Les nouveaux slashers : pourquoi l’idée d’une vocation unique est une invention

Article publié le 18 octobre 2017

Photo : Ren Hang pour Magazine Antidote : Freedom
Texte : Alice Pfeiffer

Si les études poussent au choix et au développement d’une seule profession, une génération d’artistes aux multiples casquettes refuse cet idéal monolithique aux marqueurs de succès traditionnels.

« Jack of all trades, master of none », dit le dicton anglais ancien, qui signifie « touche-à-tout mais jamais expert », soutenant l’idée préconçue et dénigrante qu’une personne accumulant les activités les fasse de façon amatrice.

Et pourtant, le climat actuel de mode prouve le contraire. Demna Gvasalia, à la tête du collectif Vetements et directeur artistique de Balenciaga dévoile la collection qu’il a photographié lui-même et dont les clichés ont fait l’objet d’une exposition-défilé de son propre label. « Je ne cherche pas à m’établir comme photographe, j’essaye juste de retranscrire une vision personnelle difficilement communicable » dit-il à ce sujet à la presse. Olivier Rousteing, à la tête de Balmain, révèle cet été la première campagne de la maison qu’il a shootée par ses propres soins pour la première fois. Cette vision pluridisciplinaire chez les créateurs s’étend sur un vaste nombre de domaines. Rick Owens dessine avec Michèle Lamy des meubles qu’il expose dans des musées à travers le monde. Gosha Rubchinskyi, lui, publie des livres d’art et réalise des courts-métrages expérimentaux. Et Tom Ford n’hésite pas à signer des longs-métrages applaudis par la critique en plus de son travail de designer.

Photos : Saint Laurent, campagne automne-hiver 2013, par Hedi Slimane. Balmain, campagne automne-hiver 2017, par Olivier Rousteing.

Avant eux, dès le début des années 2000, Hedi Slimane s’occupait de A à Z de la vision de Dior Homme puis Saint Laurent, autant dans le design des pièces que les castings, la direction artistique des boutiques et des défilés, et de tous les visuels promotionnels. Sa vision ne s’arrête pas au secteur de la mode : il occupe une résidence au centre d’art du Kunst Werke, où il produit des œuvres qui seront exposées au Moma et à PS1 ; il rédige des essais sur l’underground berlinois, est commissaire d’exposition invité chez Almine Rech, collabore autour de la création graphique de divers magazines d’art.

Le point commun entre toutes ces personnalités ? Une vision transversale qui ne tient pas dans une unique case nette, mais se traduit dans une flopée d’expressions et champs créatifs. L’essence même du slasher, donc, qui est aujourd’hui en train de regagner ses lettres de noblesses. Et qui remet en question l’idée préconçue de destinée professionnelle à voie unique.

Le slasher : carrière passionnée ou indécise ?

Le terme est particulièrement utilisé pour décrire la carrière de Milan Vukmirovic dès le milieu des années 1990 : directeur du design chez Gucci puis de la création chez Jil Sander, il officie également en tant que photographe, rédacteur en chef et directeur artistique de L’Officiel Hommes, co-fondateur de Colette à Paris en 1997, The Webster à Miami en 2009, la marque Dinh Van, le label de design Domeau&Pérès – et bien plus encore. Pourtant le terme se dilue dans les années 2000. Il est associé à des mannequins et DJ à leurs heures perdues, des blogueurs, des stars de téléréalité, et autres figures essayant de capitaliser autour de leur nom, un processus qui est souvent lu – et parfois à tort – comme une marque d’échec du premier choix de carrière battant de l’aile.

Aujourd’hui, une nouvelle génération défie les stéréotypes, et marche plutôt dans les pas des carrières multiples et parallèles de Karl Lagerfeld, le premier et plus grand slasher de l’histoire de la mode. En plus de la direction créative de toutes les collections et lignes Chanel – qu’il assure depuis 1983—, de leurs campagnes qu’il photographie lui-même, de Fendi dont il assure également la création ainsi que celle de sa marque éponyme, il croque lui-même les invitations à ses défilés, publie de nombreux livres, et assure une rubrique de caricature, la Karlikatur”, dans le mensuel allemand, Frankfurter Allgemeine.

« Je hais les amateurs. Je hais tous ceux qui ne se comportent pas en professionnels. Il y a suffisamment de personnes qui font leur travail de façon décente pour que ceux qui n’y parviennent pas, ne prétendent pas être bons. »

Et ça ne s’arrête pas là : passionné par l’édition, il possède également sa propre librairie ; il apparaît dans divers films, prête sa voix à des films d’animations, des chansons et jeux vidéos et fait du design d’intérieur. En 2016, il annonce qu’il se lance également dans l’architecture, et co-signe la conception de plusieurs espaces résidentiels en Amérique. Cette omnipotence créative lui vaut même le surnom du Kaiser (« empereur » en allemand, ndlr). « Je hais les amateurs. Je hais tous ceux qui ne se comportent pas en professionnels. Il y a suffisamment de personnes qui font leur travail de façon décente pour que ceux qui n’y parviennent pas, ne prétendent pas être bons. » confie-t-il au hors série dédié aux slashers nouvelle génération, Polymaths and Multitaskers (ou « Esprits universels et polyvalents »), où il se défend son professionnalisme et la qualité égale de son œuvre dans toutes ses branches, dont aucune n’est un hobbie secondaire.

Le mythe d’un destin unique

C’est au 17ème siècle que l’auteur anglais Geoffrey Minshull invente l’expression « Jack of all trades », qui sera par la suite récupérée par la pensée néo-libérale. Dans une culture fondée autour du mythe du « From rags to riches » (de la pauvreté à la richesse) ou l’idée d’un succès fondé autour d’une bonne idée règne, la nécessité d’un travail ardu, précis, dédié, concentré est maître. Nait alors la glorification de l’hyperspécialisation et son enrobage idéologique, le « true calling » ou l’idée de vocation unique, d’un métier devenu une destinée quasi-biblique. Moïse, Néo, Mark Zuckerberg. Et qui sous-entend, au passage, qu’un apprentissage en profondeur est préférable, et donc supérieur à tout savoir autodidacte. Pourtant ces nouveaux slashers, eux, s’ancrent plutôt dans la figure de l’homme de la Renaissance, un idéal de l’individu instruit dans toutes les sciences et les champs créatifs. Léonard de Vinci représente historiquement ce personnage : le peintre était également un scientifique, un ingénieur, un botaniste, un philosophe, un poète, un écrivain, un musicien, et même un organisateur de spectacle. Contrairement à une logique d’accumulation capitaliste, cette vision voit le talent comme une forme d’harmonie transversale entre les sensibilités, les arts, les savoirs, et plus vastement la beauté.

On peut également penser à Umberto Eco, philosophe majeur qui mène en parallèle une carrière de romancier avec des succès comme Le Nom de la Rose, et œuvre également en tant que traducteur, critique littéraire et pédagogue. David Lynch est réalisateur mais aussi peintre, musicien et acteur. Et Brian Eno, lui, est un des plus grands slashers de l’histoire contemporaines : figure pionnière de la musique électronique, il fonde les groupes Roxy Music et The Talking Heads, collabore de près avec David Bowie et produit nombre de ses albums – tout en développant pléthore de projets parallèles dans des champs à priori éloignés. En plus d’un travail d’art contemporain expérimental, il développe des installations thérapeutiques dans des hôpitaux, conceptualise et ouvre des lieux de méditations, collabore avec Microsoft autour de nombreux logiciels, et plus tard avec Apple autour d’applications. Et signe également une chronique dans le journal anglais The Observer. « L’émotion crée la réalité, la réalité exige l’action » dit-il.

Comme l’a étudié la philosophe et physicienne Karen Barad, on peut relier cette pensée à une conceptualisation du temps chez l’humain : de nombreuses cultures, notamment plusieurs philosophes de la Grèce Antique, percevaient la vie comme quelque chose chose de cyclique, un recommencement invitant chaque humain à célébrer sa propre multiplicité. Pourtant, la société industrielle a contribué à la visualiser de façon linéaire, avec un début et une fin, une unique montée et descente – et la profession comme une seule échelle d’ambition à escalader, plutôt que d’écouter une diversité créative et non dictée par une logique bankable, au cœur de chaque individu.

Slashers : une prise de pouvoir sur un monde du travail démultiplié

Aujourd’hui, avec un monde du travail chamboulé, des secteurs en pleine mutation et des professions réinventées – et des équipes réduites— la polyvalence est au cœur de chaque rôle. Un rédacteur en chef va souvent encadrer la direction artistique autant que la réalité commerciale du journal ; un entrepreneur doit développer une sensibilité marketing, artistique, financière. Autrement dit, la culture start-up impose une versatilité loin de la spécialisation inculquée par l’ère industrielle.

Et si ces slashers actuels sont particulièrement présents dans la mode, cela pourrait être en réaction directe à la globalisation de l’industrie du luxe. Pour Dana Thomas, auteure de Gods and Kings, un livre qui suit la chute de John Galliano et d’Alexander McQueen, l’accélération du secteur a poussé les créateurs à des professions démultipliées aliénantes : « Aujourd’hui, le plus grand traumatisme des créateurs classiques est que leur quotidien est tout sauf ce à quoi on les avait préparés : un travail de représentation, d’ambassadeur de la marque, de management, de communication, loin du monde du stylisme et de la culture d’atelier» dit-elle.

Photos : Charles Jeffrey Loverboy printemps-été 2018, Off-White printemps-été 2018, Gareth Pugh automne-hiver 2017

En réaction à un rôle décuplé et souvent bipolaire, cette génération célèbre donc une diversification choisie, personnelle, plutôt qu’imposée par le rythme actuel de leur profession. Virgil Abloh, lorsqu’il ne s’occupe pas sa ligne Off-White, dessine des meubles, crée des pochettes d’album pour des rappeurs comme Lil’ Uzi Vert, et signe des installations en collaborations avec l’artiste Jenny Holzer. La photographe Coco Capitan, elle, double sa carrière d’une pratique d’artiste et travaille de près avec Gucci et Alessandro Michele pour qui elle signe une collaboration de rentrée imprimée de ses mots manuscrits.

Le créateur Charles Jeffrey se fait connaître non seulement pour des soirées parallèles en passe de devenir iconiques à Londres (comme le faisait autre fois Gareth Pugh travaillant de près avec les nuits nu-rave BoomBox), les Loverboy – du nom de sa marque – , et poursuit une carrière de plasticien. Les fondateurs du label Etudes Studio dirigent une maison d’édition et de conseil, voyant toutes leurs activités comme « une expérience globale de la culture visuelle » et percevant leur pratique hybride comme une fluidité naturelle et cohérente. Tous célèbrent ainsi la première raison de créer : la matérialisation d’un regard sur le monde, sous toutes ses formes.

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