Pourquoi les drag-queens sont-elles toujours plus nombreuses en France ?

Article publié le 14 mai 2019

Texte : Manon Michel.
15/05/2019

La culture drag semble connaître une véritable explosion en France, à en voir le nombre de soirées dédiées et de nouvelles queens. Les raisons ? La diffusion de RuPaul’s Drag Race sur Netflix – mythique émission de téléréalité –, ou encore la gain de visibilité qu’offrent les réseaux sociaux. Entre autres…

« Bonsoir à tous, à toutes, et aux autres » clame Mamita ce dimanche 24 mars. Ce soir, les Petites Gouttes – bar situé dans le XVIIIème arrondissement parisien – est bondé. La foule, bien qu’impatiente, est sagement assise au sol face à la scène en bois. Tous sont réunis pour une seule et même raison : la sixième édition du Dragathon, élection annuelle des drag-queens.

Organisé depuis 2014, le Dragathon attire chaque année davantage de participantes et de public. Si la première édition ne comptait qu’une poignée de drag, cette dernière en dénombrait quarante. Le but ? Offrir de la visibilité aux nouvelles venues et élire la meilleure. Pour se faire, cinq critères : l’émotion, le travail, l’énergie, l’originalité et le charisme, respectivement évalués sur une note d’un à cinq par un jury. Cette année, il était notamment composé de Veronika Von Lear – gagnante de la seconde édition -, Big Bertha, James Majesty ou encore Virile.

Face au nombre de soirées parisiennes dédiées – des Jeudi Barré de Cookie Kunty à la Tech Noire en passant par le bingo de Minima Gesté -, la scène drag semble avoir trouvé son public. Minima Gesté, participante du Dragathon en 2016 et 2018, décrypte : « L’explosion est phénoménale. Quand j’ai débuté dans le drag il y a trois ans et demi, bien que la nouvelle scène commençait à s’agrandir, nous comptions encore les dernières arrivées sur les doigts d’une main. Désormais, il est impossible de toutes les connaître. » Un propos appuyé par Calypso Overkill, gagnante de la première édition : « On grandit chaque année de façon exponentielle, c’est hallucinant ! Au-delà du Dragathon, il y a de plus en plus de shows drag à Paris. Avant, on était juste embauchés à faire du « gogo » sur scène. Maintenant, si on le veut vraiment, on peut créer son propre show. » Au terme de renouveau, Veronika Von Lear préfère quant à elle celui de « regain de visibilité », second boom depuis celui du début des années 90 et du Palace, célèbre boîte de nuit des années 80.

« RuPaul’s Drag Race a redonné le goût du drag en France »

Si la culture drag est aujourd’hui si bien représentée, l’émission de téléréalité RuPaul’s Drag Race, lancée en 2007, y est pour quelque chose. D’autant plus depuis sa diffusion récente sur Netflix. Selon Veronika Von Lear, « RuPaul’s Drag Race a redonné le goût du drag en France. » Elle poursuit : « Nous ne sommes pas tous d’accord et accros à l’émission, mais on ne peut pas nier que ça a poussé beaucoup de personnes à se lancer. » Babouchka Babouche, finaliste du Dragathon 2019, avoue quant à elle avoir commencé sa carrière grâce à l’émission, « plus ou moins comme toutes les drag actuellement à Paris. »

Néanmoins, si le succès du programme est un facteur indéniable de démocratisation du drag, Poulette Zhava-Kiki – dans le milieu depuis plus de vingt ans – nuance : s’il y a bien sûr une influence, Drag Race contribuant à starifier les queens, l’esprit reste fondamentalement différent entre le milieu américain et français. Clémence Trü, qui débutait à Lyon il y a huit ans avant de rejoindre la capitale, résume : si le programme est un catalyseur et a été une étincelle pour beaucoup, c’est aussi ce qui donne envie aux gens de s’en éloigner et de se démarquer.

« Internet, facteur de politisation du drag »

De manière encore plus flagrante que RuPaul’s Drag Race, les réseaux sociaux ont participé à « l’épanouissement de la scène drag. » Un propos relaté par Clémence Trü et appuyé par Babouchka Babouche : « Que ce soit via Facebook, Twitter ou Instagram, c’est un moyen de développer nos personnages et de s’exprimer. » Poulette Zhava-Kiki rajoute : « On peut désormais accéder à tout un tas d’informations type tutos make-up sur Youtube, on peut s’acheter des produits et des costumes sur Amazon… La révolution est plus large qu’avec Ru Paul. Il y a dix ans, on téléchargeait déjà les épisodes de Drag Race en torrent. »

Selon Clémence Trü, Internet participerait à la politisation de la scène : « Le drag dans sa dimension politique a énormément évolué grâce à Internet. C’est un art vivant qui a besoin des interactions sociales. Les réseaux sociaux ont démultiplié cela. Là où le drag était naturellement transgressif, on observe aujourd’hui davantage de messages militants dans les performances. » Mais attention aux effets pervers que relève Babouchka Babouche : « À force de passer notre temps sur les réseaux sociaux, on en arrive presque à une compétition. Or, le drag, comme toute pratique artistique, nécessite de prendre le temps de réfléchir à ce qu’on fait. » En bousculant les codes, le web a d’ailleurs modifié la logique traditionnelle de la transmission entre drag-mother – une drag-queen plus expérimentée – et drag-daughter. De nombreuses queens, issues de la génération Youtube, avancent en solo. À l’instar de Babouchka Babouche, qui a volontairement choisi de ne pas avoir de drag-mother mais plutôt de créer « son propre personnage et univers. »

Un public de plus en plus diversifié

Une diversité d’univers qui contribue à la mixité du public. Exemple : le soir du Dragathon, la foule se composait autant de groupes d’amis que de couples, hétérosexuels comme homosexuels, jeunes comme plus âgés. Un phénomène constaté par Veronika Von Lear : « Le public est beaucoup plus varié qu’avant. On voit de plus en plus de personnes non initiées à la culture drag s’y intéresser, venir à nos soirées et nous soutenir. De plus en plus d’hétérosexuels, principalement des femmes de tout âge, viennent s’amuser avec nous. » Minima Gesté confirme : « Avant, les gens voyaient des drag et se disaient : « qu’est-ce que c’est ? ». Maintenant le premier truc qui se passe quand on va dans des bars ou des soirées un peu plus hétéros, c’est qu’on nous compare aux queens de RuPaul. Même Glamour fait plein de tutos make-up drag, qui touchent un public non queer. »

« Le public est beaucoup plus varié qu’avant. On voit de plus en plus de personnes non initiées à la culture drag s’y intéresser, venir à nos soirées et nous soutenir. »

Clémence Trü, quant à elle, différencie les soirées drag des soirées avec drag : « Dans les soirées avec drag le public est très mélangé, on peut avoir une part importante d’hétéros, et ce n’est pas du tout la même ambiance que dans les soirées drag faites par des drag, où il y a un public d’aficionados. »

En route vers une dépolitisation ?

Si cette visibilité est majoritairement positive, elle met néanmoins au jour certaines craintes. Pour Minima Gesté, pas de doutes : « Dès que la culture drag va devenir mainstream, elle va se dépolitiser. C’est déjà arrivé aux États-Unis. Une édition de RuPaul version UK est prévue, et il y a une énorme levée de bouclier de la part des queens anglaises, qui ont la particularité d’être très politisées. Il y a une visibilité accrue, mais qui reste finalement en surface. On passe du « pourquoi tu fais du drag » à « tu marches trop bien en talons » ». Poulette Zhava-Kiki, est plus optimiste : « Je trouverai dommage que ça devienne un show de miss France. Malgré tout, être drag reste un acte suffisamment transgressif en soit pour qu’il y ait un contenu politique. La question est de savoir si ce contenu doit être immédiatement visible. Car on peut aussi imaginer une performance avec un positionnement politique véhiculé de façon subtile. » Il poursuit : « J’aime que ça bouscule les idées préconçues qu’on peut avoir sur le genre, la masculinité. Qu’un show-drag soit un lieu safe pour les personnes queer, où l’on est libre d’exprimer ses revendications. »

Derrière la diversité des soirées, des looks et des performances, se pose la question de la codification. Le débat fait rage et montre des points de vue radicalement opposés. Pour Veronika Von Lear, l’émission de Ru Paul aurait contribué à codifier les queens : « Beaucoup recréent les looks et make up des queens, ce qui n’est pas le but du drag. Notre personnage doit dévoiler une personnalité bien distincte et non recopier ce qui est déjà fait. » Un propos partagé par Minima Gesté : « On a beau dire qu’il n’y a pas de règles dans le drag – car oui en soit il n’y en a pas – le milieu reste assez codifié dans la réalité. Si une drag-queen arrive sans faux-cils ou à plat, c’est étrange. On aimerait bien qu’il n’y ait aucune règle, mais on se force inconsciemment à créer des attentes implicites. » Pour Calypso Overkill, le milieu serait en revanche dénué de toute codification. Selon elle, chacun est libre de faire ce qu’il veut. Preuve en est : on lui demande souvent si les femmes sont libres de faire du drag. Sa réponse : « Je dis oui. » Clémence Trü va plus loin : tout l’intérêt du drag serait de contredire les normes et d’éviter certaines règles qui peuvent être sournoises. Comme le fait de chercher à tout prix une féminité en réalité archaïque et « markettée ». Elle conclut : « Avec Ru Paul, nous en sommes malheureusement arrivées à une grammaire du drag. »

Au-delà de la scène parisienne, la culture drag se retrouve également dans de nombreuses villes en région : Grenoble, Bordeaux, Lille, Lyon, Nantes, Toulouse, Pau… Des scènes à suivre de près selon Clémence Trü : « On a beaucoup à apprendre de ces scènes qui bourgeonnent et qui en sont à leurs débuts. Ce bouillonnement est très intéressant car ces nouvelles queens ont tendance à faire fi des codes et à moins se restreindre. Elles apparaissent plus matures et portent des combats dont on n’entendait même pas parler à l’époque. » Depuis deux ans, la scène française participe d’ailleurs au Superball d’Amsterdam, l’un des événements les plus importants du drag européen. Le Dragathon, fort de son succès, proposera désormais chaque dimanche l’événement « Thank Gode, it’s DimancheDrag », où tout un chacun est invité à participer. En parallèle, les drag-kings se révèlent toujours plus nombreux. Preuves d’une scène française riche, selon Clémence Trü : « Nous avons la possibilité de ne pas être confrontées à un style américanisé. Sur la scène américaine, Ru Paul est considéré comme le graal. Il suffit de voir comment les queens en parlent : « Ça fait neuf ans que j’essaye d’y participer ». Tu imagines attendre neuf ans pour participer au Maillon Faible ? »

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