Par Lauren Bastide
Célébrer, c’est marquer le tempo du temps qui passe, compter les années, les décennies, les siècles, en rythme cadencé, ritualisé, perpétuellement recommencé. La mode est certainement de ces domaines où la célébration va de soi. On aime y célébrer l’avènement du New Look, l’entrée de Saint Laurent au musée, les accoutrements du Met Ball, les 50 ans de Karl chez Fendi. On aime aussi découper par décennie ; c’est bien pratique les Swinging 60’s, les 70’s hippies, les rebelles 80’s, les minimalistes 90’s, les Bling bling 2000’s, ça fascine les jeunes filles sur Pinterest, ça inspire les créateurs, et ça place des repères dans l’esprit des consommateurs, des téléspectateurs, des internautes et des journalistes. Bref les choses sont claires et déterminées, on pense dans un long déroulement historique à Twiggy et ses minis, Jane B. et ses paniers, Jeanne Mas et son cuir noir, Kate Moss en Calvin Klein et la collection de it-bags des soeurs Hilton.
Mais quid des 2010 ? Comment notre décennie sera-t-elle caricaturée dans les soirées déguisées des années 2030 ? Que retiendra-t-on de cette décennie qui fête ses 5 ans, comme cet Antidote que vous tenez entre vos mains ? Les robes chairs de Kim K. ou les grandioses défilés croisières des marques de luxe ? Les rayures de Jacquemus ou les Stan Smith des hipsters ? Un peu de tout et de cela à la fois, certainement… Alors c’est parti pour une petite tentative de cahier de tendances mêlé de fashion-fiction en 8 points
1. La mode est morte, vive la mode !
La succession des tendances est similaire au mouvement d’un balancier, une oscillation entre une chose et son contraire, un coup et un contre-coup. Si les années 2000 ont été les années du fast, les années 2010 seront celles du slow. « Comme en réaction à la saturation d’informations, un désir d’éditer la mode de manière plus prudente est en train de voir le jour » confiait le visionnaire Rick Owens au Figaro en 2010. It-bag, it-girl, porno-chic, fric et frime, le feuilleté de tendances indigeste de l’époque a laissé la place à une société en crise. On se réfugie dans le culte de la basket, des bons vieux jeans, du tee-shirt à message, de la barbe et du poil en tout genre. Le « hipster » qu’on a voulu enterrer – aussitôt érigé en totem de l’époque -, restera l’incarnation de cette décennie, avec son air modeste, son amour de la culture, ses espadrilles défoncées et son iPhone dernier cri. Les nouveaux milliardaires de la Silicon Valley n’ont jamais porté le costume ; ils travaillent en short et en tongs. 2010 aura vu l’émergence du « normcore », le règne du recyclage et le come-back fulgurant des basiques de la chaussure de sport ; Converse, Stan Smith, Jordan et Gazelle en lieu et place des semelles rouges de Louboutin. Au même moment les réseaux sociaux sont fascinés par le minimalisme des années 90, entre Helmut Lang et Margiela, Corinne Day et Juergen Teller. Les cycles sont donc de plus en plus courts ; la mode vit sa nostalgie dans le « juste avant » le grand basculement dans le grand marasme du luxe mondialisé. Le basique est plébiscité comme un retour aux fondamentaux. Bien vu : l’industrie réédite le Levi’s 501, les tee-shirts en lin blanc s’arrachent chez Topshop, et la Stan Smith est en rupture de stock.
En 2020, le must, ce sera d’aller s’acheter des Birkenstock d’occasion customisées par le photographe JR et vendues en exclu chez Colette.
2. La mode entre au musée
2010, Alexander McQueen se donne la mort dans son appartement londonien. C’est le glas qui sonne la fin de l’ère du créateur de mode démiurge, et la dérive d’une industrie qui impose une cadence intenable à ses créatifs au bord la crise de nerfs : pétage de plomb de John Galliano en 2011, et dépression la même année de Christophe Decarnin chez Balmain. Il va falloir que la mode ralentisse le rythme, le musée devient le lieu de cette réflexion. 2015, McQueen entre au panthéon ; l’exposition « Savage Beauty » au Victoria and Albert Museum à Londres installe son oeuvre posthume dans l’inconscient collectif et le patrimoine artistique mondial. C’est le top départ pour une série de retrospectives. Le Metropolitan ouvre son Fashion Institute à New York ; l’exposition Jean-Paul Gaultier fait salle comble au Grand Palais ; Dries Van Noten a illuminé les Arts Déco; à Galliera Jeanne Lanvin succède à Alaïa ; chaque nouveau défilé Chanel au Grand Palais se vit comme une installation, en attendant la prochaine grande exposition Vuitton.
En 2020 ? Réservez vos places pour la rétrospective Phoebe Philo au Metropolitan Museum.
3. La suprématie de la marque
Mais de quoi cette muséification des créateurs est-elle le symptôme ? Peut-être d’une stratégie qui raconte que ce qui compte, c’est la marque. Le logo, le slogan, la maison-mère. Et les années 2010 ont leur lot de chapelles où prier. Les années 2000 ont ressuscité les maisons de couture endormies sous l’action simultanée des deux gros groupes de luxe Kering et LVMH : après Balenciaga, Givenchy, Carven, c’est au tour de Balmain, Lanvin, Madeleine Vionnet, Schiaparelli de revenir dans la course. Les années 2010 consacrent leur omniprésence. Tu te retournes : BIM la marque est là et les logos sont partout. « Rappelons d’abord un point fondamental : une marque de luxe prétend à plus que l’unicité ou la singularité, mais à la suprématie absolue. C’est pourquoi la marque de luxe ne se construit pas en descendant dans l’arène des comparaisons entre les produits, mais en accumulant du pouvoir symbolique », analyse l’économiste Jean-Noël Kapferer dans Le Monde en juin 2013. Autrement dit l’enjeu n’est plus de créer le nouveau sac à main qui va se vendre comme des petits pains (ça, c’est fait), mais plutôt de susciter autour du logo un culte religieux. Et qui dit culte dit cathédrale. Alors pour exposer son hégémonie, LVMH n’ouvre pas un flagship de plus en plein coeur de Paris, mais une fondation au Bois de Boulogne, en forme de vaisseau amiral signé Frank Gehry qui embarque le nom de Vuitton dans l’éternité de l’Histoire… de l’art en compagnie de Munch, Basquiat, Matisse, Claude Monet… A 800 km de là, Miuccia Prada confie sa nouvelle fondation de Milan à Rem Khoolaas.
2020. Quel sera le programme ? Après la culture, la restauration, seule vraie religion de l’époque : Chanel rachète le Grand Palais et le transforme en Fondation Coco.
4. La fabrique du jeune créateur
La marque est forte et éternelle, les créateurs entrent au musée, reste maintenant à identifier, recruter et former la nouvelle garde. Il y a comme une urgence à inventer la relève. Anna Wintour l’a prédit : en 2010, à Paris, elle épingle Christian Estrosi, ministre de l’Industrie, comme un vulgaire stagiaire du Vogue, en lui reprochant de ne pas assez favoriser l’ascension de jeunes noms dans la mode. Le savon porte ses fruits ; on assiste à une inflation de concours pour jeunes créateurs de mode ambitieux. D’abord on ressuscite les historiques ; l’ANDAM, créé en 1989, qui a vu notamment le sacre de Martin Margiela, juste avant qu’il ne devienne l’invisible gourou d’une décennie entière, reçoit désormais des financements de Kering ou Chanel. Chanel qui investit au printemps dernier le non moins historique Festival de Hyères, qui voit défiler depuis 20 ans la jeune garde modeuse du monde entier. LVMH n’est pas en reste, qui crée son propre prix, tandis que Kering joue l’audace en misant sur Alexander Wang aux commandes de Balenciaga, Joseph Altuzarra ou Christopher Kane.
En 2020 ? La « Mode Academy » réunit 18 millions de téléspectateurs sur Netflix ; Karl Lagerfeld, 90 ans, aux côtés de Nicolas Ghesquière et Phoebe Philo, y cherche son successeur dans une émission de télé réalité inspirée de « The Apprentice » américain. C’est un jeune Toulousain transgenre de 18 ans qui remporte la direction artistique de la maison.
« La « Mode Academy » réunit 18 millions de téléspectateurs sur Netflix ; Karl Lagerfeld, 90 ans, aux côtés de Nicolas Ghesquière et Phoebe Philo, y cherche son successeur dans une émission de télé réalité inspirée de « The Apprentice » américain. »
5. La décennie hip-hop
Cette jeunesse, connectée, surinformée, à qui on ne peut plus parler que via son écran de smartphone : voilà le nerf de la guerre. Pour l’atteindre, les marques de mode ont choisi des égéries digitales, des icônes absolues des années 2010. Elles s’appellent Rihanna et Beyoncé, Kanye West et A$AP Rocky. Les années 2000 étaient des années blanches, incarnées par la pâleur de Kate Moss et la maigreur de son ex-boyfriend Pete Doherty, période jeans slims Dior/Slimane. Les années 2010 sont métisses. Au grincement métallique du rock succède le beat chaloupé d’un hip-hop qui n’a plus rien à voir avec la street. C’est un hip-hop qui fraye avec le luxe, et le luxe s’en délecte. A$AP Rocky balance les noms de toutes les maisons de couture parisienne dans son Fashion Killa et Theophilus London s’offre Karl Lagerfeld pour la cover de son album. Kanye West s’installe au premier rang des défilés, sur scène à la Fondation Vuitton, et il n’est pas rare de le voir porter du Céline. Les baskets couture courent chez Dior et Chanel. Parce que c’est avec le hip-hop, que s’opère la fusion stylistique la plus puissante imaginable : celle du sportswear et de la couture. Bref 2010, décennie du « sport-fashion » façon Kendrick Lamar ou Beyoncé et Cie, qui savent se déplacer dans la ville sans jamais être le moins du monde entravés par leurs vêtements.
En 2020 ? Impossible de sortir guincher sans son jogging griffé.
6. L’explosion du digital
2010 : C’est l’année du lancement d’Instagram et l’ouverture d’une ère où les trendsetters changent de position. Ils ne sont plus assis au premier rang des défilés, mais fédèrent en like les communautés de fans. Si les années 2000 ont vu éclore les blogs et leur ribambelle de posts sponsorisés et de rouges à lèvres testés, les années 2010 changent la donne en profondeur. L’expertise a glissé des rédactions aux écrans des e-influenceurs. Les maisons de luxe mènent à la baguette une presse traditionnelle qui compte désormais sur la publicité pour pallier l’érosion inéluctable de ses ventes. Elles préfèrent se faire chahuter par les blogueurs et les instagrammeurs, pour qui elles inventent le native advertising, ce concept génial qui vient d’être remplacé par le brand content, même si c’est à peu prés la même chose. En résumé ça donne que c’est sur le web qu’il faut qu’on parle du produit puisque c’est sur le web qu’on va l’acheter. L’explosion de la vente en ligne change tout. Natalie Massenet, fondatrice du site Net-A-Porter, nommée présidente du British Fashion Council en 2013, déclare au Figaro : « Aujourd’hui, les gens achètent sur la banquette d’un taxi ou au fond de leur lit. 30 % des ventes sur Net-A-Porter se font sur smartphone ». Désormais Dior et Chanel sont plus puissants sur les réseaux sociaux que n’importe quelle actrice ou mannequin françaises.
En 2020 ? LVMH, conseillé par Kevin Systrom, qui vient d’intégrer le conseil d’administration, rachète pour 1 milliard de dollars le « Shazam » de la mode – inventé par un jeune geek népalais – pour déterminer en un scan la marque des vêtements croisés dans la rue.
7. Les théories du déclin et la réinvention d’un nouveau modèle
Les observateurs de l’histoire des mouvements sociaux, mais aussi les directions d’H&M et Zara, n’oublieront jamais que les années 2010 ont été l’occasion de réfléchir aux conditions de fabrication des vêtements de la grande distribution. 23 avril 2014 : le Rana Plaza s’effondre. 1138 morts. Le consommateur qui veut payer ses tee-shirts 8,99€ est pointé du doigt par les victimes, les ONG, et les marques elles-mêmes, à leur tour dénoncées comme esclavagistes. Pas très chic tout ça. Pourtant tout se passait si bien : les années 2000 avaient imposé le règne de la fast fashion ; on avait même inventé la collaboration entre ténors de la mode et grande enseigne. L’emblématique patron d’American Apparel, Dov Charney avait son slogan « No sweatshops », le voici rattrapé pour avoir tendance à peloter les fesses des mineures qu’il fait poser sur ses campagnes de pub. Gap, gros vendeur de sportswear des années 90 et 2000 s’en prend plein la figure… C’est l’éveil du consommateur. Avec le coup de grâce en 2015 : le documentaire True Cost d’Andrew Morgan ouvre les yeux de l’industrie et du monde en révélant que la quantité de vêtements achetés par personne et par an a augmenté de 400% en 20 ans. « Aux jeunes consommateurs, on enseigne que la mode est jetable, qu’un vêtement s’abandonne comme un préservatif avant même de l’aimer, de l’apprécier, de s’y attacher. Ça détruit la culture de la mode » peste la grande prêtresse de la mode Li Edelkoort dans Libération en mai dernier. En contrepoint, on assiste à l’émergence d’une culture « Made in France » avec de nouvelles petites griffes chics et pas prétentieuses.
En 2020 ? American Apparel est racheté par Alexandre Mattiussi, qui produit ses sweat-shirts en coton bio à Paris.
8. Vers un vêtement intelligent ?
Mai 2015 : Google annonce un partenariat avec Levi’s pour la confection d’un textile connecté, capable de commander un smartphone ou une lampe de chevet à distance. C’est l’émergence du vêtement intelligent. En 2020 ? La décennie s’achèvera sur cette interrogation : les vêtements d’avant étaient-ils donc stupides ?