L’interview des réalisateurs de Jessica Forever, nouvelles promesses du cinéma français

Article publié le 1 mai 2019

Texte : Maxime Retailleau
Photo : Aomi Muyock dans Jessica Forever.

Violence et sensibilité poétique s’entremêlent pour mieux se jouer des stéréotypes dans le premier film de Caroline Poggi et Jonathan Vinel. L’incarnation d’une vision cinématographique tout aussi novatrice qu’exaltante.

Après plusieurs court-métrages remarqués, dont Tant qu’il nous reste des fusils à pompe récompensé d’un Ours d’or à la Berlinale en 2014, Caroline Poggi et Jonathan Vinel (respectivement 29 et 30 ans au compteur) viennent de mettre un headshot aux carcans cinématographiques avec un premier long-métrage à la croisée des genres, Jessica Forever. Capturant le zeitgeist pour mieux le sublimer, il raconte la quête de rédemption d’orphelins criminels traqués par des drones – force répressive et aveugle d’une société dystopique -, rassemblés par la figure protectrice qui donne son nom au film. À ne rater sous aucun prétexte.

Antidote. Qu’est-ce qui vous a poussé à tourner un premier film, après avoir déjà réalisé plusieurs courts-métrages ?
Caroline Poggi. L’Ours d’or nous a propulsé : c’était le premier court-métrage qu’on co-réalisait ensemble, et on ne s’attendait vraiment pas à recevoir cette récompense, d’autant que le genre de cinéma qu’on propose à tendance à rester en marge. Ce prix nous a permis de dire : « Ce cinéma a le droit d’exister, il faut qu’on continue dans cette voie ». Juste après le festival, on a commencé à penser à Jessica Forever, alors qu’on était encore étudiants et qu’on continuait à réaliser d’autres courts-métrages en parallèle. Tout s’est fait en même temps, et les différents projets se sont nourris entre eux.

Quand avez-vous terminé vos études ?
Jonathan Vinel. En 2015, mais c’est très long de financer un film, et on a mis beaucoup de temps à l’écrire parce qu’on venait d’une forme qui n’était pas très narrative. Nos courts-métrages sont basés sur les sensations, et on voulait rester dans ce registre tout en étant conscients que pour durer une heure et demi il fallait développer une forme de récit plus poussée, bien ficelée. La trouver était un long processus.

Comment avez-vous écrit le scénario ? Êtes-vous tout d’abord partis du personnage de Jessica ?
Jonathan Vinel.
Non, au début il n’y avait que les garçons. Dans le premier pitch auquel on a pensé, deux copains arrivaient sur une île et on comprenait qu’ils faisaient partie d’une sorte de groupe armé, mais sans savoir précisément s’il s’agissait de militaires ou d’une espèce de gang étrange. Ils rencontraient ensuite les locaux, et essayaient de se mêler à la foule tout en étant hyper violents. On a ensuite eu l’idée du groupe d’orphelins, puis du personnage de Jessica.

Caroline Poggi. J’ai l’impression que plusieurs idées de scénarios se sont combinées. On avait aussi pensé à une histoire d’orphelins dans un gymnase, d’un coup une femme leur apparaissait et les liait avec de la magie. Avec Jonathan on ne part jamais d’un récit : on a d’abord plein d’images en tête, d’envies, de sensations, de dialogues et tout ça crée une sorte de constellation, dont on doit ensuite trouver la ligne directrice.

Jonathan Vinel. Ce sont vraiment les éclats qui nous intéressent, on aime bien jouer sur des codes, des archétypes – qu’ils viennent des films d’action, d’Internet, des jeux vidéos… -, on aime les détourner pour leur injecter du romantisme, et essayer de les reconquérir à notre façon. L’un des points de départ du film, c’était aussi de prendre le cliché du garçon hyper violent, qui pourrait être issu d’un jeu vidéo ou d’un gang tel que représenté dans un clip de rap, et d’essayer de le déconstruire en y injectant une part d’enfance, de l’amour, un peu de naïveté…

« On croit toujours qu’on fait quelque chose de complètement différent, alors qu’en fait on tourne toujours autour de nos obsessions. »

Comment avez-vous procédé pour caster les acteurs et composer le groupe de personnages qu’ils incarnent dans le film ?
Jonathan Vinel. C’est un film de bande et il ne fallait pas qu’un garçon se retrouve dans l’ombre des autres, donc ça a pris beaucoup de temps. On a travaillé avec Kris De Bellaire qui est la directrice de casting de Bertrand Mandico et d’Haneke. On recherchait des garçons avec des énergies très différentes, pour réussir à bien les caractériser, et elle nous a beaucoup apporté. On a mélangé les types d’acteurs, certains n’avaient encore jamais joué, d’autres avaient déjà de l’expérience, comme Paul Hamy, Sebastian Urzendowsky, Lukas Ionesco… On ne savait pas si ça allait bien se passer ou s’ils allaient s’entre-tuer. Finalement ils se sont vraiment soudés entre eux.

Caroline Poggi. Sur le tournage, les garçons appelaient Jessica « ma reine » (rires), ils ont tous pris leur rôle très à cœur même hors du plateau. Au final, les personnages qu’ils devaient incarner n’étaient pas trop éloignés de ce qu’ils sont. On a vraiment fait attention à ça avec Jonathan : de prendre des acteurs pour leur démarche, leur attitude…

Quel déclic vous a poussé à choisir Aomi Muyock pour jouer le rôle de Jessica ?
Caroline Poggi. La première fois que je l’ai vue, c’était sur ma télé, au moment où elle montait les marches à Cannes. J’étais très curieuse à l’égard du casting de Love (de Gaspar Noé, où elle incarnait le premier rôle féminin, ndlr), gardé secret jusqu’au dernier moment, car la même année on avait fait un film sur la pornographie. En la découvrant, tout le monde s’est demandé : « Mais qui est cette nana canon qui ose monter les marches alors qu’il lui manque deux dents ? ». Elle faisait tout exploser parce les gens ont l’habitude du glamour dans le cinéma, alors qu’elle renvoyait une image très punk. Je la trouvais incroyable, j’espérais vraiment qu’elle parle français et elle maîtrise en effet très bien la langue, du coup on l’a rencontrée. On l’a ensuite revue à plusieurs reprises car elle n’était pas vraiment actrice (elle a tout d’abord été mannequin, ndlr), elle se cherchait, et on avait besoin d’être sûrs que cette collaboration fonctionne. Mais Aomi a quelque chose qui te transporte, quand elle rentre dans une pièce elle te magnétise.

Jonathan Vinel. Le long-métrage s’appelle « Jessica Forever », ça porte à croire qu’il s’agit du personnage principal mais en fait il est assez absent, un peu comme une aura mystérieuse, et on avait besoin de quelqu’un qui puisse travailler cet aspect, comme Aomi. On peut s’imaginer plein d’histoires rien qu’en regardant ses yeux, ils expriment quelque chose d’à la fois très dur et profondément triste.

Photo : Caroline Poggi et Jonathan Vinel.

La tension qui traverse le film s’appuie sur la confrontation entre des atmosphères opposées : entre la violence aveugle des drônes et l’espoir de rédemption et de bonheur du groupe de garçons réunis par Jessica, les tenues de combat des personnages et les paysages paradisiaques de la Corse au sein desquels ils s’évadent, ou encore la menace de la mort qui plane et la dimension contemplative de nombreuses scènes. Pourquoi était-ce important pour vous d’instaurer ces dualités ?
Caroline Poggi.
Dans tous nos films, on essaye d’injecter des éléments contrastants pour donner un nouveau relief aux images, et en révéler de nouvelles. Mais les personnages portent déjà une dualité entre eux. J’aime les comparer à des funambules qui marchent sur une corde : la moindre émotion peut les faire basculer d‘un côté ou de l’autre. Ils se parlent très calmement entre eux, mais ils peuvent aussi se mettre à hurler des paroles hyper violentes. Il leur est difficile de s’exprimer à travers le langage parce qu’ils n’ont pas grandi au sein de la société, et tout notre travail consistait à les mettre en scène en sachant qu’ils ne peuvent pas parler comme nous, pour eux la parole est un cadeau.

Vous avez tourné de nombreux plans dans des pavillons, soit des espaces relativement aseptisés. Les perceviez-vous comme des sortes de toiles blanches, sur lesquelles projeter vos personnages et votre film ?
Jonathan Vinel.
C’est exactement ça. Ce sont des lieux dans lesquels on a grandi. J’ai été élevé dans un quartier pavillonnaire de Toulouse, où on a tourné. Ces sont des lieux communs, et quand on filmait on ne voulait pas que les spectateurs puissent savoir qu’on se trouvait en Corse ou à Toulouse. On recherchait le quelconque et non le particulier, pour permettre à l’histoire d’être perçue comme un conte, parce qu’elle n’a pas vraiment de territoire.

Ce film semble traduire un certain fantasme de l’enfance, une forme de nostalgie peut-être, que ce soit à travers le fait que vous êtes retournés dans les villes de votre enfance pour tourner, les clin d’œils aux jeux vidéos, les céréales sucrées dont se délectent les personnages ou encore le rituel des siestes qui s’instaure…
Jonathan Vinel.
Oui complètement, j’ai l’impression que tous nos films parlent de gens qui n’ont pas envie de grandir, parce que le monde adulte qu’on leur propose ne leur plaît pas. Ils n’y voient pas de place pour eux, du coup ils se réfugient dans l’enfance pour se protéger. C’est quelque chose qu’on a sans doute traversé nous aussi à une certaine période de notre vie.

Caroline Poggi. Oui et ça reflète aussi la nostalgie d’un espoir et de rêves très naïfs, que tu perds quand tu deviens adulte, en te disant : « Okay, en fait le monde n’est pas comme je l’avais imaginé ». Nos films font en quelque sorte écho à l’idée de la chambre d’ado où tu rassembles tes amis et tes rêves, tout est là de manière encore très pure, très premier degré.

« On est des enfants du mélange des genres : on a grandi en scrollant sur Tumblr et Instagram, et pour nous un film de Bresson c’est aussi important que Space Jam. »

Dans quelle mesure les court-métrages que vous avez tournés en parallèle de Jessica Forever ont nourri le film ?
Jonathan Vinel.
C’est très long de faire un film, de nombreuses idées peuvent venir entre-temps, et il est parfois tentant de chercher à toutes les inclure, mais le risque serait alors de créer une œuvre qui deviendrait monstrueuse. Continuer de faire des courts-métrages permet d’évacuer ces idées : en parallèle de Jessica Forever, on a réalisé un court sur le porno, un autre sur un groupe de musique, j’ai fait un film dans GTA…

Caroline Poggi. Mais au final j’ai l’impression qu’on cherche toujours à parler des mêmes émotions.

Jonathan Vinel. On croit toujours qu’on fait quelque chose de complètement différent, alors qu’en fait on tourne toujours autour de nos obsessions. Dans les grandes lignes, on raconte toujours la même histoire : celle de personnes qui sont perdues et cherchent à se reconnecter avec le monde.

Jessica Forever puise dans plusieurs genres cinématographiques (action, science-fiction, fantastique…), tout en insérant parfois des scènes très pop d’un point de vue esthétique. Pourquoi croiser autant de styles différents ?

Jonathan Vinel. On a grandi avec des films de genre, et on a cherché à jouer avec leurs codes, mais on ne voulait pas réaliser un pur long-métrage de science-fiction par exemple. On a préféré réutiliser les éléments qui nous plaisaient pour créer notre propre univers. On est des enfants du mélange des genres : on a grandi en scrollant sur Tumblr et Instagram, et pour nous un film de Bresson c’est aussi important que Space Jam ou certains jeux vidéos.

En parlant des jeux vidéo, ils sont encore largement assimilé à un passe-temps pour geeks, alors qu’ils possèdent parfois de réelles dimensions artistiques et esthétiques, qui vous ont d’ailleurs inspiré d’un point de vue cinématographique…
Jonathan Vinel.
C’est en train de beaucoup changer, les jeux vidéos sont maintenant investis par l’art contemporain et anoblis en quelque sorte. En tout cas ce sont eux qui m’ont permis de revenir au cinéma. J’ai suivi un parcours cinématographique assez classique : je suis allé à l’université, puis j’ai intégré la section montage de la Fémis, et j’étais gêné par le côté très « sacré » des images de cinéma, je ne me reconnaissais pas là-dedans. Bizarrement, j’ai retrouvé goût au cinéma en jouant aux jeux vidéos, grâce à l’errance qu’ils permettent : ce qui m’intéressait, ce n’était pas tant les quêtes que de zoner à l’intérieur des paysages virtuels.

Caroline Poggi. En fait, voyager à travers les jeux vidéos t’a procuré des émotions, et dans les films tu cherches justement à transmettre des émotions plutôt que de raconter l’histoire d’un seul personnage. Aussi, quand on grandit avec les images des jeux vidéos, mais aussi d’Internet, de la pub et de la pornographie, elles finissent toutes par nous constituer : c’est pourquoi on les considère au même niveau.

Photo : Jessica Forever.

Bien que vos influences soient multiples, y a-t-il malgré tout des réalisateurs qui vous ont fortement marqués ?
Jonathan Vinel. Oui, Gus Van Sant. Son film Elephant est celui qui m’a donné envie de faire du cinéma. Il y a David Lynch aussi. Aujourd’hui je citerais également des réalisateurs comme Apichatpong, qui réalise des films un peu hybrides axés sur la sensation. C’est ce que j’aime : des longs-métrages que tu ne peux pas vraiment raconter, parce qu’il faut les voir et les ressentir avant tout ; c’est du cinéma pur et non une simple suite de dialogues qui fait avancer une histoire. Alan Clarke nous a également beaucoup marqué.

Caroline Poggi. Oui, mais quand j’avais 15 ans je ne jurais que par Harmony Korine. J’aimais aussi Kenneth Anger, qui était plus expérimental, ou même les premiers films de Brisseau comme De bruit et de fureur, ou Les Savates du bon Dieu. Mais j’apprécie aussi des longs-métrages plus classiques. Dernièrement on a revu tous les James Gray : ce ne sont pas juste des thrillers, ces sont des peintures de la Renaissance, il y a une vraie recherche formelle qui est très réussie.

Jonathan Vinel. C’est marrant justement parce que je suis rentré dans le cinéma par des films qui étaient très radicaux, j’étais complètement borné. Il y a plein de grands classiques comme James Gray que je n’avais pas vus, je me disais presque que ce n’était pas du cinéma, alors que maintenant je m’intéresse aussi à des films beaucoup plus mainstreams, que j’adore.

Prévoyez-vous de vous concentrer sur les longs-métrages à l’avenir, ou souhaitez-vous continuer à vous investir sur différents formats ?
Jonathan Vinel.
On a bien sûr envie de continuer à faire des films, on est d’ailleurs en train d’écrire notre prochain longs-métrages, mais on souhaite aussi nous pencher sur d’autres formes moins narratives et vraiment expérimentales. Quitte à sortir un peu du champ du cinéma : j’ai par exemple fait le film Martin pleure pour la Fondation Cartier, et on réfléchit notamment à créer des installations, ce qui ouvre sur d’autres manières de faire, voir et montrer les vidéos.

Jessica Forever, le premier film de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, sort en salles le mercredi 1er mai 2019.

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