A la recherche de la Nouvelle Inès

Article publié le 19 novembre 2015

Photo : The Paris Issue viewed by Victor Demarchelier FW 2013-2014 – Texte : Alice Pfeiffer

Dans le contexte des évènements tragiques du 13 novembre, nous avons décidé de republier des textes de notre « Paris Issue » paru à l’automne 2013.

Rares sont les femmes qui  incarnent l’esprit de leur ville ?  La Londonienne n’existe pas, il y a des Anglaises, et il y a Londres. La Romaine ? Non plus :  elle est Italienne et habite Rome. La New-yorkaise pourrait prétendre, mais voilà… son modèle est la Parisienne. Mais de qui parle-t-on ?

« Elle est chic, elle veut du luxe, elle porte des bitch heels, mais tout paraît aller de soi, comme le rouge à lèvres rouge qu’elle porte tout naturellement. » Telle était la description que John Galliano faisait de la Parisienne lorsqu’il était à la tête de la maison Dior, au pic de sa gloire (pré-scandale, ça va sans dire). Description aguicheuse, très bankable mais qui paraît curieusement désuète, bien loin du quotidien des femmes qui peuplent la capitale aujourd’hui.

Inès forever.

Pourtant cette femme, on la connaît tous, de près ou de loin, en chair et en os, enfin plus souvent quand même sur papier glacé. Et si elle devait avoir un visage, ce serait celui d’Inès de La Fressange, qui s’est imposée, par un travail de longue haleine, comme son incarnation vivante. Née Inès Marie Lætitia Églantine Isabelle de Seignard de La Fressange, cette aristocrate vaguement bohème accède au rang d’égérie Chanel sacrée par Karl Lagerfeld dans les années 80, avant d’être élue Marianne officielle des mairies de France en 89.  La mode se trouve une ligne (la silhouette post-Kiraz d’Inès), et du même coup donne à la France son visage. Et c’est le début d’un long travail de personnification, comme une traversée du fantasme. Inès avait gagné la France, en était devenue un monument officiel, il ne lui restait plus qu’à conquérir Paris. Nuance : d’incarner Paris. Aujourd’hui, un livre sous le coude (nommé âptement La Parisienne – what did you expect ?), Inès de la Fressange a redéfini, modernisé, solidifié et rentabilisé l’archétype d’une image aux contours indéfinis : un coup Françoise Hardy, un coup Juliette Gréco, ou alors Anouk Aimé, Anna Karina selon les films… et même Édith Piaf, les bras tendus dans sa petite robe noire. Avec Inès, le mythe fonctionne à plein régime. Son livre, véritable guide do it yourself, raconte la construction de la Vraie Parisienne qui passe sa vie à de longues promenades dans les Tuileries, boit du café avec ses « copines » pendant des matinées interminables, sans parler des virées shopping avec les bonnes adresses qu’on se refile au détour des dîners en ville. Bref, la vie selon Inès serait libérée des contraintes et des normes sociales ; la preuve : elle s’habille comme ses filles (et peut-être le contraire), dit des gros mots, fume des Marlboro Light et tutoie tout Saint-Germain-des-Prés.

Ce mythe, il aura fallu plusieurs siècles pour le construire. Et c’est dès le 18e siècle que Paris, ville dominante culturellement dans un pays centralisé, donne le ton dans les domaines de la mode et de la culture, à travers notamment l’invention du libertinage. On voit émerger de nombreuses figures mondaines, des parisiennes indépendantes, instruites et séduisantes. Julie Récamier en serait sans doute le parangon, la première Parisienne identifiable comme telle : une jeune veuve enjouée, féministe qui s’ignore, et qui mène une vie active effrénée, reçoit dans son propre salon, se fait peindre le portrait par les artistes les plus en vue de la ville.
Cette femme-là existe encore, certes. Celle qui semble n’avoir ni âge ni mari porte une culture entremêlée de séduction et d’érotisme, le tout dans une légèreté libérée de toute crainte financière ­– et ce n’est pas du côté de la cambrure de Zahia qu’il faut chercher, imposée à grand renfort de marketing décomplexé. Non, on pensera à Carine Roitfeld, l’initiatrice d’un porno chic en Vogue ou encore à Virginie Mouzat, grande plume de la mode, aujourd’hui Vanity Fair, qui peut s’afficher nue dans le magazine Purple. Mais les choses changent… maintenant ! Et si ce modèle continue d’affoler le reste de la planète bien accrochée au cliché Belle de jour, les Parisiennes d’aujourd’hui se cherchent un modèle contemporain, plus en phase avec leur réalité. Les trentenaires, qui enchaînent les CDD et habitent dans des petits studios hors de prix, auraient du mal à s’identifier à une vie qui ferait l’économie de la crise, ne croirait plus à une existence rive gauche en mocassins beiges entre la grande épicerie du Bon Marché et le Café de Flore. Trop de bon chic, pas assez de bon genre.

Le changement… c’est maintenant.

La Parisienne se doit de posséder un pedigree qui la rattache intimement à Paris, derrière Charlotte Gainsbourg c’est toujours le fantôme de Serge qui revient en veste à rayures tennis Renoma et zizi Repetto

Mais alors, qui serait donc la nouvelle Parisienne ? Réponse politique avec Anne Hidalgo, qui se rêve en première mairesse de Paris, et explique au Women’s Wear Daily que si la Parisienne change, c’est parce que Paris se métamorphose : « Le Vélib’ a réinventé le rythme de vie urbaine, il a mis Paris en mouvement et a redynamisé le secteur du luxe. »

Réponse culturelle avec Géraldine Sarratia, responsable du style aux Inrocks : « La Parisenne fait partie de la génération Y. Elle n’est plus dupe et n’est plus prête, comme dans les années 90, à payer aveuglément pour du luxe. Elle veut que son style soit plus intimement connecté à son mode de vie, à son système de valeurs. Elle aime montrer sa capacité à déjouer le système. Pourquoi aller chez Margiela quand on peut aller chez Cos ? » On en conclut que, dans une ville dynamisée, fluidifiée et déghettoïsée, la Parisienne version 3.0 a pris en compte la culture hipster. D’autant que l’image même de Paris a changé de style. Et Géraldine Sarratia de préciser qu’après la mode, « c’est la culture alternative et le renouveau de la scène électronique, avec des groupes tels que Justice (ou le label Ed Banger) qui fait la renommée de Paris à l’étranger ».

Mais alors, à qui attribuer la palme de la vraie parisienne d’aujourd’hui ? Pourquoi pas Caroline de Maigret : comme Inès, elle a une particule, elle est grande, mince, jolie et, comme Inès ambassadrice Chanel. Oui mais elle ajoute un fantasme rock, plus rive droite, qui vit dans le 9e arrondissement et écume les petits rades de Pigalle. Son héritage dans le luxe, il existe dans les détails, quand elle choisit de mixer une veste Chanel avec des grosses baskets Adidas, ou sac Hermès et gros Perfecto. Pourquoi pas Lou Doillon, silhouette post-post-Kiraz et charisme pop folk éclatant ? Ou, et ça reste en famille, l’actrice Charlotte Gainsbourg, qui n’en finit plus de se déchaîner sexuellement chez Lars Von Trier. Car loin des filles Nouvelle vague de Godard qui font toujours rêver les Américains, ou d’une Amélie Poulain au comptoir en Technicolor pour Asiatiques, la Parisienne au bord du grunge parle aux Françaises en mal de street cred. Et si elle se rêve toujours en Saint Laurent, c’est moins en smoking brushing Deneuve qu’en version chemise à carreaux Slimane.

« Les Françaises aujourd’hui sont un peu grunge, ne s’apprêtent pas, elles ont des vieilles Dr. Martens aux pieds, elles ne se brossent pas les cheveux, leurs ongles ne sont pas peints. Et parfois, au milieu de tout ça, on aperçoit le cachemire de la grand-mère, » explique Simon Porte, fondateur de la marque Jacquemus, petit label qui fait mouche pour ses castings sauvages et défilés avec des it-girls parisiennes. Pour Leah Chernikoff, rédactrice pour l’édition américaine du magazine Elle, « la Française, aujourd’hui continue d’avoir une confiance éternelle en elle-même et en sa ville, mais elle fait renaître le milieu de la mode par son soutien aux petites enseignes, avec lesquelles elle s’identifie davantage. »

Ainsi, des labels comme Isabel Marant, succès en France et à New York, s’écartent du modèle luxe éternel : peu d’histoire, prix bas, c’est la preuve d’une France capable de donner une success story à une femme d’un milieu moyen, et d’offrir un chic décalé à un prix abordable.

Et si la Parisienne était un homme.

Pour autant, la Parisienne reste ce mythe qui nourrit l’industrie du luxe à travers le monde. Parce que chaque pays trouve précisément celle qui lui convient, qui correspond à ses codes culturels. L’Amérique tombe sous le charme de la Môme Marion Cotillard pour ses qualités de girl next door à la française – alors même que la France a du mal à oublier qu’elle a commencé comme minette dans Taxi ? Bingo, Dior rattrape la tendance et en fait son égérie.

En Asie, Sophie Marceau, qui capitalise toujours l’effet Boom, fascinerait pour la forme de ses yeux qui lui donnerait un air presque eurasien – alors même que la France déplore sa filmographie pantouflarde ?  Chaumet passe outre les cinéphiles et la propulse visage de la marque en direction de son public chinois.

« La Parisienne » devient dès lors, pour chaque pays, un concept vendeur, une sorte de mise en abyme de ses codes, normes, fantasmes déguisés en packages exotiques. La pièce Comment devenir une mère juive en 10 leçons assurait qu’on n’a ni besoin d’être une mère ni d’être juive pour être une mère juive. Idem, on n’a peut être au final, comme le suggère le réalisateur Loïc Prigent, ni besoin d’être une femme, ni de Paris pour être une Parisienne : « La Parisienne parfaite, c’est Jean Touitou. » That’s so French !

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