Pourquoi l’esthétique butch fait son grand retour ?

Article publié le 29 novembre 2018

Photo : Christine and The Queens dans le clip de « 5 dollars ».
Texte : Olivia Sorrel-Dejerine.

Longtemps cataloguée comme une lesbienne à l’allure masculine, la femme butch se libère enfin des clichés et se réapproprie avec intelligence les codes de la masculinité pour proposer une nouvelle version du féminin.

Apparu aux États-Unis dans les années 40, le mot butch, abréviation de « butcher » (boucher en anglais), désigne les lesbiennes masculines. Longtemps rejetée par la société hétéronormative, cette figure semble aujourd’hui dépasser son acception queer afin de s’ériger comme un nouveau modèle de représentation féminine plus large : celui d’une femme revendiquant avec fierté une allure virile en dehors des codes sociétaux et vestimentaires établis.

Début août, l’actrice lesbienne Lena Waithe, remarquée dans la série Master of none de Netflix, a encensé le potentiel libérateur de l’esthétique butch après être apparue sans make-up, en costard et surtout avec la tête rasée, sur le tapis rouge d’un gala organisé par la Hollywood Foreign Press Association (HFPA). « Je me suis lesbonifiée les gars ! », a-t-elle déclaré au micro d’un journaliste de Variety qui l’interrogeait sur sa nouvelle silhouette. « La coupe de cheveux, j’y réfléchissais depuis un moment et je pense – si je suis sincère – que je m’accrochais à une part de féminité pour que le monde soit à l’aise avec ce que je suis, ajoute-t-elle. Pendant longtemps, j’ai pensé que si je me coupais les cheveux je serais une stud (une « camionneuse », dans le jargon des lesbiennes afro-américaines, ndlr), ou une butch. D’un coup, je me suis dit qu’il fallait que je déconstruise cela (…). Quand je l’ai fait, je me suis sentie si libre, si heureuse ; je me suis vraiment retrouvée ». Une détermination qui lui a permis de se retrouver en couverture du numéro d’octobre de Variety, dans le cadre du projet « Power of Woman » lancé par le magazine de cinéma.

Photo : Lena Waithe en couverture du magazine Variety.

UNE VAGUE D’AFFIRMATION

Avant que Lena Waithe ne prenne part à cette revendication, une poignée de militantes et activistes telles que Lea DeLaria (humoriste, chanteuse et comédienne dans la série Orange Is The New Black) ou encore JD Samson (productrice, performeuse, et membre du groupe féministe Le Tigre) ont commencé à offrir une visibilité plus large à la figure de la butch dans l’espace public.

En incarnant Big Boo dans OITNB, Lea DeLaria fait partie des rares actrices lesbiennes à avoir réussi à imposer à la télévision le personnage d’une butch dépeinte de manière positive dans une série grand public. « À la télévision, les butchs sont souvent montrées comme étant stupides et malpolies. Elles conduisent des camions et s’expriment mal, analyse Iris Brey, spécialiste de la représentation du genre au cinéma et dans les séries, dans son essai Sex and the series : sexualités féminines, une révolution télévisuelle (éd. Libellus, 2018). Ici, le personnage de Big Boo marque un tournant dans la représentation des butchs à la télé car Lea DeLaria n’a cessé d’en donner une image positive. Big Boo est la “biggest baddest butchest dyke”, littéralement “la plus grosse, la plus dure à cuir, la plus butch des lesbiennes, et c’est aussi la femme la plus intelligente de la prison. »

« J’adopte à fond ma butchness autant que j’adopte à fond le fait de bouffer des chattes »

Une big step à la TV qui s’inscrit dans le prolongement d’un long activisme à travers des chansons, des shows de stand-up et des interviews dans lesquels Lea DeLaria se revendiquait fièrement comme telle : « J’adopte à fond ma butchness autant que j’adopte à fond le fait de bouffer des chattes » déclarait-elle lors d’une interview promo en 2016 avec son ton trash et direct légendaire dont Hannah Gadsby se réclame.

Photo : Big Boo jouée par Lea DeLaria dans la série Orange Is The New Black.

Un peu plus tôt cette année, cette humoriste butch américaine a marqué les esprits avec Nanette, son one woman-show d’un nouveau genre, diffusé sur Netflix, dans lequel elle livre un véritable plaidoyer pour la reconnaissance de la femme butch et contre le sexisme qui lui est accolé. « J’adore qu’on me prenne pour un homme. Mais je ne voudrais pas être un mec blanc hétéro, même si on me payait !… Bien que le salaire serait sensiblement meilleur… », lance-t-elle sarcastique pendant son spectacle.

Si les butchs s’affirment désormais sans détour et sans honte dans les médias, c’est parce qu’il était temps de déconstruire les injonctions liées à ce qu’on attend du féminin dans notre société. Comme l’analyse l’universitaire américain Jack Halberstam (spécialiste des études de genre) dans son ouvrage Female Masculinity (éd. Duke University Press, 1998) : « une femme qui adopte les attributs masculins provoque une vraie anxiété dans notre culture. Les femmes n’ont pas le droit de revendiquer leur côté masculin. À partir du moment où elles le font, par exemple à l’adolescence, la société demande aux garçons manqués de revenir dans le droit chemin quand l’âge d’enfanter est atteint. » Pourtant, ce constat établi il y a vingt ans, est sur le point de changer.

REDÉFINIR LE FÉMININ

À Londres, la militante Tabitha Benjamin (surnommée « Tabs ») a récemment lancé les soirées Butch Please pour lutter contre les stéréotypes et discriminations qui visent les lesbiennes butchs, et tenter de mettre un terme à l’acception courante selon laquelle butch = masculinité. « Être butch n’a rien à voir avec le fait d’être masculine. Ça a à voir au contraire avec le fait d’être très féminine et de s’identifier en tant que femme (…), confie-t-elle dans un récent entretien à Pink News. Beaucoup de gens me demandent : “Pourquoi tu veux ressembler à un homme ?”. Et j’ai vraiment envie de leur répondre : “Pourquoi est-ce si difficile pour vous de me voir comme une femme ?” ».

« Beaucoup de gens me demandent : “Pourquoi tu veux ressembler à un homme ?”. Et j’ai vraiment envie de leur répondre : “Pourquoi est-ce si difficile pour vous de me voir comme une femme ?” »

Finalement la butch est là pour montrer qu’il y a bien différents types de femmes, et que le spectre de l’esthétique féminine est bien plus large que ce qu’on pourrait croire, et ce peu importe l’identité sexuelle de la personne concernée. Clairement, on peut aussi être butch sans être lesbienne. C’est ce que défend d’ailleurs Christine and the Queens. Avec son nouvel album Chris sorti en septembre dernier, la chanteuse est apparue métamorphosée : cheveux courts, visage sans maquillage, et le plus souvent vêtue d’un débardeur laissant apparaître des épaules et bras musclés. Dans une interview parue dans notre numéro Excess, elle nous confiait d’ailleurs : « La femme puis­sante, la femme un peu phallique, qui réussit, qui est la patronne, c’était tétanisant pour les hommes hétérosexuels que je rencontrais. Je trouvais ça très bizarre, j’avais le sentiment que j’étais censée avoir honte de ma puissance ; mais je me suis dit qu’au lieu d’en avoir honte, j’allais en faire quelque chose de performatif. »

Résultat, dans l’un de ses derniers clips « 5 dollars », Christine alias Chris prend les traits d’une femme butch qui, sous son costume trois pièces, cache un harnais de femme dominatrice. Une allure qui rappelle celle adoptée par la chanteuse française Owlle pour l’édition chinoise de Marie Claire en juillet dernier, où le costard et les gants en cuir composent une silhouette qui transpire le pouvoir et la testostérone ; idem chez Lady Gaga qui à l’occasion de la promo de A star is Born a troqué les robes longues de soirée pour un costume oversize en déclarant : « J’ai décidé aujourd’hui que je voulais reprendre le pouvoir. Aujourd’hui, je porte le pantalon. »

Les défilés des collections prêt-à-porter printemps-été 2019 confirment également le grand retour du power-dressing. Que ce soit chez Maison Margiela, Haider Ackermann, Givenchy, Miu Miu ou Acne Studios, la figure de la femme butch à l’allure badass a été aperçue un peu partout, arborant le plus souvent un costume aux lignes strictes et prononcées, plus particulièrement encore chez Louis Vuitton qui a fait défilé des mannequins trans et androgynes comme Krow et Jessica Espinosa aux silhouettes troublant la frontière des genres. Cette tendance phare d’une femme aux commandes née dans les 80’s, réinterprétée à l’ère du mouvement #metoo et de la libération de la parole des femmes, prend aujourd’hui une toute autre dimension : « Dans une période de trouble social, les normes culturelles telles que les dresscodes associés aux genres peuvent être challengés, explique la journaliste Rose Mary Roche dans un article publié en août sur le site de The Independent. Avec les troubles mondiaux actuels et les philosophies politiques polarisantes, ce n’est pas surprenant que le pantalon soit à nouveau devenu un statement vestimentaire pour les femmes. » 

Photos de gauche à droite : Louis Vuitton printemps-été 2019, Acne Studios printemps-été 2019, Maison Margiela printemps-été 2019, Haider Ackermann printemps-été 2019.

UN MOYEN D’EMPOWERMENT

Dans une société marquée par les attributs du genre, adopter des codes établis comme masculins évoque indéniablement une volonté de récupération du pouvoir, voire la création d’un contre-pouvoir féminin. Le compte Instagram @Butchcamp se plaît à rappeler que nombre de figures féminines puissantes et emblématiques de l’histoire ont flirté avec l’esthétique butch. À travers un travail de récupération d’images d’archives, le compte recense des artistes plasticiennes, des personnages de séries, de films, de dessins animés, mais aussi des femmes astronautes, policières etc. – pour montrer que les butchs ont toujours existé. Car, comme le rappelle Iris Brey, la pop culture a souvent caché ou mis de côté les représentations de personnages lesbiens, d’autant plus lorsqu’elles sont trop masculines.

« Dans leur majorité, les lesbiennes de séries sont hyperféminisées, portant robes, cheveux longs et talons. Ces femmes répondent à la catégorie “fem” ou “lipstick lesbian”, comme le personnage d’Emma dans la série Vida. La lesbienne fem est plus facilement représentée sur les écrans, car elle reprend les codes de la séduction correspondant à une société “hétéronormée”. Sur les 100 séries que j’ai étudiées pour mon livre, il n’y en a que trois avec de vraies personnages de lesbiennes butch et ce sont des rôles secondaires ! »

Heureusement, la figure de la femme butch libérée est en train de s’imposer un peu partout en s’affranchissant des injonctions d’apparence liées au sexe féminin. Au cinéma, dans le récent blockbuster Mortal Engines, produit par Peter Jackson, la rockeuse Jihae incarne le personnage de la chef rebelle Anna Fang – coupe à la garçonne, lunettes noires et allure androgyne -, et impose le respect. Tandis que dans En eaux troubles (sorti en août), l’icône lesbienne Ruby Rose endossait le rôle de l’ingénieure Jaxx Herd avec un look clairement androgyne – tatouée, musclée, en marcel.

« Il y a un besoin grandissant de ces représentations pour montrer qu’il y a différentes manières d’être homme, d’être femme, et que la féminité et la masculinité ne sont pas des concepts fixes »

Mais c’est surtout dans des projets de télé-réalité (reflet le plus actuel de notre société s’il en est) que la butch incarne le mieux ce sentiment d’empowerment et de libération des normes. Diffusée sur la chaîne Youtube du site américain IntoMore.com, l’émission The Butch Off fait participer des femmes queer à différents challenges pour prouver qu’une butch peut être à la fois forte et sensible, confiante mais vulnérable, etc. « Nous sommes dans un double mouvement, dans un moment de crise de la masculinité dans lequel il y a d’une part encore plus de violence pour les personnes qui déstabilisent la norme telles que les lesbiennes et les lesbiennes butch, et en même temps il y a un besoin grandissant de ces représentations pour montrer qu’il y a différentes manières d’être homme, d’être femme, et que la féminité et la masculinité ne sont pas des concepts fixes », conclut Iris Brey.

Un concept plus que partagé par une campagne de crowdfunding actuellement en cours outre-Atlantique pour financer le pendant butch de l’émission à succès Queer Eye de Netflix. Contrairement au programme actuel qui fait intervenir des coachs de vie gays pour « améliorer » la vie de garçons hétéros (look, beauté, déco, cuisine…), le but de Butch Pal for the Straight Gal (« une pote Butch pour la fille hétéro » en VF) serait de réduire les attentes de la société envers les femmes en général : « Beaucoup de femmes hétéros dépensent déjà beaucoup d’argent dans les fringues, le maquillage, le coiffeur… Notre boulot, c’est de réduire un peu tout ça. Nous voulons qu’elles ressentent leur individualité plutôt que de remplir un certain cahier des charges stéréotypé pour être aimées et se sentir belles », expliquent Ally Johnson et Rob Schow, les femmes à l’initiative du projet. On n’a qu’une chose à leur dire : Preach, gals !

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