Les théories du complot comblent-elles un manque religieux ?

Article publié le 6 décembre 2017

Photo : Yann Weber pour Magazine Antidote : FANTASY hiver 2017.
Texte : Nicolas Monier pour Magazine Antidote : FANTASY hiver 2017.

On pensait les rumeurs complotistes reléguées au ban de l’Histoire. Pourtant, face à un monde en tumulte, ces contre-narrations permettent de fédérer les masses, d’apporter une forme de catharsis moderne et de restaurer le potentiel surréaliste de notre société.

Beyoncé est morte. C’est un clone qui la remplace sur scène. Justin Bieber serait en fait un reptilien Illuminati. Barack Obama, le nouvel Antéchrist. En France, le candidat à la présidentielle François Asselineau soutient que le Front national est financé par la CIA et que le terrorisme islamiste est une pure fabrication américaine.

Bien évidemment les hommes n’ont jamais marché sur la lune tandis que les attentats du Bataclan auraient été ourdis par les services secrets israéliens. Et, le plus sérieusement du monde, certains complotistes affirment aujourd’hui que la NASA kidnappe des enfants pour les envoyer, comme esclaves sexuels, sur une colonie martienne. Ce n’est que la pointe de l’iceberg.

Jay-Z est accusé par des complotistes de faire partie des Illuminati à cause de ce geste qu’il effectue régulièrement, en référence au logo de son label Roc Nation en forme de diamant.

Si certaines de ces thèses peuvent tenir lieu de canular, il ne faut pas négliger pour autant leur impact sur notre société contemporaine. Quels fantasmes se dissimulent derrière toutes ces théories du complot auxquels nous prêtons une oreille plus ou moins attentive ? Les abaisser à de simples psychoses paranoïaques serait vain et réducteur. Ce serait aussi nier la part de mythe dont le monde s’est toujours nourri. À l’heure où nous écrivons, des centaines ont vu le jour, si bien qu’il est impossible de les recenser toutes ici. Certaines prennent corps, d’autres ne dépassent pas le cercle de quelques initiés. Mais les réseaux sociaux leur offrent néanmoins une viralité et un écho jamais vus auparavant. Si rien de tout cela n’est vrai, l’impact est pourtant probant sur la croyance que cela génère chez les Français. Dans une étude parue en 2015 et réalisée par l’Ifop, seulement 56 % des personnes interrogées se déclaraient certaines que les attentats du 11 septembre 2001 avaient été planifiés par l’organisation terroriste Al-Qaïda, 21 % estimaient que des zones d’ombre subsistaient, 19 % n’avaient pas d’avis sur la question tandis que 4 % étaient certaines que ces attentats relevaient d’une manipulation des services secrets américains. En 2016, une autre étude de l’institut Odoxa confirmait encore cette tendance. En effet, 66 % des Français interrogés considéraient que l’on nous avait caché des choses sur les attentats du 11 septembre 2001, alors que 45 % de nos concitoyens étaient convaincus qu’on ne connaissait pas vraiment les responsables de ces attentats.

Les théories du complot apportent un faux sentiment de contrôle

Pour Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch, l’observatoire du conspirationnisme, la réécriture complotiste d’un événement s’inscrit plus largement dans ce qu’il nomme « une structure d’accueil », c’est-à-dire une vision du monde fondée sur des préjugés séculaires. On peut typiquement penser au cas du bouc émissaire juif – qui demeure une des plus anciennes théories de complot occidentales. «La naissance du complot juif contre la société chrétienne voit le jour en Aquitaine en 1321. Juifs et lépreux sont alors accusés d’empoisonner les fontaines et les puits. À l’hiver 1321, cette accusation valut aux lépreux d’être massacrés avec l’aval de Philippe V le Long, roi de France », explique Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS et auteur de L’Imaginaire du complot mondial.

« En identifiant les prétendus responsables ou les boucs émissaires, l’homme se donne un semblant de possible contrôle sur les événements d’un monde chaotique. »

Aux dernières élections présidentielles, certains complotistes issus de la mouvance d’extrême droite relayaient l’idée que la banque Rothschild était à l’œuvre et tirait les ficelles d’une marionnette nommée Emmanuel Macron. « Cela fait écho à un vieux mythe lié à un siècle et demi de propagande antisémite. Et tant pis si cette banque d’affaires ne représente quasiment rien aujourd’hui dans le monde de la finance comparé à des établissements comme BNP Paribas, la Société Générale ou HSBC. Le conspirationnisme n’a pas ces scrupules. L’important, ici, c’est de flatter un préjugé bien implanté dans notre inconscient collectif sur les Juifs et l’argent », analyse Rudy Reichstadt. À la mort de Simone Veil, on a vu également ressurgir les théories antisémites et complotistes les plus mortifères. La légalisation de l’avortement de 1975 ne serait qu’un prélude au « grand remplacement» théorisé par l’écrivain Renaud Camus et qui a vu le jour sous la plume de l’essayiste Bat Ye’or : cette théorie soutient que cette loi n’était votée que pour faciliter la mise en place d’Eurabia, un plan concocté par les élites mondiales et destiné à encourager l’immigration arabo-musulmane en Europe et ainsi l’islamisation de l’Occident. Le fantasme du Juif, incarnation des forces de l’argent et responsable des principaux maux du monde, a la vie dure. Quel que soit le bouc émissaire, ce dernier est censé cristalliser et incarner la malveillance de l’ennemi unique. « En identifiant les prétendus responsables ou les boucs émissaires, l’homme se donne un semblant de possible contrôle sur les événements d’un monde chaotique », note Raphaël Josset, sociologue et auteur de Complosphère, l’esprit conspirationniste à l’ère des réseaux.

Bien qu’elle ait sorti un nouvel album l’an dernier, certains complotistes croient dur comme fer que Beyoncé est décédée, appuyant leur discours sur des photos comparatives avant/après.

« La fin des croyances et la mutation des institutions historiques (l’Église, les partis, les syndicats, le travail, la famille, l’État-nation, etc. ) a ôté tous les cadres socio-culturels structurants véritablement efficaces. Ces structures anciennes jouaient un rôle d’ordre symbolique, capables d’intégrer et de sublimer, par des rites et des mythes, les éléments non-rationnels de la psyché humaine – tels que le sacré, la spiritualité, l’émotion religieuse, dont on ne peut, en réalité, se passer durablement », explique Raphaël Josset. Il faut pouvoir donner du sens à nouveau face à des événements particulièrement traumatiques et sidérants. Comment ne pas, face aux avions s’écrasant sur les Twin Towers, tenter de trouver une explication plus officieuse que la version officielle. Pour Rudy Reichstadt : «Une théorie du complot est d’autant plus efficace qu’elle met en relation des données éparses et présente des coïncidences qui peuvent être tout à fait fortuites, comme la marque d’un plan caché. Elle réduit la part de hasard qui existe dans tout événement, ce qui fait écho à notre tendance naturelle à sous-estimer le poids de l’accidentel lorsqu’un événement inattendu survient et produit sur nous un effet de sidération. »

Une vision manichéenne

Tous les spécialistes se l’accordent : les théories du complot donnent à voir un monde dualiste, binaire et manichéen. Le mal doit pouvoir être rapidement identifié. « Ce qui rend le récit alternatif proposé plus facilement mémorisable. L’enchaînement complexe des causes et des effets est alors balayé au profit d’une interprétation monocausale du réel », note Rudy Reichstadt. En juillet 2016, aux États-Unis, l’assassinat du politicien Seth Rich, tout juste embauché par le parti démocrate avant les élections présidentielles, donna lieu à un déluge d’ interprétations complotistes. Seth Rich était présenté tour à tour comme lanceur d’alerte pour WikiLeaks, partisan de Bernie Sanders ou enfin appelé à témoigner au FBI contre Hillary Clinton. Rien de tout cela n’était vrai. En dépit des démentis de sa famille, les théories complotistes foisonnèrent. Seth Rich aurait simplement été abattu de deux balles dans le dos alors qu’il était au téléphone avec sa petite amie.

« Pour comprendre la persistance des croyances complotistes, il faut supposer qu’elles répondent à une demande de sens et de cohérence. Il est difficile de dissiper des illusions lorsqu’elles fonctionnent comme des nourritures psychiques. »

L’enquête, toujours en cours, s’oriente vers un crime crapuleux qui aurait mal tourné. Derrière tout cela, en filigrane, le fantasme d’une explication à tout, d’une omniscience et d’une toute-puissance que permet la théorie de complot, sorte de contre-religion au pouvoir tout aussi fédérateur. « Pour comprendre la persistance des croyances complotistes, il faut supposer qu’elles répondent à une demande de sens et de cohérence. Il est difficile de dissiper des illusions lorsqu’elles fonctionnent comme des nourritures psychiques », poursuit Pierre-André Taguieff.

President Donald J. Trump and UN Secretary-General Antonio Guterres at the United Nations. #USAatUNGA #UNGA #USA

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Selon Donald Trump, il n’y a pas de réchauffement climatique, et la Chine aurait inventé ce concept pour tenter de mettre à mal l’économie américaine.

Si la théorie du complot est ancienne et solidement installée, nos sociétés modernes lui ont donné les moyens de se propager. Les données produites sur Internet, en quelques années, ont dépassé toutes celles qui ont été véhiculées depuis l’invention de l’imprimerie. « C’est une révolution de la connaissance inédite. Qui va de pair avec une plus grande visibilité et une plus grande circulation des croyances complotistes, auparavant cantonnées à des sphères assez marginales », note Rudy Reichstadt. Ainsi la théorie selon laquelle, tout comme Beyoncé, la chanteuse canadienne Avril Lavigne serait morte et remplacée par un clone revient régulièrement et massivement, via des fils de discussion, sur Twitter. La maison de disque, ayant à cœur de faire fructifier l’héritage musical de la chanteuse, aurait donc embauché son sosie officiel, Melissa Vandella, pour la remplacer.

À l’occasion des dernières élections présidentielles américaines, Donald Trump avait laissé sous-entendre comme, avant lui, les médias russes pro-Poutine, que Google faisait campagne pour Hillary Clinton en censurant, sur son moteur de recherche, des mots clés péjoratifs pour la candidate démocrate : Google lui-même fantasmé comme force obscure, incarnation du Mal. « Le pouvoir sans cesse grandissant de l’ingénierie logicielle, le formidable développement de la puissance des technologies et de l’image numérique ne peut que renforcer le sentiment d’incertitude quant à la véracité de ce qui est quotidiennement donné à voir », explique Raphaël Josset. Et de poursuivre : « L’opacité du fonctionnement extrêmement complexe des technologies informatiques, avec leurs multiples couches d’abstraction, leurs algorithmes, leurs protocoles et leur langage-machine au code de programmation compréhensible par les seuls initiés, autorise le développement d’un sentiment de suspicion quant à la possibilité du piratage, du contrôle et de la surveillance invisible des machines. »

Le sentiment de supériorité des complotistes

Au XXe siècle, de nouvelles maladies telles que la paranoïa ou la schizophrénie ont vu le jour. Des maladies typiques de « l’anomique modernité » (qui désigne un état de confusion et de perte de repères dans la société, ndlr) selon les termes de Raphaël Josset. Au même moment, l’explosion techno-scientifique de la révolution industrielle engendrait de rapides bouleversements sociétaux. La sociologie, l’anthropologie, la psychiatrie et la psychanalyse ont été créées ainsi et ont depuis prospéré. D’où ce constat comme une évidence dans la pensée de Raphaël Josset : «L’individu-sujet moderne ne se porte visiblement pas très bien. Dispersé, diffus, diffracté dans les mailles du réseau. »

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12 millions d’Américains pensent que les reptiliens dominent leur pays, et ils sont nombreux à penser que Justin Bieber en est un.

Ce bouleversement du monde contemporain déstabilise et transforme parfois le spectateur passif en acteur de la théorie du complot. Ainsi, en décembre dernier, Edgar Welch, 28 ans, inspiré par les théories conspirationnistes des médias ultraconservateurs américains, a tiré au fusil d’assaut dans une pizzeria. Il était intimement convaincu que le restaurant situé dans un arrondissement chic de Washington abritait un réseau pédophile impliquant des députés démocrates. L’affaire, plus connue aux États-Unis sous le nom de Pizzagate, illustre bien cette notion de passage à l’acte et cette perte de repère dans une société fantasmée. Pour le psychiatre Serge Tisseron, cela reflète chez l’individu un besoin de démultiplication de possibilités face à un parcours apparemment tout tracé : « La théorie du complot satisfait donc pleinement les personnalités qui ne peuvent pas accepter l’idée que plusieurs points de vue soient valables sur une même chose. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le défaut d’empathie dans sa forme complète, qui implique la capacité à se mettre émotionnellement à la place de l’autre.»

« La théorie du complot crée chez chacun de nous le sentiment que notre adhésion était attendue, faisant de nous le membre supplémentaire et actif d’une communauté d’autant plus puissante qu’elle est invisible. »

Et ce dernier d’ajouter : « Le prosélytisme donne alors un sens à une vie qui jusque-là n’en avait pas et ceux qui sont dans la plus grande solitude affective sont évidemment les premiers tentés. » Un prosélytisme d’autant plus tentant qu’il produit une satisfaction cognitive mêlée à un plaisir narcissique. Celui de se sentir initié, de faire partie d’une poignée de « happy few» qui savent être plus clairvoyants que les autres et donc investis d’une mission particulière : celle de recruter des adeptes pour les convaincre, comme dans la trilogie Matrix, de prendre la pilule rouge, seule capable de vous faire regarder derrière le miroir. «La théorie du complot crée chez chacun de nous le sentiment que notre adhésion était attendue, faisant de nous le membre supplémentaire et actif d’une communauté d’autant plus puissante qu’elle est invisible », note Serge Tisseron. Avec le prosélytisme, le plaisir pris à diffuser une information exprimant une forme de transgression opposée au discours médiatique normé – et donc mensonger.

On le voit, certains instincts primaires se réveillent au contact des grandes incertitudes du monde moderne : phobies, menaces terroristes, mondialisation, chômage. Les progrès scientifiques et technologiques n’ont pas réussi à endiguer certaines croyances plus obscures, porteuses d’angoisses existentielles.
Le besoin de fantastique est un besoin inhérent à l’humain, seul capable de redonner du sens à l’existence. Cette « résurrection violente du mythe », selon les mots de Guy Debord dans La Société du spectacle, prend tout son sens dans nos périodes troublées. Raphaël Josset s’interroge : « Pourquoi après la mort de Dieu, l’homme du nihilisme accompli n’adhérerait pas à l’existence de puissants réseaux sous-jacents ? Ce faisant, l’individu se rassure en injectant du sens à l’Histoire et, par conséquent, à sa propre existence. »

Cet article est extrait de Magazine Antidote : Fantasy hiver 2017-2018 photographié par Yann Weber.

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