Comment l’architecture anticipe la crise environnementale ?

Article publié le 28 mars 2019

Texte : Sarah Diep.
Photo : Projection de « Lilypads », de l’architecte Vincent Callebaut.
Cet article est extrait de Antidote : Survival printemps-été 2019, photographié par Davit Giorgadze.

En prévision des risques liés au dérèglement climatique, de nombreux architectes et urbanistes proposent des habitats du futur centrés sur la notion d’adaptabilité. Entre utopies inspirantes et solutions concrètes, ils illustrent tous un même postulat : l’innovation naît souvent de la contrainte.

C’est un nénuphar de 500 000 mètres carrés, bordé de trois excroissances qui lui donnent l’air de gondoler. Une structure tout en dioxyde de titane et jardins suspendus. À l’intérieur, on vit sans émissions de carbone grâce à une combinaison d’énergies renouvelables, et la permaculture assure une autosuffisance alimentaire. Cette « écopolis flottante pour réfugiés climatiques » est l’une des visions de l’architecte belge Vincent Callebaut, figure de proue d’un urbanisme biomimétique. En réponse à la montée du niveau des océans, qui risque d’affecter 250 millions de personnes dans le monde, « Lilypad » se veut être un « nouveau prototype biotechnologique de résilience écologique voué au nomadisme et à l’écologie urbaine en mer ». Ces îles artificielles pourraient abriter près de 50 000 habitants chacune et suivre les courants.

La description du projet résonne comme un manifeste politique : « Il est primordial de passer dès aujourd’hui d’une stratégie de réaction dans l’urgence à une stratégie d’adaptation et d’anticipation durable. » En grattant le vernis de l’esthétique SF et des éléments de langage « écoresponsables », on décèle un questionnement légitime – et pertinent. Où vivrons-nous demain ? Sans tomber dans la mouvance alarmiste de la collapsologie, cette science de l’effondrement et de la fin du monde popularisée sur la scène médiatique en 2018, de nouvelles formes d’habitats et de modes de vie se mettent en place en prenant en compte un dérèglement climatique de plus en plus soutenu, une population mondiale estimée à 10 milliards d’humains à l’horizon 2050 et un individualisme de plus en plus prégnant, favorisant les inégalités.

Silicon Valley-sur-Mer

Plan d’un « Lilypad », Vincent Callebaut.

À Masdar City, un vent d’ultra-modernité souffle dans les ruelles étroites, entre les moucharabiehs pastels. Érigée en plein désert, à une vingtaine de kilomètres d’Abu Dhabi, l’écocité entend cocher toutes les cases de la ville verte modèle. Façon Silicon Valley des Émirats, Masdar – confiée au prestigieux cabinet de l’architecte britannique Norman Foster – mise sur une stratégie zéro déchet et un réseau de voiturettes électriques sans chauffeur. Le chantier pharaonique commencé il y a plus de douze ans (budget : 15 milliards d’euros) devait s’achever en 2016, il est repoussé à 2030. En attendant, les quelques milliers de primo-arrivants ne suffisent pas à lui épargner l’allure de ville-fantôme. Le salut viendra-t-il vraiment de ces créations ex nihilo destinées aux plus privilégiés en quête d’exil ? D’aucuns dénoncent déjà les contradictions du projet dans un pays autrement peu exemplaire en matière d’environnement. L’initiative pourrait néanmoins laisser espérer la possibilité d’aménagements urbains durables en terres arides, pour s’adapter notamment à la désertification des sols – un phénomène qui toucherait 23 hectares supplémentaires chaque minute dans le monde, selon l’ONU.

Fervent défenseur d’un « groundscape » (« paysage du sous-sol »), le célèbre créateur de la Bibliothèque nationale de France (BNF) Dominique Perrault préfère creuser. Littéralement. Afin de « prolonger nos bâtiments et créer un système racinaire. Parce que nos villes ne peuvent pas s’étendre à l’horizontale éternellement », développe-t-il. Dans le cadre du Grand Paris Express, il travaille sur la future gare de Villejuif, cylindre d’air de 50 mètres de profondeur et 70 de diamètre, s’enfonçant comme un puits de lumière jusqu’aux confins du métropolitain. Plus impressionnant encore, l’agence mexicaine Bunker Arquitectura a pensé un « Earthscraper », un gratte-ciel souterrain de 65 étages, sur le mode pyramide inversée du Louvre, plongeant dans les entrailles du centre-ville historique de Mexico. Une manière de gagner en qualité de vie à la surface sans obscurcir le ciel de la ville ni toucher à son patrimoine, permettant également de faire des économies de matériaux, et de garantir des espaces de vie résistants aux aléas climatiques. Soit un bunker d’un nouveau genre.

Plan d’urbanisme de Masdar City, aux Émirats arabes unis.

L’inquiétante intensification des catastrophes naturelles en incite d’autres à réinventer l’arche de Noé, et à rêver d’une survie de l’espèce loin de la terre ferme. Les néerlandais Waterstudio se sont ainsi spécialisés exclusivement dans les constructions sur l’eau – les Pays-Bas étant particulièrement concernés, près d’un quart du territoire se trouvant sous le niveau de la mer. Villas cubiques aux lignes épurées, salons immergés encadrés de grandes baies vitrées, îlots entiers juchés sur pilotis : voilà à quoi pourrait ressembler le paysage de demain. « 90% des plus grandes métropoles du monde se situent en littoral, souligne l’agence fondée par le charismatique Koen Olthuis. Nous devons repenser la façon dont nous habitons en incluant l’eau dans l’environnement urbain. » De l’autre côté du globe, le 13 janvier 2017, un protocole d’entente est même signé entre la Polynésie française et la fondation californienne The Seasteading Institute en vue de la création d’un ensemble d’îles artificielles autonomes. Alors que les archipels du Pacifique sont menacés d’être submergés, ces cités high-tech voudraient s’affirmer comme les symboles d’une « économie bleue » – un concept développé par l’entrepreneur belge Gunter Pauli (le pape du développement durable), qui consiste à n’utiliser que ce qui est disponible localement, ne générer que des plus-values et répondre aux besoins de la société en prenant en compte le bonheur et la santé. La Polynésie aurait finalement retiré son soutien officiel au projet, après des protestations des populations locales, craignant que des utopistes libertariens ne profitent de l’occasion pour conquérir la haute mer et se fabriquer un État avec ses propres lois.

éviter le déluge

Dès les années 1960, une mouvance « Technotopia » – décrite à l’époque par l’historienne Françoise Choay dans son antho­logie L’urbanisme, utopies et réalités – tente de placer le progrès au cœur de l’aménagement urbain et d’adapter la ville aux nouveaux besoins de nos sociétés. Il rassemble des précurseurs, dont l’architecte et sociologue Yona Friedman. Membre du Groupe International d’Architecture Prospective, l’auteur du très à-propos L’architecture de survie (1978) prône notamment un urbanisme « spatial » : une « superstructure », démontable, déplaçable et transformable à volonté par l’habitant, qui pourrait venir se positionner au-dessus des villes existantes afin de libérer de l’espace au sol. Dans un autre style, Paul Maymont envisage un « Paris sous Seine », constitué d’aménagements souterrains qui permettraient de délester les quais pour les rendre piétons. Il dessine également des villes verticales suspendues, d’autres climatisées dans le désert et même un projet d’habitat lunaire. Préoccupés par les problématiques du monde contemporain que l’on connaît encore, ces visionnaires d’après-guerre ont surtout à cœur d’insuffler une part de poésie dans les villes modernes, et leurs propositions semblent encore inspirer les utopies de notre jeune XXIe siècle. Des architectes-artistes comme l’argentin Tomás Saraceno, « carte blanche » de la saison dernière au Palais de Tokyo, projettent même un futur « aérocène », marqué par l’avènement de villes aériennes mobiles traversant les frontières aux seules forces du vent et des rayons de soleil, sans jamais recourir aux énergies fossiles.

« Il est primordial de passer dès aujourd’hui d’une stratégie de réaction dans l’urgence à une stratégie d’adaptation et d’anticipation durable. »

Finalement, investir les sous-sols, les mers ou l’atmosphère n’est-il pas une option inévitable au vu de l’état de la Terre sur laquelle nous vivons déjà ? « Nous avons besoin d’un plan B. D’ici 50 ans, je n’ai aucun doute que nous habiterons la Lune, et à la fin du siècle j’espère sincèrement que les humains seront en mesure de vivre sur Mars », allait jusqu’à prédire le feu physicien Stephen Hawking. Fantasme chimérique pour certains, il s’agit d’un horizon possible pour d’autres : soutenue par la détermination du directeur général de l’Agence spatiale européenne (ESA) Jan Wörner, l’ONG « Moon Village » a vu le jour en 2017, rassemblant industriels, universitaires et associations dans le but de créer sur la Lune une base permanente, travaillant d’ores et déjà avec Foster + Partners sur la possibilité d’habitations imprimées en 3D. Sans même parler des entreprises américaines comme Vivos, se spécialisant dans la fabrication de bunkers à destination des « survivalistes » les plus paranos, les stratégies invoquées prennent bien (trop) souvent la forme d’une fuite. Objectif : éviter le déluge à tout prix. Des imaginaires qui relèvent moins d’une lutte contre les changements climatiques que d’une accommodation résignée sur le ton de l’abandon.

Maison flottante conçue par le studio d’architecture Waterstudio.

Une architecture de l’existant

« On a pourri la terre donc maintenant on va envahir la mer ? Sur l’eau, sous l’eau ou dans l’espace, ce sont des environnements quand même moins hospitaliers », se rebiffe l’architecte Cyrille Hanappe. Les maquettes futuristes de villes surgies de nulle part ont beau être pleines de promesses, en attendant on se demande : que faire de toutes celles qui existent déjà ? « La ville la plus écologique, qui se réinvente, en plein développement actuellement, elle abrite déjà environ 2 milliards de personnes sur la planète : on appelle ça un “bidonville”. » Directeur pédagogique du diplôme de spécialisation « Architecture et risques majeurs » à l’École nationale supérieure d’architecture (ENSA) de Paris-Belleville, seule formation du genre en France, Cyrille Hanappe défend une vision urbaniste s’appuyant sur l’existant – et qui puisse parler au plus grand nombre, ceux qui n’auront pas les moyens de s’offrir le ticket pour la Lune. « Réfléchir à l’habitat de l’avenir, c’est se demander comment faire évoluer ces quartiers informels spontanés, les améliorer afin de diminuer les risques et que ça devienne des villes durables. » Il énumère ainsi des mesures « survival » beaucoup moins « start-up nation » que celles proposées par certains de ses confrères : se raccorder aux réseaux d’électricité et d’eau, aménager des couloirs de sécurité pour éviter la propagation en cas d’incendie, ou réhabiliter des savoir-faire traditionnels du type « puits provençal » (un système de climatisation rudimentaire, à partir d’un trou creusé dans le sol du logement, qui conserve une température constante de 17°C).

La contrainte pousse d’ailleurs à l’innovation : l’expérience révèle que c’est souvent lorsqu’on a le moins qu’on apprend finalement le mieux à survivre. Depuis 2006, le festival d’architecture expérimentale Bellastock cherche ainsi à bousculer les certitudes des étudiants en les plaçant quelques jours en conditions de « terrain ». Terre, fibres, paille, déchets, structures mobiles ou gonflables : chaque année, une nouvelle façon de bâtir est explorée par le biais d’un thème imposé. « Avec l’augmentation du nombre de réfugiés climatiques, économiques et politiques, les populations vont être de plus en plus amenées à bouger. Il va y avoir une explosion des projets d’architecture dite “d’urgence”, souligne Antoine Aubinais, le cofondateur de Bellastock. Une des idées du festival, c’est de faire un pas de côté, en testant ces approches alternatives qui vont s’imposer par la suite afin de répondre à ces enjeux. » Il manquerait peu de choses, d’après lui, deux ou trois techniques naturelles et simples, pour que les constructions les plus rudimentaires se parent de qualités environnementales accrues. Parce que dépendre de la « green tech », qui demande d’exploiter toujours plus de ressources, a ses défauts : « Il ne faut pas oublier le contexte d’ensemble : où puise-t-on nos matériaux ? Et que deviennent-ils après leur utilisation ? » En prévision de la destruction de nombreux bâtiments dans les années à venir, l’association Bellastock développe également une expertise autour du réemploi de matériaux dans le cadre de la « démontabilité » des ouvrages, afin d’en réinjecter les pièces dans de prochaines constructions – « une manière d’organiser une transition zéro déchet dans le BTP », l’un des secteurs les plus polluants au monde.

La Friche la Belle de Mai, à Marseille.

vernaculaire contemporain

Signe que le microcosme de l’architecture évolue peu à peu, le pavillon français de la dernière Biennale de Venise en 2018 a mis à l’honneur des projets d’urbanisme collaboratif, des friches urbaines réhabilitées ou encore des espaces d’agriculture urbaine (les Grands Voisins, la Ferme du Bonheur, la Friche la Belle de Mai, les Ateliers Médicis, entre autres) – en somme : des « lieux » plutôt que des bâtiments. « L’invention d’un vernaculaire contemporain fait d’enjeux mondiaux et de matériaux locaux », résume le collectif Encore Heureux, choisi pour représenter la France lors du prestigieux événement, dans une tribune publiée quelques mois plus tôt. Il y vante également l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dont le mode de vie rappelle ceux liés aux « tiny homes » et autres « earthships ».

Ces mini-maisons écologiques sur roulettes, ou faites uniquement de matériaux de récupération, n’ont jamais autant été à la mode. À rebours de la tendance technophile, une civilisation écologique s’affirme, plus attentive à vivre qu’à survivre. « Nous sommes tous sur le même bateau, rappelle l’urbaniste et théoricien de renom Thierry Paquot. Il est hors de question d’isoler un écoquartier ici ou une île paradisiaque là. Tout est à entreprendre simultanément, ici et maintenant. » Des habitats économes et faciles à entretenir, entourés de champs cultivés en bio-agriculture, formant des « villes-paysages » et des « chapelets de bourgs » : tel est le futur désirable que dessine le philosophe. « La survie n’est que la partie tragique de la vie, celle-ci nous étant confisquée par le capitalisme liquide qui enveloppe toute l’humanité dans ses certitudes technologisées. Survivre, c’est déjà mourir. Mais vivre ne suffit pas. Il nous faut exister, c’est-à-dire édifier notre demeure sur Terre en instaurant la culture de l’amitié de l’humain avec le vivant. »

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