Violent, trash et dépressif : l’emo-rap a-t-il révolutionné le game ?

Article publié le 13 juillet 2018

Photo : Lil Xan.
Texte : Maxime Leteneur.

Le paysage du rap s’est largement obscurci ces dernières années et voit émerger une nouvelle génération d’artistes au succès fulgurant, inspirés par leurs idées sombres. Alors qu’ils étaient passés sous les radars, les émos font ainsi un come-back fulgurant en réinventant le hip-hop américain, dont ils constituent les nouvelles figures à suivre.

18 juin 2018, le monde du hip-hop apprend avec effroi l’assassinat de son jeune espoir XXXTentacion, tué par balles au volant de sa voiture à tout juste 20 ans. Sa mort intervient 7 mois après celle de Lil Peep, l’un des jeunes rappeurs les plus prometteurs de sa génération, décédé d’une overdose à l’âge de 21 ans. Si les circonstances de leurs disparitions respectives demeurent bien différentes, les deux jeunes hommes étaient les fers de lance d’une nouvelle génération de rappeurs hybrides de par leur style et leurs influences mêlant hip-hop et rock, exorcisant leurs plus sombres démons à travers la musique.

Ce que beaucoup d’observateurs appellent aujourd’hui la vague des « emo-rappeurs » (elle-même intimement liée au « Soundcloud rap » américain), rassemble des artistes aussi variés que XXXTentacion, Lil Peep, Lil Xan, Trippie Redd, Yung Lean (et son crew Sad Boys), $uicideBoy$, Lil Uzi Vert, 21 Savage, Bones ou encore Zubin. Cette nouvelle génération d’artistes nés dans les années 1990 a assimilé les influences grunge et punk de leurs aînés, pour mieux les adapter aux codes du hip-hop moderne et se poser en héritier d’un nouveau genre. Leur principal point commun ? Des propos sombres et dépressifs liés à une esthétique funeste, parfois violente, et un spleen nihiliste qu’ils arborent paradoxalement comme un étendard. Bienvenue du côté obscur du hip-hop.

Photo : XXXTentacion

La dépression comme toile de fond

Sur le papier, cette tendance n’est pas nouvelle. Dès les années 1990, les deux mastodontes du rap US, 2Pac et Biggie, relataient leurs pensées sombres respectivement avec les titres « If I Die 2Nite » et « Suicidal Thoughts » (morceau sur lequel le natif de New York déclare : « Je le jure sur Dieu je veux juste me fendre le poignet et en finir avec cette merde » avant de se faire sauter la cervelle en guise de conclusion). Plus récemment, et notamment grâce à Kanye West et Kid Cudi, les troubles mentaux et les pensées suicidaires ne subissent plus l’omerta du milieu : des morceaux comme « I Thought About Killing You » (issu de l’album Ye) ou « Reborn » (issu de Kids See Ghosts) en sont des exemples parfaits.

Néanmoins, il existe une réelle distinction entre l’expression ponctuelle du mal-être de ces artistes et un réel mouvement qui consacre aux idées sombres, à la dépression, aux idées suicidaires, à la tristesse et à la souffrance l’essentiel de ses textes. L’album Come Over When You’re Sober, Pt. 1 de Lil Peep en était l’un des premiers exemples. L’œuvre de Bones est également à classer dans le même registre, avec des paroles comme : « La tristesse suit toujours, la colère est tombée pour moi / Les voix dans ma tête se réveillent quand je suis sur le point de m’endormir », issues du morceau « Erosion » sorti plus tôt cette année. Consacré comme l’un des plus gros tubes rap de 2017, « XO Tour Llif3 » de Lil Uzi Vert en est lui aussi une illustration criante avec son entêtant refrain « Push me to the edge / All my friends are dead », qui a fait danser le monde entier sur des paroles pour le moins macabres. Sorti en août 2017, l’album 17 de feu XXXTentacion en est lui un manifeste complet, avec des titres explicites tels que « Jocelyn Flores » (l’histoire du suicide de l’une de ses amies, dans lequel il déclare : « Je souffre, je voudrais me mettre dix balles dans la tête »), « Depression and Obsession », « Everybody Dies In Their Nightmares », « Dead Inside », « Fuck Love » ou encore « Carry On ».

À l’instar de Lil Uzi Vert, l’œuvre de XXXTentacion a été couronnée d’un succès commercial : l’album s’est placé à la seconde place du classement Billboard dès sa sortie, et son second LP, sobrement intitulé « ? », s’est lui immédiatement hissé en pole position. Preuve que les messages transmis dans leurs chansons font écho aux angoisses et au désarroi de toute une génération, qui trouve enfin des mots et des hymnes exprimant leurs émotions. C’est d’ailleurs ce que défend au magazine spécialisé XXL le duo de la Nouvelle-Orléans $uicideBoy$, autre figure emblématique du mouvement : « On veut faire savoir à tous ces gens qui se sont un jour sentis rejetés ou dépressifs, sujets à des problèmes mentaux ou des addictions que… Vous n’êtes pas seuls. » Et à Zubin – nouveau venu du genre avec son EP Misery (que l’on peut traduire par « souffrance » ou « malheur ») sorti en avril dernier – d’ajouter dans les colonnes de The Fader : « Je voulais créer un Misery Club pour me retrouver avec des artistes qui sont inspirés par les mêmes problèmes ».

Si la tendance se fait plus discrète dans le paysage francophone, le duo bruxellois Les Alchimistes et leur album Antisocial sorti début juin s’inscrivent dans une veine similaire, autant sur le forme que sur le fond. « J’ai fais une grosse dépression il y a un an et demi quand on a commencé à écrire Antisocial, ça a été comme une thérapie », confiait l’un de ses membres, Ruskov, au micro d’OKLM. On peut également penser au collectif 667, qui comprend notamment Lala &ce, Jorrdee et Freeze Corleone.

« Nombre d’emo-rappeurs sont les successeurs d’un sous-genre obscur qui prend son essor à la fin des années 1980 : l’horrorcore, dont les thèmes tournent principalement autour du glauque et de violences sordides. »

Loin de constituer de simples textes artificiels au service d’une certaine esthétique musicale, les propos énoncés par ces rappeurs se traduisent de manière très concrète dans leur propre vie. Ainsi, nombre d’entre eux ont vu leur santé mentale se dégrader significativement. Si beaucoup avaient des prédispositions, leur style de vie mêlant fêtes, excès et drogues (le Xanax en première ligne), doublé d’un environnement néfaste, de la sur-exposition des réseaux sociaux et d’une célébrité nouvelle parfois difficile à endurer, ont précipité la chute de certains dans la dépression et les tendances suicidaires. Comment ne pas citer Lil Peep quand on connaît les troubles dépressifs dont il souffrait, qui l’ont poussé à multiplier les prises de Xanax inconsidérées ? Rappelons également que le rappeur suédois Yung Lean est passé par la case hôpital psychiatrique à la suite d’une période de démence et de paranoïa, contractée à Miami en 2015 alors qu’il n’avait que 18 ans, largement amplifiée par ses addictions au Xanax, à la codéine, à la cocaïne et à la marijuana, et par la mort de son manager américain Barron Machat suite à un accident de voiture.

Une esthétique visuelle hardcore

La noirceur et la violence de leurs propos se traduit également graphiquement avec une esthétique brutale qui flirte avec le lugubre. Pour illustrer son premier gros hit « Look At Me! », XXXTentacion choisit de tourner des scènes de pendaisons (dont la sienne et celles d’enfants), de meurtres et d’émeutes, ayant créé une grande polémique. Lil Uzi Vert décide lui de mettre en images « XO Tour Llif3 » à travers un clip horrifique (réalisée par Virgil Abloh) qui voit le rappeur évoluer aux côtés de créatures zombies. Citons également 21 Savage et son clip « All The Smoke » : référence directe au personnage de Jason Voorhees (et son masque) du film Vendredi 13, la vidéo donne à voir des scènes très graphiques et sanguinolentes. Le cinéma d’horreur et le gore tiennent une place de choix dans les influences de cette génération de rappeurs.

Une fois encore, il ne s’agit pas d’une nouveauté dans l’histoire du rap. Ils sont les successeurs d’un sous-genre obscur qui prend son essor à la fin des années 1980 : l’horrorcore, dont les thèmes tournent principalement autour du glauque et de violences sordides. On y retrouve évidemment le suicide, la dépression et l’auto-mutilation chers à nos emo-rappeurs, ainsi que du satanisme (que pratiquait notamment XXXTentacion) et toutes formes de violences, meurtres, et viols, le tout largement soutenu par des références appuyées au cinéma d’horreur qui peuvent alors donner lieu à des descriptions très graphiques, voir carrément gores. L’un des premiers titres du genre à briser les frontières du mainstream reste sans doute « A Nightmare on my Street » de Jazzy Jeff et Will Smith, qui fait référence au film Nightmare on Elm Street, et relate une rencontre avec le célèbre personnage sadique Freddy Krueger. Soulignons également la scène de Détroit de la fin des années 1980 – début 1990, emmenée par le controversé Esham, puis dans un registre légèrement plus soft D12 et Eminem, dont les premiers textes étaient marqués par une grande violence (« 97’ Bonnie and Clyde », par exemple).

XXXTentacion, quelques mois avant son assassinat : « Si je meurs ou si je dois être sacrifié, je veux au moins que ma vie rende cinq millions d’enfants heureux. »

Malgré quelques exceptions, ce genre reste peu exposé de par son caractère violent et de ses références sombres, entraînant la censure des canaux de diffusion grand public, mais trouve dans les milieux underground une fanbase passionnée, assidue et éclectique (à laquelle se joindront des fans de métal) qui lui permet d’exister. Malgré son statut de niche, l’influence de l’horrorcore se fait aujourd’hui sentir dans beaucoup de propositions hip-hop modernes, du rap hardcore de Death Grips et Ho99o9 à Odd Future (dont les premiers morceaux faisant souvent référence au viol, au carnage, à l’incendie criminel et au diable), en passant par nombre d’emos rappeurs. Paradoxalement, c’est aujourd’hui avec des titres culminant à plusieurs dizaines de millions de vues que l’on retrouve la même fascination pour le morbide et la violence (au moins sur le fond, la forme est elle bien différente). Cette démocratisation, nous la devons surtout à l’avènement d’Internet, qui a aboli la censure des moyens de diffusion traditionnels. Il a également permis à la nouvelle génération de rappeurs d’accéder et de s’inspirer librement du travail de ses prédécesseurs, aux univers trash.

”BIGGER THAN SATAN”

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En chemin vers la rédemption ?

Des lueurs d’optimismes sont néanmoins apparues au sein des emo-rappeurs. Même s’il peut sembler, en apparence, que leur musique encourage et glorifie la consommation de drogues, pour nombre d’entre eux l’heure est aujourd’hui à la prévention. Un artiste comme Lil Xan, ancien addict au Xanax, milite maintenant pour dissuader ses fans de plonger dans la consommation de stupéfiants. Le rappeur est devenu célèbre pour avoir crié des slogans comme « Fuck Xanax 2018 » lors de ses concerts, et le refrain de son plus gros tube « Betrayed » met justement en garde contre la dangerosité de cette drogue : « Xans don’t make you / Xans gon’ take you ».

Bien qu’une partie non négligeable de leurs propos tourne autour de la fête et de ses excès, cette génération d’artistes tient une promesse intrigante pour l’avenir, qui offre un mélange complexe entre sensibilisation et imprudence. Les réactions du milieu suite à la mort de Lil Peep ont prouvé que de nombreux rappeurs (dont Lil Pump et Lil Uzi Vert) pouvaient s’engager à mettre en garde contre les dangers cachés de la fête et la glorification des troubles mentaux. De retour à Los Angeles en 2016 pour une tournée faisant suite à la sortie de son album Warlord,  après s’être remis de son épisode psychotique de Miami, Yung Lean a fait part de son nouvel état d’esprit aux caméras de Noisey. « J’emmerde la drogue, je n’ai pas besoin de ça pour être créatif », expliquait-il, avant de conclure en encourageant ses fans à embrasser un futur heureux : « Peu importe ce que tu fais, c’est ta manière de faire qui compte, tu peux être ce que tu veux. »

C’est également le message qu’a souhaité transmettre XXXTentacion à travers ses récentes déclarations, avant son tragique assassinat. Si l’artiste floridien était très controversé (il était en attente d’un jugement pour avoir frappé et séquestré son ex petite-amie enceinte), et que tout le monde ou presque s’accorde pour dire qu’il était dangereux et avait commis des actes impardonnables, il n’en demeure pas moins complexe et nuancé. Le rappeur se fendait souvent de longs messages d’encouragement sur Snapchat ou Instagram, pour soutenir ses fans en difficulté. Il les encourageait régulièrement à utiliser sa messagerie comme un journal où ils pouvaient librement livrer leurs états d’âme, et se décharger de leur souffrance émotionnelle. On le sentait plus apaisé, plus mature, sur le chemin de la rédemption.

Dans l’une de ses dernières vidéos diffusées en décembre dernier, le rappeur, à l’intuition tristement prémonitoire, partageait un dernier message poignant : « Si je meurs tragiquement et que je ne peux pas voir tous mes rêves s’accomplir, je veux au moins que les gosses puissent percevoir mon message et qu’ils fassent quelque chose d’eux-mêmes. Je veux qu’ils reçoivent mon message et qu’ils l’utilisent pour en faire quelque chose de positif afin d’avoir une bonne vie. Si je meurs ou si je dois être sacrifié, je veux au moins que ma vie rende cinq millions d’enfants heureux. Peu importe toutes les choses négatives qui sont associées à mon nom (…). Je voulais juste vous dire que je vous adore, je vous aime tous. Ne vous laissez pas abattre par la dépression. Ne corrompez pas vos âmes par votre corps. Votre âme doit définir votre corps. Vous valez plus que vous ne le pensez. Tout ce que vous avez à faire, c’est de rêver, et de faire en sorte que ce rêve se réalise. »

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