Text : Ariel Kenig
Photo : Benjamin Lennox for Antidote Magazine Now Generation
Talent : Ava McAvay @ Women Management
Style : Natasha Royt @ Art & Commerce
Casting : Beth Dubin
Hair : Rolando Beauchamp @ The Wall Group
Make-up : Mathias Van Hooff
Sweat à capuche, Alexander Wang. Pantalon et jupe en cuir, Chanel. Chaussettes, Hue. Tennis noires, Adidas Originals.
Dimanche 1er avril 2046, bois de Boulogne. La Nasa avait vu juste : le ralentissement de l’activité solaire s’était traduit par une chute exceptionnelle des températures. Depuis 2030, la mode répondait tant bien que mal à ce refroidissement brutal que les scientifiques imaginaient durer entre 50 et 75 ans.
Après de longues tractations diplomatiques et commerciales, la Fédération Française de Haute Couture, le ministère des Modes et Travaux et les services du Quai d’Orsay avaient choisi la Fondation Gehry/H&M pour fêter un événement aux dimensions planétaires : la refonte du calendrier mondial des défilés et la signature d’un accord multilatéral entre stars, financiers et créateurs, prévoyant une série de mesures en faveur du réchauffement textile.
L’hémisphère Nord avait froid, ce dont l’industrie du luxe n’avait pris la mesure, repliée sur la déclinaison sans fin de codes produits et la défense de ses marques par une surenchère de campagnes. Chanel et Dior avaient vu leurs ventes lentement s’étioler sans vouloir tout à fait reconnaître le phénomène : les plus riches héritières de la première moitié du xxie siècle préféraient les combis intégrales North Face en kraft chauffant aux robes cocktails. Les sacs Vuitton, trop petits pour contenir un plaid de survie, n’offraient plus aucun avantage, sinon de passer pour un déguisement vaguement utile aux soirées de mauvais goût : enterrements de vies de jeunes filles et jour de l’an.
La mode avait changé de paradigme. Hier industrielle et distinctive, elle était aujourd’hui domestique et normcore. On ne comptait plus les talents de la génération A (pour Antarctique) déclinant les postes de designer pour conserver le caractère exclusivement home made de leurs créations. Arrière-petite-fille de mannequin cabine, l’attachée de presse de la Fondation Gehry/H&M, 35 ans, portait de soyeux bas à captation solaire qu’elle s’était fabriqués un soir de déprime, en rentrant du boulot :
– Ce qu’il faut comprendre, confia Laurence au journaliste du New York Times qui se faisait servir du vin chaud, c’est que H&M n’a jamais été une marque, mais un réseau : réseau de vendeurs, réseau de boutiques, réseau de créateurs… Souvenez-vous de nos premières collabs ! À l’époque, notre rival n’était pas Zara, mais Facebook ! affirma-t-elle avec conviction.
Son storytelling était si réformiste qu’il passait pour une histoire vraie. Le journaliste retint sa respiration, se remémora le papier qu’il avait écrit sur le rachat de la Fondation LVMH par H&M il y a trois ans, baissa les yeux et admit en son for intérieur que c’était vrai. Ce qui avait surpris tout le monde était d’une effrayante logique : H&M était le seul acteur capable de recréer un lien crédible entre le luxe et le peuple.
« Sacré bon angle ! », songea-t-il en examinant les collants de Laurence.
– J’ai toujours admiré la mode d’hier, affirma le journaliste que Laurence trouva tout à coup charmant.
Elle se rappela de son prénom, Yves, parmi le millier de noms qui figuraient sur le listing de la soirée. Yves comme Yves Saint-Laurent, pour qui son arrière-grand-mère avait travaillé. Grâce à Yves, de nouvelles idées sortiraient du New York Times et se propageraient comme une traînée de poudre en Occident.
Elle rêvait d’un retour aux grandes maisons, aux it-bags, aux égéries photoshoppées, à ce glamour à l’ancienne qui poussait L’Oréal à réserver tous les panneaux publicitaires de la Croisette. Et si la mode retrouvait de son aura capitaliste, de son autorité ? « À quand la réouverture de l’avenue Montaigne ? », se demandait-elle, fatiguée de courir les sites de mode collaborative, les ateliers d’impression 3D et les accessoiristes indépendants.
Au fond, elle n’aimait même plus H&M, dont les boutiques s’étaient reconverties en espaces de coworking vestimentaire. Quelque chose la dégoûtait dans l’idée que chacun fabrique ses vêtements 100 % recyclés. Ce qu’elle aimait, dans les années 10, qui avaient tant marqué son enfance, c’était cette facilité à se donner aux marques, à les aimer sur Instagram en se disant que cet amour durerait toute la vie. Laurence avait récemment signé une pétition pour le retour à la télévision des Kardashian.
– J’imagine que vous connaissez par cœur votre Loïc Prigent, dit encore Yves pour la séduire.
– Oh, Prigent ! soupira-t-elle comme on regrette un premier amour.
Elle avait lu sa biographie, elle avait vu tous ses films et possédait un exemplaire sur vélin de sa tweet-anthologie vendue à plus d’un million d’exemplaires. Laurence aurait voulu raconter sa rencontre avec lui au premier étage du Tati Barbès mais elle avait du boulot. Les VIP étaient priés de rejoindre l’auditorium dont on avait repeint les tableaux d’Ellsworth Kelly en noir.
Léa Seydoux semblait gênée d’apparaître aux côtés d’Olivier Rousteing. Bientôt centenaire, Thierry Mugler faisait une réapparition remarquée au bras de son nouveau mari Buck Angel, ex-star du porno transsexuel, tandis qu’Alexandre Mattiussi montrait les photos de son dernier défilé Desigual (dont il avait supervisé le virage minimal) à Maroussia Rebecq qui, loin de la fast fashion ayant abrégé le destin d’un certain vieux monde, ne produisait plus qu’une pièce par an. Son modèle économique reposait sur les enchères. Ebay la courtisait. Décroissance ne rimait pas toujours avec pauvreté.
Anna Wintour Junior, elle, souffrait, comme sa grand-mère, de problèmes de vue et ne quittait pas ses lunettes de soleil.
– Il était temps que l’industrie vous écoute, lui confia Laurence, qui était au courant de l’accord interprofessionnel qui serait bientôt dévoilé. Elle n’en croyait pas un mot mais cela faisait partie du job ; penser que la mode avait un avenir à réinventer.
– Je vous dois une révélation, répondit Anna, particulièrement connue pour faire tourner les tables. C’est Karl qui m’a tout dicté.
Préparé de longue date par Sébastien Meyer et Arnaud Vaillant, ex-designers de Coperni ayant successivement repris Courrèges, Lanvin, Hermès et La Redoute, l’hommage au créateur allemand prit la forme d’une reconstitution historique : on reconnaissait la famille Arnault, chez elle, fêtant l’anniversaire de Choupette, la célèbre chatte légataire de Lagerfeld. L’audience trouvait le spectacle conforme à ses goûts, autrement dit merveilleux.
Laurence chercha plusieurs fois Yves du regard pour partager avec lui ce tableau nostalgique et feutré. Simon Porte Jacquemus, venu avec son âne, en avait la larme à l’œil. Qu’il semblait loin, ce temps où la mode fabriquait des célébrités. Choupette souffla ses bougies, les applaudissements fusèrent et l’hologramme officiel de Karl Lagerfeld apparut :
– Nous avons perdu trop de temps, dit-il. La modulation du flux des rayons cosmiques par le vent solaire n’est pas une première dans l’Histoire de la Mode et de l’Humanité. Entre 1645 et 1715, notre civilisation a traversé un épisode comparable, connu sous le nom de « minimum de Maunder ». Nous aurions dû nous fier aux prévisions scientifiques mais, d’où je vous parle, l’heure n’est pas au regret. Nous devons réagir et cesser de ne produire que des vêtements visuellement consommables. Ainsi, suivant l’accord qui nous réunit, j’annonce officiellement l’engagement de notre secteur à supprimer les collections croisière, les déclinaisons couleur d’un même vêtement et les shootings en extérieur. La mode militera ouvertement contre l’hypothermie. La prochaine saison printemps-été s’appellera hiver-chaud ; l’automne-hiver s’appellera hiver-hiver.
Yves prit des notes sur son carnet, arracha une page et pria une hôtesse de passer le mot. Au premier rang, Laurence ouvrit le message et reconnut une citation de son auteur préféré. « Elle m’adore. Je crois qu’elle me confond avec quelqu’un de plus important. » Elle était amoureuse. Il savait lire dans ses pensées.