Comment l’architecture se réinvente grâce à la nature

Article publié le 15 mai 2018

Photo : L’intérieur du Guggenheim, par Frank Lloyd Wright.
Texte : Maxime Retailleau

De nombreux architectes modernes et contemporains parmi les plus renommés ont puisé leur inspiration au sein du monde végétal, repensant formes et fonctionnalités au profit d’une symbiose harmonieuse entre nature et civilisation.

Le Japonais Kengo Kuma donnera l’apparence « d’une colline » à la future station de métro Saint-Denis Pleyel – où quatre lignes devraient se croiser d’ici 2023 –, en la surplombant d’arbres et de verdure aux allures de jardins suspendus. Il souhaite aussi qu’elle soit éclairée par une lumière naturelle, qui plongera depuis un toit en verre jusqu’au niveau moins 3 (les étages étant décloisonnés), situé à 27 mètres de profondeur. Quant à la façade, elle sera recouverte de poutres en chêne, réaffirmant son goût pour les matières naturelles. « Mon travail est une réflexion contre l’évolution des villes : avec le béton, les villes du XXe siècle ont été trop éloignées de la nature », expliquait-t-il lors d’un passage à Paris pour présenter son projet. Une remarque faisant écho à la déception unanime à l’égard des politiques de reconstruction d’après-guerre, la nécessaire rapidité d’édification des grands ensembles HLM en béton ayant pris le pas sur la qualité de vie à moyen terme de ses résidents.

Plan de l’immeuble « Mille Arbres » par Sou Fujimoto.

Retenant les leçons du passé, les instigateurs du projet du Grand Paris font la part belle aux projets architecturaux visant à réconcilier urbanité et nature, comme l’immeuble-pont « Mille arbres » dessiné par Sou Fujimoto, qui enjambera le périphérique entre la porte Maillot et les Ternes. Érigé en symbole de la capitale de demain, il accueillera immeubles d’habitation, bureaux et autre restaurants, surplombés d’un toit où sera plantée une petite forêt composée d’environ un millier d’arbres. Prévu pour 2022, le projet est estimé à plus d’un demi-milliard d’euros, s’il n’est pas remis en question suite à l’envolée des coûts du Grand Paris – visant à permettre à la capitale française de rester compétitive d’un point de vue économique face aux autres métropoles internationales.

BÂTIR SUR UNE CASCADE : UN MANIFESTE

Au tournant du XXème siècle, la nature est déjà l’un des thèmes fétiches du mouvement Arts and Crafts puis de l’Art Nouveau, dont les entrées de bouches de métro signées Hector Guimard constituent la manifestation la plus visible à Paris. Elles ont été inspirées par divers végétaux : ginkgos bilobas, ombelles, berces du Caucase et autres nymphéas.

Représentant le plus célèbre du modernisme catalan – la branche espagnole de l’Art Nouveau –, Gaudí puise à son tour dans la faune et le flore pour ses constructions baroques, et notamment La Sagrada Familia, son chef-d’œuvre inachevé. Des sculptures représentant des tortues y supportent les bases de certaines colonnes, des coupes de fruit géantes ornent les toits, et l’architecte a empli la salle de prière de piliers ramifiés visant à lui conférer une apparence sylvestre.

La Maison sur la Cascade, par Frank Lloyd Wright.

De l’autre côté de l’Atlantique, Frank Lloyd Wright prolonge ensuite ce mouvement en défendant l’idée d’une « architecture organique » qui, sans nécessairement reproduire les formes de la nature, cherche à fondre ses constructions dans leur environnement – en s’inspirant notamment des styles maya et japonais. Il débute dans les années 1980 comme apprenti de Luis Sullivan, le leader de l’École de Chicago : un mouvement mettant l’accent sur le rationalisme utilitaire, à grands renforts de matériaux modernes tels l’acier, le ciment et le fer forgé, qui mène à l’invention des premiers gratte-ciels et engage une course à la verticalité. Si Wright apprend alors les rudiments du métier, c’est pour mieux concrétiser ensuite sa propre sa vision, nourrie par ses lectures de Whitman, Thoreau ou encore Emerson, dont les écrits exaltent le rêve d’une vie libre au contact de la nature. Il s’installe alors dans la périphérie d’Oak Park, où il invente le style « Prairie », en rupture avec les conventions de l’époque marquée par l’essor du Style International (un courant qui produit des bâtiments lisses, réguliers, et transposables à la chaîne). Il abandonne alors la symétrie au profit de multiples variations de toits, permettant aux maisons qu’il bâtit de mieux se fondre dans le paysage.

« Les formes inspirées par la végétation ne sont pas recherchées seulement pour leurs qualités esthétiques : elles servent d’ersatz à la nature, dont la proximité même factice semble nécessaire à l’homo urbanus, comme en témoignent les innombrables jardins, balcons fleuris, et autres parcs artificiels fleurissant les villes. »

Il pousse ensuite son idéal de symbiose à l’extrême avec sa célèbre « Maison sur la Cascade », dessinée en 1935 pour un riche homme d’affaires dans la campagne de Pennsylvanie. Libre de la construire où il le souhaite sur un vaste terrain en bordure forestière de la rivière de Bear Run, il choisit de l’ériger au-dessus d’un torrent, la revêtant de parois en pierre qui font écho aux rochers situés en contrepoint et l’intègrent à son site naturel.

UNE RÉCONCILIATION NÉCESSAIRE

Ne se limitant pas à l’architecture, la volonté de réconcilier villes et nature traverse chacune des dimensions liées à la vie urbaine, jusqu’au design intérieur. Les pièces de Ross Lovegrove, exposé l’an dernier au Centre Pompidou, peuvent ainsi toutes se résumer en trois lettres : « DNA » (« ADN » en français), pour « Design, Nature, Art ».

À l’aide d’imprimantes 3D et de technologies de pointe, il conçoit des objets à l’allure futuriste dont les courbes rappellent certaines réactions naturelles, notamment reproduites avec la technique dite « fat-free », qui consiste à retirer la matière là où elle n’est pas nécessaire. « C’est un petit peu compliqué à comprendre, prévient-il. Le meilleur exemple est la Supernatural Chair (dont le dossier présente de multiple trous, ndlr). Imaginez que vous versez de l’eau sur une forme de chaise : le liquide ne va pas aller partout, des filets vont se dessiner et il va y avoir des trous. C’est exactement ce que l’on essaye de reproduire. Je supprime toute la matière dont on peut se passer comme la nature elle-même le fait. Je cherche les formes organiques, car elles sont synonymes de chaleur et d’amour. »

Lampe Andromeda par Ross Lovegrove (2010).

Les formes inspirées par la végétation ne sont pas recherchées seulement pour leurs qualités esthétiques : elles servent d’ersatz à la nature, dont la proximité même factice semble nécessaire à l’homo urbanus, comme en témoignent les innombrables jardins, balcons fleuris, et autres parcs artificiels fleurissant les villes. La civilisation, après s’être efforcée de marquer sa séparation d’avec la nature et sa dimension sauvage, à grands renforts de bâtiments à angles droits voire de plans d’urbanisme en lignes droites quadrillées, comme c’est souvent le cas aux États-Unis, cherche à se réconcilier avec elle depuis l’avènement de la modernité.

En filigrane, ce rapprochement semble trahir une certaine angoisse à l’égard d’une rationalité froide, utilitaire et aseptisée, alliée à des avancées technologiques toujours plus poussées. Une crainte manifestée de manière exacerbée à maintes reprises dans la littérature et au cinéma, du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley à Blade Runner, où la végétation est complètement absente d’une ville à la technologie futuriste, où règnent inégalités économiques et insalubrité ; comme un marqueur irréversible de la perte du sens commun.

DES ARCHITECTES-PHILOSOPHES

De nombreux architectes ont eux aussi tenté de conceptualiser la ville du futur, sous des dehors plus optimistes : notamment le mouvement métaboliste japonais dans les années 1950 à 1970, et son leader Kisho Kurokawa. La Capsule Tower est son bâtiment phare, ordonné autour de « cellules de base » filant la métaphore biologiste : des pièces de dix mètres carrés comprenant un lit, une fenêtre ronde et une minuscule salle de bain, transformées en atelier artistique ou en bureau par certains propriétaires. La tour de dix étages a été construite autour d’un pilier central, de manière à ce que chacun des modules puisse être indépendamment retiré et remplacé. Kurokawa prévoyait ainsi un roulement tous les 25 ans (qui n’a jamais été effectué) dans l’objectif de rendre le bâtiment durable en lui permettant de se régénérer, en totale opposition avec la politique rationaliste de la tabula rasa.

La Capsule Tower au Japon, par Kisho Kurokawa.

L’architecte, dont les dessins s’inscrivent dans le prolongement de la pensée philosophique, développée à travers différents ouvrages et manifestes, appliquait aussi sa vision métaboliste à l’urbanisme. « La ville du futur devra ressembler à un conglomérat de petites villes, avec des centres, comme les noyaux de la cellule », a-t-il ainsi affirmé.

Tadao Ando, lauréat du prix Pritzker 1995 (la plus haute récompense en architecture), lui aussi philosophe et auteur de plusieurs essais, soutient également que « l’architecture est un être vivant, un être mouvant. La lumière peut y entrer par dessus ou par dessous, elle peut être directe ou reflétée, poursuit-t-il. La lumière donne du mouvement à l’architecture, lui insuffle la vie ». Visant à abolir les frontières entre intérieur et extérieur, il laisse pénétrer le vent, les rayons de soleil et l’eau au sein des bâtiments qu’il a dessinés, auxquels les murs lisses en béton brut confèrent un aspect épuré. À l’intérieur de son Église de la Lumière d’Ibaraki, une croix a ainsi été découpée dans le mur en béton situé à l’extrémité de l’édifice, et s’éclaire naturellement lorsque le soleil lui fait face.

L’Église de la lumière par Tadao Ando à Osaka, au Japon (1998).

Le béton, symbole de modernité souvent associé à l’esthétique brutaliste, se retrouve ainsi harmonieusement associé à la nature, tout comme à l’intérieur du Guggenheim, sous une autre forme, où Frank Lloyd Wright rend hommage à la fluidité de ce matériau à travers une longue rampe en spirale qui aurait été inspirée par la coquille d’un Nautilidae. À quand un prix Pritzker décerné, symboliquement, à la nature et son œuvre infinie ?

Cet article est extrait de Antidote : Earth été 2018 photographié par Patrick Weldé.

Cet article est extrait de Antidote : Earth été 2018 photographié par Patrick Weldé.

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