Le récit de la transition de Vikken : « J’ai toujours su que j’étais un garçon »

Article publié le 9 mai 2017

Texte : Vikken pour Magazine Antidote : Borders été 2017
Photo : Olgaç Bozalp pour Magazine Antidote : Borders été 2017

Vikken, DJ, producteur et performeur trans raconte sa propre traversée identitaire et ses multiples frontières intimes et sociales.

« D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours su que j’étais un garçon. Ma famille est arménienne à la culture profondément orientale, et m’a inculqué, dès le plus jeune âge, une division traditionnelle des rôles des genres. Apprendre à faire la vaisselle et le ménage quand on est une petite fille, c’est très utile pour plus tard, quand on sera mariée et qu’il faudra tenir la maison. À moi, l’entraînement à la vie domestique ; les jeux physiques étaient réservés aux garçons.

J’étais perçu comme une fille, alors on m’apprenait à en devenir une socialement. Ce processus me déplaisait profondément. Je n’étais pas un garçon manqué, mais un garçon tout court. C’est quelque chose que je savais au plus profond de moi, de façon viscérale, même si j’étais encore incapable de l’exprimer. Je voulais faire pareil que les autres gamins, et rejetais ce rôle qu’on cherchait à m’apprendre ; je rêvais de jouer aux petites voitures plutôt que de porter des robes.

Mes parents acceptaient mes goûts, et me laissaient bricoler dans le jardin. Jusqu’à mes 10 ans, en vacances, j’utilisais parfois un prénom masculin, me sentant enfin moi-même avec des gens que je ne reverrai jamais.

C’est à l’adolescence que la réalité est venue me frapper en plein visage, lorsque mon corps a commencé à changer. Je ne pouvais plus vivre tranquillement dans l’identité agenre de mon enfance. Que je le veuille ou non, des formes imposant une lecture genrée, sexuée et non-voulue de mon corps commençaient à se développer. Soudain, je n’étais plus que la somme de mes attributs physiques. Mon apparence et la lecture qu’en faisait la société parlaient à ma place.

Cette case dans laquelle on tentait de me faire rentrer ne m’était en rien naturelle. Les filles autour de moi semblaient si à l’aise de rouler des pelles et de se laisser peloter par leurs petits copains. Je n’en garde qu’un souvenir flou, douloureux et vulnérable. Je ne savais pas qui j’étais, mais je savais bien ce que je n’étais pas.

Je suis devenu introverti, puis ai cultivé un physique androgyne et coupé mes cheveux courts. Souvent, les inconnus m’appelaient Monsieur et ça me plaisait, mais un sentiment de culpabilité m’envahissait souvent : il fallait les corriger, leur dire la « vérité » de peur qu’ils apprennent d’eux-mêmesque je répondais à un nom féminin, comme s’ils allaient découvrir une sorte de mensonge. Je me définissais comme sans genre, mais ce non-conformisme permettait à mes camarades de classe des questions violentes et voyeuristes : « alors t’as un vagin ou une bite ? », chose qu’on ne se permettrait jamais face à une identité dominante.

J’ai fait une tentative de suicide quand j’étais au lycée. Je sais désormais que je faisais partie du tiers de jeunes gens trans qui ont essayé de passer à l’acte – les deux trois restants y ont déjà pensé au moins une fois. D’expérience, je pense que l’isolement, le manque d’information et la transphobie y font pour beaucoup.J’allais mal, je n’arrivais pas à mettre le doigt sur ce trouble, j’avais la perpétuelle impression de jouer un rôle et de mentir. »

DE PERSONNE AGENRE A HOMME TRANS

« Après des années d’expérimentations, de looks plus ou moins tomboy et un premier coming out en tant que lesbienne, c’est la rencontre de cercles féministes qui m’a fait réaliser qui j’étais vraiment. J’ai pu comprendre les stéréotypes autour des genres, le poids du sexisme dans la société, et déconstruire mes ressentis pour finalement comprendre que je pouvais être un homme sans devenir un cliché masculin.

Début 2015, donc, j’ai fait mon coming out trans à mes parents. Je n’ai pas utilisé le mot « trans » d’entrée de jeu mais ai préféré dire « agenre » dans un premier temps, parce que la portée du mot m’effrayait. J’avais conscience de l’aspect psychiatrique de la prise en charge et n’étais pas prêt pour ça. Je ne l’assumais pas encore, ce qui m’a fait tomber dans une dépression peu de temps après. Personne n’était au courant, hormis quelques proches. Mes parents l’ont su dès que l’occasion s’est présentée, ça s’est bien passé, et je leur en suis reconnaissant. »

LES FRONTIÈRES DU SECTEUR MÉDICAL

« L’évolution s’est faite en plusieurs étapes. La première chose importante pour moi a été de me couper les cheveux, il y a trois ans. D’une certaine façon, je voulais revenir à l’androgynie de mon adolescence. J’ai jeté les vêtements féminins que j’avais, parce que je ne voulais plus faire semblant. Ça a été le début de ma transition sociale.

J’étais effrayé par l’idée d’aller voir un psychiatre (sans lequel un traitement endocrinologique est impossible), il était hors de question d’être considéré comme malade. Il m’a fallu plus de six mois avant de réussir à prendre rendez-vous. Je ne voulais initialement pas des hormones ; néanmoins, je savais que tant que je porterai un nom et certains marqueurs féminins, je ne pourrai jamais être perçu pour ce que j’étais. C’est devenu insupportable, alors, au bout de 2 mois, j’ai demandé à mon médecin l’attestation pour commencer l’hormonothérapie. Si j’avais été respecté en tant qu’homme sans cela, je ne l’aurais probablement jamais commencée.

Même si je me suis senti forcé, la finalité me rend heureux : la testostérone fait que je suis enfin socialement perçu comme un homme, et c’est très reposant au quotidien. J’ai eu la chance de rencontrer des praticiens relativement ouverts : beaucoup ne peuvent pas imaginer ou accepter que l’on puisse être trans et ne pas souhaiter se faire opérer.

Administrativement, en revanche, je porte encore mon prénom de naissance. Je devrai pouvoir le changer en mairie cette année, grâce à une nouvelle loi qui permet de ne plus passer systématiquement par un tribunal. Un passage par ce dernier est encore de rigueur pour le changement de mention de sexe sur les papiers d’identité, ce qui peut prendre d’une à plusieurs années.

Jusqu’à récemment, nous devions aussi prouver que nous avions été stérilisés par des lourdes interventions, ou avions subi d’autres opérations à caractère irréversible pour être respecté. Désormais, il n’y a plus d’obligations pour ces actes chirurgicaux, mais le juge reste le seul à décider du bien-fondé de la demande. En attendant, je reste légalement Madame. »

LES CLICHÉS DEMEURENT

« Dans le film Ace Ventura 2, plusieurs scènes me sont particulièrement douloureuses tant elles sont violemment transphobes. Par exemple, lorsque Jim Carrey embrasse une très belle femme qu’il découvre être trans : il apprend qu’elle portait autrefois un nom masculin, et brûle ses vêtements, pleure sous la douche, horrifié et furieux, comme s’il avait été piégé. Ça me fait penser à la notion de « trans panic », cette frénésie parfois meurtrière générée par la découverte de l’identité trans de quelqu’un. C’est une défense qui a été utilisée dans plusieurs procès aux États-Unis, pour justifier nombre d’agressions – un peu comme si la faute revenait à la personne trans et non pas à l’agresseur, « berné » et automatiquement « victime » de ce crime.

Beaucoup de choses que j’entends ou lis me font comprendre que nous ne sommes pas de « vrais » hommes ou femmes aux yeux de la société. On nous pose beaucoup de questions sur nos organes génitaux, parce qu’ils sont censés nous définir en tant qu’êtres humains. Je trouve ça terriblement violent et intrusif. Je ne me permettrai jamais de demander à quelqu’un ce qu’il y a entre ses jambes ! Je l’ai vécu dans les milieux gays, que je trouve souvent très phallocentrés. On m’a déjà demandé : « Tu as un pénis ? Parce que moi, je suis gay », sous-entendant qu’une éventuelle absence de pénis ne ferait pas de moi un homme. J’ai entendu des histoires d’hommes trans gay se faisant humilier par leurs partenaires qui les nommaient sciemment au féminin ; ou encore, des femmes cisgenres [cisgenre : quand le genre d’une personne est en adéquation avec son genre assigné à la naissance] lesbiennes dire qu’elles ne pourraient jamais coucher avec des femmes trans parce qu’elles se sentaient mal à l’aise à cause de leur sexe éventuel. Si l’on refuse de respecter l’identité d’une personne, d’autres questions qui n’ont pas lieu d’être se posent. »

LE GENRE COMME VOYAGE : IL N’Y A PAS UNE SEULE DESTINATION FINALE, MAIS D’INFINIES VARIATIONS ET DIFFÉRENCES

« Il n’y a pas de meilleure personne que soi-même pour savoir quand on est arrivé « à destination », s’il y en a une. On sait quand on est en adéquation avec son corps, sans être obligé de suivre une féminité ou une masculinité cisnormative. Il n’y a pas de mauvais corps pour vivre pleinement son identité de genre, et penser le contraire pérpetue une vision psychiatrique de nos vécus et nos ressentis, imposée par les normes en place.

Pourtant lorsqu’on est trans, on attend de nous que l’on corresponde à des critères particuliers, afin d’avoir un bon « passing » [passing : la capacité d’une personne à être considérée en un seul coup d’œil comme membre d’un autre groupe social que le sien, en l’occurrence comme mâle cisgenre]. Cela signifie que l’on passe pour cisgenre. C’est censé être un compliment, mais j’y vois de la transphobie : on devrait pouvoir être fièr.e.s. [grammaire inclusive de tous les genres] de notre identité sans avoir peur de se faire agresser. Il y a autant de gens trans que de différentes transidentités, et il faut accepter ça. Néanmoins, la pression à se conformer demeure très forte. En effet, beaucoup de personnes qui ne « passent » pas sont exclues. C’est un voyage personnel, mais il faut respecter celles et ceux qui souhaitent (ou non) embrasser ces codes normatifs. En ce qui me concerne, la performance au quotidien ne m’intéresse pas. Je n’aime pas les stéréotypes liés au genre masculin et je ne fais pas vraiment ce que l’on pourrait attendre de moi.

« Il n’y a pas de meilleure personne que soi-même pour savoir quand on est arrivé « à destination », s’il y en a une. On sait quand on est en adéquation avec son corps, sans être obligé de suivre une féminité ou une masculinité cisnormative. Il n’y a pas de mauvais corps pour vivre pleinement son identité de genre. »

Je ne me suis pas construit de masculinité « typique ». À ce niveau-là, la testostérone ne m’a pas changé, je suis juste moi et je déteste tout ce qu’il y a de toxique dans le fait d’être un homme – la virilité en fait partie. C’est peut-être pour ça qu’on me demande souvent si je suis gay. Le fait est que je ne suis pas le cliché de l’homme cisgenre et hétéro, alors je suis « forcément » homo pour certain.e.s.

En plus de ça, je n’ai pas l’intention de subir d’opérations. Mon corps n’est pas non plus ce que l’on attend d’un corps aux critères cis et masculins, et j’en suis très heureux, même fier. Cela changera peut-être, c’est difficile de se prononcer quand je remarque l’évolution traversée ces trois dernières années. On ne cesse jamais de changer, de façon visible ou invisible. »

LA FRONTIÈRE ENTRE L’INTIME ET LE POLITIQUE

« Pour moi, les frontières représentent plusieurs choses. C’est la fine ligne entre l’intime et le politique, à la fois impalpable et réelle. Le simple fait que je sois trans est un acte politique en soi, à la fois dans mon coming out et le fait que je défende qui je suis. Mon existence questionne les normes et codes établis. J’aime aussi l’idée de frontières dans le voyage. Elles m’ont permis de me rendre compte des étapes franchies dans la recherche, puis l’affirmation de mon identité trans.»

L’HOMME QUE J’AI TOUJOURS ÉTÉ, L’HOMME QUE JE DEVIENS

« J’ai connu le regard oppressant des hommes dans l’espace public, assez dominants pour pouvoir se permettre d’accoster et siffler une fille dans la rue. Je ne me permettrai jamais une telle agression. Ayant été minoré, je ne souhaite pas abuser de ces nouveaux privilèges : on m’écoute plus, on ne me coupe plus la parole, je n’ai plus peur de subir le harcèlement de rue ou dans les transports. J’ai gagné beaucoup de privilèges, qui sont utilisés la plupart du temps contre les femmes. Je suis féministe et souhaite être un bon allié. Dans ce sens, je ne prends pas mal le fait d’être parfois vu comme un oppresseur. Par exemple, lorsqu’il fait nuit et que je marche dans la rue derrière une femme, elle a tendance à accélérer. Je comprends ça, je sais ce qu’elle ressent du fait que de l’avoir vécu. Depuis qu’on me voit comme un homme, je me sens valorisé et en même temps redouté. Mes envies ont aussi changé : l’année dernière, j’ai découvert que j’étais bisexuel. Je me pensais hétéro mais j’ai désormais du désir pour des hommes. Je pense que c’est dû au fait que j’apprends enfin à me connaître et à voir les gens tels qu’ils sont, au-delà du genre. »

Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp

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