Les blogs et la mode : histoire d’une prise de pouvoir

Article publié le 28 février 2015

Nous sommes le 5 mars 2007, et un article du magazine ELLE (« Les clics fashion », signé par l’auteur de ces lignes) parle de blogs pour la première fois. J’y souligne pudiquement que ça n’est plus « la peine de s’appeler Suzy Menkes pour donner son avis sur le dernier défilé Galliano », et je constate que le plus célèbre des blogs français, tenu par une certaine Garance Doré, est crédité de « plus de mille lecteurs par jour ». Et de conclure par ces quelques mots anti-prophétiques (certainement dictés à la jeune journaliste par ses rédactrices en chef, dubitatives) : « Elles bloguent, elles bloguent, mais pour rien au monde elles ne rateraient la sortie en kiosque de leur magazine préféré… »

Sept ans et demi plus tard, le constat est implacable : les magazines peinent à se convertir, malgré leurs sites Internet puissants et leurs efforts sur les réseaux sociaux ; les blogs, eux, ont pris le pouvoir.

Alors bien sûr, ils ne sont pas si nombreux à former l’aristocratie de la blogosphère, mais quelle puissance concentre cette caste-là entre ses petits doigts digitaux ! Après avoir progressivement acquis le droit de trôner aux premiers rangs des défilés, ils ont tissé, au fil des années, des liens solides et réciproques avec les marques de mode, qui leur accordent désormais en vrac : crédibilité, scoops, respect, cadeaux, invitations et confidences. Plus fort encore, les blogs ont aussi la main sur le « native advertising », ce nouveau type de publicité en ligne basé sur le principe d’un contenu produit de A à Z par le site l’abritant, venant supplanter le système, obsolète, des bannières à clic. Dès lors, ils sont indéniablement capables de faire les succès commerciaux, comme c’était le cas autrefois des magazines glossy en choisissant les créateurs à mettre en couverture. Les blogs, parce qu’ils maîtrisent l’art subtil de monétiser le web, sont devenus des entreprises qui multiplient les collaborations et les consultings. Récit d’une prise de pouvoir.

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Septembre 2007 :
Les street stylers à la porte des défilés


C’est la semaine de la mode, et ils traînent, équipés de leur Canon aux longs objectifs, devant les cerbères qui bloquent l’entrée des défilés. Ils n’ont pas de carton. Ils s’appellent Yvan Rodic, le Facehunter, Scott Schuman, le Sartorialist, Phil Oh de Street Pepper et Tommy Ton de Jak and Jil. Ils incarnent l’avant-garde d’un phénomène qui va prendre une ampleur démesurée au cours des prochaines années : le street style. Cette esthétique n’est pas totalement inédite. Le magazine japonais Fruits, fondé en 1997, en a fait son élément central, et Bill Cunningham, le célèbre photographe du New York Times, son fonds de commerce depuis 1978. Mais ces pionniers-là sont les premiers à l’associer au web.

Pour l’instant, leur entreprise suscite au pire le dédain, au mieux l’amusement. Leurs cibles s’appellent Anna Dello Russo (rédactrice du Vogue Japon), Emmanuelle Alt (alors rédactrice du Vogue Français) ou Giovanna Battaglia (styliste du magazine W) ; ils se jettent sur elles lorsqu’elles sortent du show, en Prada de pied en cap – normal, elles sont le diable. Leur jeu ? voler la photo la plus époustouflante. Juste pour toucher du doigt par l’image ce monde de la mode qui les fascine. Car rentrer dans ce sérail est encore pour eux inimaginable.

Pourtant, les choses sont en train de changer. Marc Jacobs s’apprête à dédier un sac, le « BB » à l’un de ses plus grands fans, le blogueur philippin Bryan Boy, qui aujourd’hui poste sur instagram à ses 597 000 abonnés des images de ses malles Vuitton prêtes à décoller en première pour Miami Art Basel. Il y a aussi Tavi Gevinson, 11 ans, du blog Style Rookie, qui chine des fourrures à l’Armée du Salut et poste des déclarations d’amour à Rei Kawakubo depuis sa chambre de collégienne. Depuis, elle a été repérée par les soeurs Mulleavy, du duo Rodarte, qui viennent de l’associer à une vidéo publicitaire. Qu’est-ce qui les fascine ? L’esthétique nouvelle des autoportraits (on ne disait pas encore « selfie ») que cette enfant perdue au fin fond de l’Illinois met en scène dans l’arrière-cour de la maison de ses parents. Et cette esthétique dite « personnal style » est reprise par des milliers de jeunes femmes à travers le monde qui s’improvisent à la fois mannequin, styliste, maquilleuse, décoratrice et photographe de leur propre série. Un vrai vent de fraîcheur.

Alors que le principe de la série mode s’use, que la créativité des magazines étouffe sous le poids des annonceurs, sur les blogs, c’est une nouvelle façon de voir la mode qui explose. Plus spontanée, plus incongrue. D’ailleurs le site Style.com ne tarde pas à convier Scott Schuman à y publier ses meilleurs looks de sortie de défilé. Les marques sentent le vent tourner. Les blogueuses françaises – communauté soudée et mignonne sous un annuaire au nom cucul de « Nuage des filles » – commencent à être sollicitées par des marques de shampoing et de lingerie. Le gros de la troupe s’offusque contre ces tentatives « d’achat » de leur indépendance : « Tout ce que je porte est à moi, déclare alors au Figaro la blogueuse Alix Bancourt, du blog Cherry Blossom Girl. En restant fidèle à moi-même, je suis sincère avec les autres. » Certes, mais depuis, Alix Bancourt, accompagnée de ses 171 000 abonnés instagram, a signé une collection Etam, une ligne de maquillage Galeries Lafayette et, à l’heure où nous écrivons ces lignes, un post d’une trentaine de photos de la boutique Cartier Place Vendôme sobrement intitulé « Cartier Experience » s’affiche en page d’ouverture de son blog.) Naïves…

Janvier 2010 :
Tavi Gevinson au premier rang chez Dior


Un tweet sec et assassin vient de tomber avec un grand bruit de cristal brisé sur le compte du Grazia anglais : « Je regarde le défilé à travers le chapeau de Tavi. » La rédactrice en chef du magazine est assise au second rang du défilé couture Dior, derrière la mini blogueuse prodige, qui porte sur la tête son noeud rose de 80 centimètres de haut. Journalistes et blogueuses sont à couteaux tendus. Quelques mois plus tôt, à Milan, c’est Dolce & Gabanna qui dégage sèchement de son first row quelques plumes autrefois influentes pour y installer Garance, Scott, Bryan Boy et Tommy Ton, tous munis d’ordinateurs portables afin de « live-bloguer » l’événement. On imagine facilement les grincements de dents des habitués du first row, à qui l’ont interdit depuis des décennies de 1/ croiser les jambes 2/ sortir un appareil photo. C’est avec une certaine candeur, voire une grande maladresse, que les créateurs s’échinent à amadouer ces nouveaux censeurs du web… qu’ils ne lisent pas, mais que leurs communicants leur demandent lourdement de choyer. Parce que les réseaux sociaux ont définitivement fait exploser leur vieux monde, celui où une pincée d’initiés (Suzy, Cathy, Anna et Carine) était autorisée à émettre le moindre jugement sur leur travail. Les relations avec les journaux étant soigneusement huilées, rien n’échappait à leur contrôle. Et voilà que d’un effleurement de doigt sur un écran tactile, et en moins de 140 signes, leur défilé peut se trouver détruit auprès de millions de followers. Il faut à tout prix les canaliser. Il faut montrer qu’on a compris. Et tant pis s’il faut sourire sur des photos en prenant affectueusement par les épaules une gamine mal fagotée de 14 ans.

Les magazines de mode observent, un rien grimaçants, le phénomène. Il faut se rendre à l’évidence : les blogueurs sont devenus des célébrités. Alors on expose leurs tenues de soirée dans les pages mondaines, on photographie l’intérieur de leur dressing, et on leur demande « et vous prenez quoi au petit-déjeuner ? » What else ?

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Février 2013 :
Suzy Menkes envoie balader tout le monde


Nous sommes le 10 février, en plein milieu du « fashion month », le billet tombe : « L’agitation devant des défilés semble désormais aussi importante que ce qu’il se passe à l’intérieur […] Étant fidèle au vieux principe journalistique voulant que les reporters n’acceptent pas de cadeaux (c’est-à-dire des dessous-de-table), je suis sidérée par la façon dont certains blogueurs annoncent que tel ou tel créateur leur a donné ceci ou cela. » L’article est signé de la très respectable Suzy Menkes, du Herald Tribune, près de trente ans de first row à son actif. Et elle en a sa claque.

Il faut dire que les choses se sont corsées avec l’apparition d’une deuxième génération de blogueurs absolument pas complexés par l’idée de faire de leur site un business. Parmi elles, Leandra Medine, fondatrice en 2011 du blog The Man Repeller et qui vient alors d’être classée par Forbes parmi les « trente moins de trente ans les plus influents » : « Je crois qu’il est fondamental de faire la différence entre les blogueurs de “personal style” et les entrepreneurs qui ont construit des plateformes en ligne destinées à partager des opinions. » Leandra Medine se considère clairement comme appartenant à la seconde catégorie. Quand on lui demande si elle pense que le native advertising est le futur de la publicité en ligne, elle répond, un brin moqueuse : « Je pense que le native advertising est le présent de la publicité en ligne. Et qu’il existe une façon réfléchie, honnête et fascinante de le construire. C’est ce que nous nous efforçons de faire. » Son site emploie trois personnes à plein-temps et revendique en 2013 plus d’un million et demi de visiteurs par mois, un chiffre « qui a considérablement grossi depuis », insiste-t-elle. En mêlant habilement billets humoristiques sur les tendances, revues de défilés et réflexions sur l’industrie, son blog a très vite eu l’objectif de s’imposer comme une voix qui compte. Avec pour modèle : Cathy Horyn (NDLR : ex-journaliste de mode phare du New York Times) « que je considère comme la première des blogueuses mode ».

« Une partie des blogueurs de la première génération n’a pas su prendre le virage du business », analyse de son côté Garance Doré, qui vit désormais à
New York et pilote son petit empire de consulting, collaboration et direction artistique, avec six employés à plein-temps depuis un immense studio sur la sixième avenue. « Il y a eu un moment où il a fallu assumer de faire ce métier de blogueur. Ce que nous vendons, c’est notre influence. Et ce qui a changé, c’est l’argent que les marques sont prêtes à payer pour en bénéficier. »

C’est avec le même discours décomplexé que l’Italienne Chiara Ferragni, alias The Blonde Salad, gère sa petite affaire. As de la mise en scène, elle ne laisse pas passer un jour sans qu’une marque ou plus ne soit mise en avant sur son compte instagram qui compte plus d’un demi-million d’adeptes. Entourée de son « crew », elle facture entre 50 000 et 68 000 euros la prestation. D’où l’apparition de ces nouvelles agences de gestion de talents qui montent collaborations et billets sponsorisés. « Les profils sont tellement différents que nous préférons désormais parler d’’influenceurs » souligne Elodie Jacquemond, de l’agence Talent Agency, qui gère notamment les phénomènes français Kenza Sadoun-el Glaoui et Margaux Lonnberg. « Ce que ces filles ont à vendre, c’est leur identité de “copine 2.0” et les liens de confiance qu’elles ont tissé avec ceux qui les suivent. »

« Certaines personnes pensent que ça s’est passé en une nuit, mais sept ou huit ans, c’est long », insiste Imran Amed, fondateur du site Business of Fashion. Ce Canadien de 39 ans est devenu l’un des experts les plus influents de l’industrie de la mode. Son site, devenu référent, n’était pourtant qu’un blog en 2007, lorsqu’il le lance depuis le canapé de sa studette d’étudiant à Londres. « Ni Scott ni moi ne pensions que nous allions devenir riches ! »

En mars 2014, Suzy Menkes annonce, à 70 ans, qu’elle quitte son vieil Herald Tribune et devient reporter DIGITAL pour les éditions Condé Nast. Depuis, elle n’a de cesse d’alimenter ses comptes Twitter et Instagram. Il y en a qui apprennent plutôt vite.

Décembre 2014. Épilogue.


Dans un salon feutré du ixe arrondissement, lumière tamisée et ballons de Bourgueuil, quatre RP de la mode soupirent. Ils ne sont pas vieux, 35 ans et des poussières, mais déjà ils se sentent dépassés. L’un d’eux travaille dans une vénérable maison parisienne quasi centenaire. Horreur, on vient d’y nommer à la direction de la communication l’ancien « community manager » d’une maison rivale. L’autre, responsable de la communication dans une immense marque de luxe ironise : « Ils sont six, chez nous, pour gérer le digital. Une pour gérer les blogueurs européens, une pour gérer les blogueurs monde, trois pour gérer les réseaux sociaux et une autre pour chapeauter tout ça. » Oui les blogueurs ont acquis un tel pouvoir que des services entiers sont consacrés à leur bien-être. Une autre renchérit, désespérée : « Une blogueuse américaine a posté juste derrière notre billet sponsorisé une autre collaboration. Du coup le nôtre est passé inaperçu. Elle n’a pas joué le jeu. » Et de conclure : « C’est vous, les journalistes, qui les avez faits. Mais ce sont nous qui les avons mal éduqués. » Cette valse à trois temps, quelque peu bancale, n’a pas fini d’être dansée.

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