.
C’est tout à fait juste. Je peux rire et pleurer de tout en même temps. Mon mari me dit toujours que j’ai trop d’opinions sur des choses qu’en réalité je ne connais pas [rires, NDLR]. Que je connaisse un sujet ou pas, je peux dans tous les cas avoir un avis. Et, oui, je suis quelqu’un de très sarcastique. Il m’arrive de me montrer très critique, car je peux toujours trouver quelque chose qui m’amuse chez quelqu’un. Je peux rire de la société, mais je la trouve assez inquiétante.
En quel sens ?
Je trouve que tout devient extrêmement superficiel – et peu m’importe si j’ai l’air de quelqu’un d’odieux en disant ça. Les gens ont toujours été obsédés par leur apparence. Mais aujourd’hui, c’est comme si chaque jour, ils devaient incarner la meilleure version d’eux-mêmes. Je trouve ça absurde. Je préfère rester seul dans un café, à profiter de mon cappuccino. Puis j’allume mon téléphone, je regarde les réseaux sociaux et je ne peux m’empêcher de penser : « Que se passe-t-il ? Les gens prétendent tout, tout n’est que prétention. » Une grande part de mon travail est dédiée à cette vision que j’ai des choses.
Vous avez néanmoins gagné une large audience grâce aux réseaux sociaux, tout en restant très critique envers ceux-ci. Quelle relation entretenez-vous aujourd’hui avec l’image numérique et la technologie ? Je trouve la tension entre votre pratique manuelle et votre présence digitale très intéressante.
Ce mix vient de mon intérêt pour la mode des années 1990-2000, quand la créativité et le digital explosaient. Beaucoup d’artistes s’opposent au fait de mettre leur œuvre en ligne, mais je suis contre le discours qui consiste à dire : « Je suis un·e artiste. Je fais de la sculpture et suis contre le fait de vendre ou de poster mon œuvre. » Mon travail n’est pas seulement le mien. Il sert à créer du lien et je veux inspirer autant que j’ai été inspiré par d’autres artistes ou designers. Utiliser les réseaux sociaux donne la possibilité de se connecter à beaucoup de pays et de personnes. Donc, même si je les méprise, je continue de les utiliser, car ils constituent un outil.
C’est aussi le moyen le plus accessible pour commencer.
Exactement ! Je ne suis pas allé dans une école d’art hors de prix. Ma famille n’est pas riche. Je n’ai pas d’ami·e·s artistes qui me présentent à des galeries. Je n’aime pas aller aux vernissages et commencer à raconter que je suis un artiste… Rien ne me plaît dans tout ça. Je travaille, je n’ai pas le temps. Si vous êtes intéressé·e, regardez ce que je fais en ligne, venez voir mon atelier, je vous parlerai. Mais je ne suis pas là pour amuser l’institution. J’en ai besoin, mais l’institution a besoin de moi aussi. Donc oui, j’avais besoin d’un outil pour montrer mon travail ; 99 % de mes collaborations naissent sans que j’aie pour autant rencontré physiquement la personne avec qui je suis en contact. J’ai commencé à travailler pour un opéra à Munich et pour un théâtre à Vienne, pour lesquels je crée l’ensemble des costumes – ils m’ont chacun découvert via les réseaux sociaux. Cela m’a ouvert beaucoup de portes. Mais mon travail est bien plus ample que ce que je montre en ligne.
Pour créer votre œuvre, vous avez eu recours au recyclage de nourriture ou d’objets, selon ce qui vous passait sous la main. Mais certains éléments sont aussi récurrents, comme des couteaux, des tresses… Font-ils référence à des expériences passées ?
Quand je commence à créer une œuvre, elle a toujours à voir avec une expérience passée. J’aime détourner certains objets. Il y a en moi un esprit sombre qui apprécie les objets qui dérangent. J’aime créer de l’inconfort chez le·a spectateur·rice, jouer avec la psychologie humaine et voir ce que ces matériaux détournés peuvent susciter.
En effet, il y a une tension dans votre œuvre entre le très beau et le très repoussant. Quelle relation entretenez-vous avec la beauté ? Trouvez-vous votre œuvre belle ?
Parfois, quand je regarde ce que je suis en train de créer, je trouve que c’est vraiment beau. Mais cela arrive lors de moments durant lesquels je suis en fait très triste. Quand je me sens triste, je crée avec plus de douceur dans mes mains. Sinon, je peux être très rapide, dur et nerveux. La musique que j’écoute m’influence aussi beaucoup.
« L’échec est le meilleur moyen de continuer à grandir. »
Justement, quels styles musicaux écoutez-vous ?
J’écoute surtout de la musique classique et de l’opéra et j’aime beaucoup Nils Frahm. Quand je l’écoute, je vais plus lentement, plus doucement. Je ne fais jamais de recherche avant de commencer à créer. Certain·e·s artistes ont besoin de trouver des matériaux, de faire des recherches, de regarder ceci ou de lire cela avant de faire. Je ne fonctionne pas comme ça ; ma pratique est construite autour des émotions. Je me questionne. Je dois travailler avec mes mains, je ne peux pas attendre. Et si j’échoue – ce qui arrive parfois –, cela me plaît beaucoup. Je continue juste pour voir à quel point c’est mauvais, car cela me pousse ensuite à faire d’autres choses. L’échec est le meilleur moyen de continuer à grandir. En tant qu’artiste, mais aussi en tant qu’individu.
Une partie de votre œuvre est très politique. Elle émet une critique de l’histoire de la Géorgie et de la chute de l’Union soviétique. C’est notamment le cas de Portrait of Old Soviet Union, un masque composé à partir de viande crue et d’une perle placée au niveau de la bouche, ou encore d’Independent Georgia, un autre masque sur lequel une forme de pistolet apparaît au premier plan, reprenant les couleurs de l’ancien drapeau tricolore de la Géorgie.
Si mon œuvre est souvent politique et dirigée envers certaines choses ou pays comme la Russie ou la Géorgie, c’est à cause de ma propre expérience et de mes observations sur le monde. Si vous voyez des restes d’artefacts russes dans mon œuvre, c’est parce que j’ai grandi sur ces restes. J’ai n’ai vu de l’eau couler dans l’évier que lorsque j’avais environ 7 ans. Même chose pour l’électricité et le gaz, quand j’en avais 10. Ma famille utilisait un poêle à bois pour se chauffer et nous faisions partie des privilégié·e·s. Le discours politique occupe donc une grande place dans mon œuvre, car je sais ce que c’est que d’être prisonnier d’une certaine situation. Peu importe d’où vous venez. Vous pouvez être de Géorgie, de Belgique, d’Allemagne, des États-Unis – bien pire –, vous êtes toujours sous l’emprise d’une idéologie qui souvent soutient les capitaux et non l’humain, la jeunesse ou les communautés queer. Je me considère chanceux d’être un Européen de l’Est, mais il y a tant de désespéré·e·s que nous ne voyons pas, enfermé·e·s dans nos bulles. La liberté de notre société est pour moi une utopie à laquelle je rêve encore. J’espère qu’à un moment, un jour, quelque chose se passera.
« J’ai commencé à créer lorsque j’étais tout petit et je ne me suis jamais arrêté. »
Vous avez récemment présenté une exposition à Tbilisi, où vous êtes retourné pour l’occasion, huit ans après votre départ. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant d’y remettre les pieds ?
À cause de mes souvenirs liés à ce pays. Je n’ai jamais aimé me mettre dans une position de victime et dire que j’ai eu une vie horrible, car cette vie m’a appris qu’il était possible d’être créatif même sans aucun moyen. J’ai commencé à créer lorsque j’étais tout petit et je ne me suis jamais arrêté. Les opinions politiques de mes parents étaient le fruit d’un mélange entre les idéologies traditionalistes géorgiennes et soviétiques. Ils m’interdisaient d’être créatif ou même simplement différent, mais j’ai continué à faire ces choses-là en cachette. Je suis même allé à l’Académie des beaux-arts de Tbilisi sans que ma famille le sache – ils·elles pensaient que j’étudiais le business, l’économie ou je ne sais quoi.
Et vous vous sentez libre aujourd’hui ?
Nous ne sommes pas non plus libres ici. Il y a quatre ans, je travaillais comme vendeur et au même moment, je collaborais avec Marni [rires, NDLR]. Le matin, je nettoyais les toilettes et les sols et à 21 heures je courais jusqu’à chez moi pour continuer à travailler pour Marni. « Glamour, n’est-ce pas? », me disais-je. Je ne me suis jamais plaint de devoir nettoyer mais, vous voyez, les personnes ici n’ont pas non plus la liberté de faire ce qu’elles veulent vraiment faire.
Vous incarnez, dans votre œuvre, un ensemble de personnages inspirés par vos observations de la société, alternant figures masculines et féminines. En un sens, vous avez reconquis le droit de vous exprimer en tant que figure au genre fluide.
C’est vrai, mais c’est aussi un sujet très compliqué. J’ai été taxé de misogynie à cause de l’apparence des corps féminins dans mon travail. Pourtant, je pense que les gens ont le droit d’être ce qu’ils ont envie d’être. Je me sens frustré quand on me corrige et mal à l’aise avec les idées politiquement correctes, qui étouffent la société occidentale. Même si j’ai grandi dans un environnement très répressif, dans ma langue, le géorgien, nous n’avons pas de pronoms de genre comme « il » ou « elle ». C’est déjà bien, mais malheureusement, la société là-bas ne suit pas. Et ici, les personnes se corrigent à propos de leurs pronoms. Je me suis senti vraiment offensé quand on m’a dit un jour : « Mon pronom c’est pas “il”, mais “iel” », car je ne comprends pas vraiment. Pourquoi avons-nous besoin d’une séparation de plus dans la communauté queer ? Ici, les gens n’ont pas à s’inquiéter de grand-chose : vous pouvez être gay, lesbienne, transgenre, vous marier, vous pouvez faire ce que vous voulez. Mais certaines personnes de la communauté queer occidentale oublient qu’il existe un autre monde et des pays où les mêmes personnes ne peuvent rien faire du tout. Ils·Elles veulent juste être libres et pouvoir s’exprimer, ils s’en foutent complètement si ils·elles sont appelé·e·s « il » ou « elle » à ce stade. On devrait se battre pour ceux·celles qui en ont besoin plutôt que de se concentrer sur la création de plus de frontières dans notre communauté. C’est mon opinion, peut-être qu’on me jugera pour ça.
Considérez-vous les figures de votre œuvre comme genderless, à l’image de la langue géorgienne ?
À mes yeux, le genre n’existe pas. En tant qu’artiste, en revanche, je trouve le corps féminin très intéressant, même si je suis attiré sexuellement par le corps masculin. Je n’ai jamais songé à devenir une femme, même si je m’habille souvent comme tel dans mon œuvre. Cette fascination vient de ma grand-mère – son influence a été très importante pour moi. Son apparence, ses vêtements, tout. J’utilise mon corps pour me transformer en une figure genderless hybride, mais c’est une caractéristique performative de mon travail. C’est très évocateur pour moi. Ces figures que je crée viennent souvent avec une histoire que je leur invente: je leur donne un nom, j’imagine quel pourrait être leur travail et je joue vraiment autour de leur apparence.
Ces figures sont aussi très costumées. Pas seulement avec des masques, mais aussi avec des accessoires, faits d’organes d’animaux ou de matériaux recyclés. Que représentent-ils ?
Travailler avec de la viande est en fait en désaccord avec mon esprit, mais je vais raconter une anecdote sur ce sujet. Je ne suis pas végétarien ou vegan, car on n’avait pas toujours de quoi manger dans mon village natal. Un jour, le voisin faisait griller de la viande de porc. J’étais là, l’odeur s’échappait du grill et j’ai demandé à ma grand-mère si je pouvais aller en demander un morceau. « Non, nous sommes trop fiers·ères pour ça », m’a-t-elle répondu. Elle m’a ensuite donné un morceau de pain, en me disant : « Mords-le et sens. » En le faisant, j’ai senti le goût de la viande dans ma bouche. Ainsi, utiliser des organes d’animaux dans mon travail sert à montrer des symboles de pouvoir, qu’il s’agisse de manger de la viande, porter de la fourrure ou encore accrocher une tête de cerf sur sa cheminée, tel un trophée de chasse. Je voulais moderniser l’idée de ces trophées en les montrant comme des accessoires. Toute la viande qu’on voit dans mon travail a été volée. Dans mon village, les animaux étaient comme des membres de la famille, jusqu’au moment où ils étaient tués. Plus tard, j’ai compris à quel point la production massive de viande et la façon dont les humains traitent les animaux sont inacceptables. Mais je ne peux refuser de la nourriture, ni de la viande. Je n’en refuserai jamais, sauf si je suis malade.
Nous avons parlé d’expression du genre, de colère, de beauté, de dégoût, mais un autre aspect important de votre travail est la sexualité.
Lorsque mon travail aborde la question de la sexualité et présente des organes sexuels, c’est pour aller contre la censure des réseaux sociaux – mais aussi des galeries, musées et cinémas. Tout cela est contrôlé par l’idéologie américaine. Le corps humain est organique, naturel. Nous sommes des animaux, mais nous nous habillons et mettons des choses sur nous. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi les contes pour enfants racontent des histoires de personnages torturés, brûlés, pendus et dépecés, mais montrer la sexualité est interdit. Montrer l’ensemble de mon corps [notamment à travers ses séries Web Girls, où il se met en scène sur des sites de rencontre vidéo sous une apparence grotesque jouant avec les codes de la féminité, et Revolution of Genitals, qui rassemble ses Polaroid les plus dénudés et érotiques à ce jour, NDLR] sert à m’accepter et à montrer cette acceptation. Ce n’est pas honteux, ce n’est pas que pour le sexe, cela ne devrait même pas être considéré comme provocateur.
Votre œuvre inclut parfois des symboles religieux, la plupart désacralisés, comme le corps de Jésus, qui apparaît sous forme de collier ou sur un sac à main dans votre série Absence. Pourquoi tenez-vous à effectuer ce type de détournement ?
Je crois que si vous provoquez une catégorie de personnes, les religieux·ses, et générez de la colère, vous avez un impact. Je suis contre la religion. Je suis contre toutes sortes de religions et idées d’un Dieu. Pourtant, je me considère comme très spirituel. Mais la religion sert à interdire aux gens d’être ce qu’ils sont. Si je mets mon pénis sur Jésus, je me sens bien, car cela montre que je n’en ai rien à foutre. Nous sommes au XXIe siècle et l’Église orthodoxe en Géorgie, mon pays, est toujours plus forte que le gouvernement ! L’Église orthodoxe est la raison pour laquelle les communautés queer ne peuvent pas être libres. À cause d’elle, nous ne sommes pas autorisé·e·s à utiliser nos corps.
Cette critique des religions transparaît de manière détournée lorsque vous représentez des organes sexuels avec des cornes ou des objets contondants.
Exactement. Dans une de mes œuvres [Seat on Me, NDLR], un couteau transperce une chaise et en ressort. Quand je l’ai créée, j’ai réellement pensé que tout le monde devrait s’asseoir dessus, car nous devons ressentir la douleur pour comprendre la condition dans laquelle nous sommes. Les gens ont besoin d’inconfort et de douleur pour comprendre que la vie n’est pas comme dans les livres d’enfants. Expérimentez la douleur, observez et contemplez les choses qui vous entourent.