Oliviero Toscani : « Pour être bon il faut être engagé »

Article publié le 10 décembre 2015

Art

Texte : Laurence Vély

Impossible de se remémorer les années 90 sans faire allusion aux campagnes Benetton, photos choc où le vêtement n’apparaissait pas et où pour la première fois, une marque s’effaçait entièrement derrière un message politique. Ce message, c’était celui d’Oliviero Toscani, photographe italien né dans les années 40, et qui a changé à tout jamais la photo de presse. Provocateur, impertinent, agitateur intranquille, l’homme a usé de tous les ressorts en son pouvoir pour apposer sur pellicule des fléaux de l’époque (homophobie, racisme, conflits, famine, anorexie, SIDA) mais aussi montrer la diversité dans ce qu’elle a de plus joyeux, via notamment ses photos qui auguraient la décennie black blanc beur à venir. Oliviero Toscani est un homme qui habite pleinement sa vie mais surtout c’est un homme en guerre et il ne s’arrêtera pas. Ses projets sont ces temps-ci plus apaisés (l’époque veut sans doute ça), mais on sent qu’il est prêt à enfourcher à tout moment son cheval pour une nouvelle bataille. Nous l’avons rencontré à la librairie La Hune à Paris, la veille des fusillades. Il venait présenter son livre Oliviero Toscani, plus de 50 ans de provocation qui recense une grande partie de ses photos et donne un compte rendu presque exhaustif de son champ d’action des années 60 à nos jours. Il avait aussi emmené quelques bouteilles de son vin, produit  dans sa ferme de Toscane. Enfin, il venait aussi poser les bases de son futur projet parisien, qui consistera à shooter des anonymes et des célébrités autour du thème du mariage, et dont le casting se fera dès décembre sur les sites de La Hune et de YellowKorner. Interviewer Oliviero Toscani, c’est comme être accroché à une paroi rocheuse, les pieds mille mètres dans le vide. Le photographe plante ses yeux dans les vôtres et son regard vous cramponne, rendant impossible tout louvoiement de journaliste. De lui, son ami Philippe Starck écrit « Oliviero Toscani rêve d’être un cheval. Il n’est pas un cheval, c’est un centaure, un ogre, un cyclope avec un oeil mais le meilleur. Oliviero Toscani aimerait être sa Toscane, mais il est le Vésuve, le Kilimandjaro, les geysers d’Islande. » Bizarrement, on comprend exactement ce qu’il veut dire.

Quelle est votre expérience de photographe la plus marquante ?
Regardez mon livre. Ici, une photo de mode, et ici une image d’un enfant en Somalie pendant la famine. C’est ça ma vie de photographe. Je ne suis pas un photographe de presse, de pub ou de reportages, je suis un photographe. Et j’ai la chance d’avoir des médias qui publient ce que je fais.

L’engagement, la provocation sont votre fond de commerce. Êtes-vous toujours engagé ?
Bien sûr ! Pour être bon, il faut être engagé ! Même les cordonniers doivent être engagés pour bien faire leur travail. Moi je suis engagé dans mon travail comme dans ma vie.  Tout ce que je fais, je le fais dans des termes qui me semblent justes. Je n’ai pas honte de dire que je suis privilégié et chanceux de pouvoir faire ça.

Quel est votre travail alors ?
Mon travail, c’est d’être un témoin de mon temps à travers la photographie. Je ne fais pas ça pour le plaisir, j’utilise la photo comme moyen de communication, tout comme un écrivain utilise son ordinateur ou son crayon. Aujourd’hui tout le monde est photographe… mais tout le monde sait écrire aussi et pourtant il y a peu d’écrivains. Le talent fait la différence.

Le cœur de votre métier c’est de communiquer, de faire passer des messages ?
Oui mais des messages en lesquels je crois.

Est-il plus difficile de faire passer des messages forts maintenant ?
Heureusement on a progressé, mais il reste encore beaucoup à faire, le monde n’est toujours pas civilisé ! Regardez tous les problèmes d’immigration, de racisme… Vous, les femmes n’êtes toujours pas les égales des hommes, c’est un désastre, on est encore au Moyen-âge à ce niveau là. Et vous pensez que c’est facile d’être Noir ou Arabe en France ?

La diversité est toujours au cœur de votre démarche ?
Plus que jamais. On est tous différents, aussi bien au niveau culturel, intellectuel que physique et morphologique et il faut l’accepter. Mais il faut aussi que les opportunités soient les mêmes pour tout le monde.

Vous avez cet été exposé à Paris une campagne intitulée « Anti-clichés ». Le casting était composé de quinze femmes ordinaires…
C’était des filles qui ne pourraient jamais être mannequins mais qui étaient de parfaits modèles !

Les photos étaient accompagnées de messages du type “je me sens mieux à 40ans qu’à 20ans”, “je suis ronde et je me sens belle”… La féminité est un thème qui vous tient à cœur ?
Je trouve qu’on est obsédés par le paraître. C’est un désastre, et on gaspille beaucoup de bonheur à cause de ça. Surtout les femmes, qui perdent un temps fou à se soucier de leur image. C’est un malheur, une maladie, un cancer social ! Les magazines de mode ont mis en place le plus grand système de racisme au monde. Une jeune fille de 15 ans qui regarde des magazines a l’impression d’être mal foutue, d’avoir les plus petites jambes du monde, du ventre…

Vous contribuez à cela pourtant, puisque vous travaillez pour la presse féminine depuis les années 60.
Ce n’est pas partout pareil, mais quand je vois certaines photos de mode, je me dis “bande d’idiotes, elles se compliquent la vie !”

Les hommes ont aussi leur part de responsabilité .
Bien sûr, mais les hommes sont éduqués par des femmes. Et dans les magazines, ont joue toujours sur les mêmes ressorts : des hauts talons, des seins en avant… Les femmes dans les journaux ne sont pas sexy, elles ressemblent à des travestis.

C’est quoi pour vous une femme sexy ?
Une femme qui n’a pas besoin d’artifices, qui te séduit parce qu’elle est unique.

Vous conseillez plutôt de mettre en avant sa singularité ?
Oui, mais on a peur d’être ce que l’on est, donc on se travestit. Regardez les femmes qui font appel à la chirurgie esthétique, elles se ressemblent toutes, on dirait des poupées !

Mais vous travaillez aussi avec des mannequins, qui ne sont pas des femmes normales.
Oui, c’est même moi qui ai ramené Monica Bellucci en France pour faire la couverture de Elle. C’était une fille ronde, assez mauvais mannequin (rires), avec une personnalité singulière et forte. Mais elle n’avait pas de problème à être elle-même.

Vous trouvez que l’industrie de la mode a changé ?
Bien sûr, aujourd’hui il y a davantage de business ! La mode est entre les mains des grands groupes, on recherche moins dans les nouveaux talents. Les journaux ne survivent parce que ces grands groupes achètent des pages de pub, et les journalistes ne peuvent évidemment pas mal parler de ces gens qui les payent. Ce n’est donc plus du journalisme.

Les marques acceptent-elles encore de faire passer vos messages provocateurs ?
Ce n’est pas la question de la marque, mais de l’individu qui la gère et qui veut être un peu différent, en allant plus loin que son produit. Ce n’est pas si simple parce que les gens ont peur, faire de la pub coûte cher et les risques sont aujourd’hui perçus comme négatifs. Du coup on fait ce que les gens du marketing nous disent de faire.

Avec l’arrivée d’Instagram, tout le monde se revendique photographe. Qu’en pensez-vous ?
Je ne touche pas à Instagram et ça ne change rien à ma vie. Pour être photographe, il faut savoir regarder et voir, ça n’a aucun rapport avec la technologie.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune photographe ?
De ne pas se masturber avec la photo comme le font beaucoup de photographes “passionnés par la photo”. C’est comme dire “je suis passionné par le jogging”. Moi je déteste ça, si je cours c’est pour aller quelque part. C’est pareil pour le photographe, il doit nous faire voir quelque chose que l’on n’a pas encore vu.  Il n’y a pas besoin d’aller loin pour prendre une photo, il y a toujours quelque chose d’intéressant à proximité. Et, je pense que c’est valable pour tout le monde, il faut se remettre en question, être plus subversif et ne pas accepter le conditionnement.

Il y a un risque de se retrouver isolé, marginalisé.
Vous les jeunes, vous vous êtes trop gentils. Moi quand j’avais votre âge on ne pouvait pas me tenir, je détestais et contestais tout, le système éducatif, l’école… Quand j’ai commencé la photo de mode, j’ai également tout remis en question. Vous, vous êtes très calme, vous acceptez tout, vous êtes drogués par les technologies…

Mais qu’est-ce-que vous préconisez, à part de se remettre en question?
Faites la révolution ! Votre premier ennemi c’est vous-même. J’attends que les jeunes nous présentent quelque chose de vraiment nouveau. Ce qui intéresse les gens aujourd’hui c’est l’argent. Nous on s’amusait, mais on avait pas un sou !

On est aussi ici pour parler de votre vin. Faites-vous un retour à la terre ?
Je ne fais jamais de retour ! Je vis depuis 40 ans dans une ferme en Toscane, j’y étais même quand il n’y avait pas de téléphone ni d’électricité. Il y a 15 ans un producteur de vin en Italie voulait que je lui vende un morceau de mon terrain, je lui ai proposé de s’en occuper… et j’ai 12 hectares réservés au vin ! J’ai aussi planté 3 000 oliviers, je fais également de l’élevage de chevaux… Mais toutes ces activités sont sérieuses, ce ne sont pas des hobbies. Mon hobby c’est ma vie.

Vous voulez rajouter quelque chose ?
Il ne faut jamais rajouter, toujours retirer.

Oliviero Toscani, plus de 50 ans de provocation
Aux éditions Marabout
35 euros

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