Comment la plasticienne Hessie a-t-elle inventé le « Survival Art » ?

Article publié le 21 mars 2019

Photo : Hessie.
Texte : Léo Panico.

Autodidacte, la plasticienne et artiste inclassable Hessie est à l’origine du « Survival Art » : une pratique prônant la réappropriation d’objets obsolètes, de bouts de tissus voire de déchets pour sublimer le quotidien et l’inscrire dans une dimension pérenne, afin de résister à l’oubli et à la perte. Retour sur une vie et une œuvre marquées par la survivance.

Dans l’histoire de l’art du 20e siècle, l’un des apports majeurs des avant-gardes aura été l’utilisation de matériaux les plus divers et imaginables possibles. Comment ne pas penser à l’urinoir de Marcel Duchamp, aux mobiles de Calder ou encore aux œuvres de land art de Nancy Holt ? Parmi ces noms, on oublie cependant souvent de citer celui de l’artiste franco-monténégrine Hessie, décédée le 9 octobre 2017. Longtemps restés dans l’ombre du grand récit moderniste, Hessie et son travail font enfin l’objet d’une reconnaissance nécessaire, depuis quelques années. En témoignent la grande rétrospective Hessie, Survival Art, organisée aux Abattoirs (centre d’exposition d’art moderne et contemporain de la ville de Toulouse) en septembre 2017, ainsi que l’exposition Cosmogonies à la galerie Arnaud Lefebvre à Paris en 2015. Deux événements qui ont remis l’œuvre atypique et engagée d’Hessie sur le devant de la scène. Ils rappellaient notamment que son inspiration a toujours été nourrie par les choses qui l’entourent (objets du quotidien, déchets et autres ustensiles devenus obsolètes) : une économie de motifs, de matériaux et de formes, qui poussèrent Hessie à qualifier sa pratique de « Survival Art », au milieu des années 1970. Une forme de résistance se dégage ainsi de la pratique d’Hessie , consistant à se réapproprier des objets de sa vie quotidienne pour mieux en faire ressortir la beauté.

« Hessie a donc travaillé la plupart de ses toiles sans y mettre de châssis (bien qu’ils furent rajoutés par la suite), présentant des sortes de non-tableaux, comme pour refuser le caractère trop autoritaire de l’œuvre d’art et ainsi récuser au passage le concept de génie. »

Et toutes ses œuvres en sont la preuve. Comme ces grillages de poulailler qui, fixé sur une toile, deviennent un motif régulier et rigoureux, jouant sur de fines nuances chromatiques. Il y a aussi ces notes de boulangeries insérées dans ses compositions à côté de plumes, bouchons, emballages, papiers découpés et morceaux de jouets en plastique. On remarque également des collages : certains sont en filets de légumes (oignons, ail, pommes de terre) quand d’autres sont liés à sa vie de mère (vêtements d’enfants) et de femme (boîtes de collants, épingles), venant confirmer que l’économie de moyens et la parcimonie ont été les maîtres mots dans la confection des œuvres d’Hessie. Une façon de créer contre l’oubli en figeant des fragments du quotidien dans ses toiles. En s’approchant de celles-ci, on découvre également des ouvrages de couleur finement brodés. Certaines d’entre elles sont ajourées de petits trous réguliers comme des œillets, quand d’autres sont parsemées de boutons nacrés. Un peu partout, les points cousus (croix, traits, nœuds…) en ligne ou en colonne viennent compléter le travail de l’artiste. Au vu des matières et matériaux utilisés, ce dernier a d’ailleurs été associé à plusieurs mouvements contemporains, tels que le process art, le soft art ainsi que l’arte povera. Mais c’est surtout du travail d’artistes post-minimalistes, comme celui de la sculptrice et peintre américaine Eva Hesse, que l’œuvre d’Hessie se rappro­che le plus : ce courant artistique puisant dans les objets et matériaux modestes du quotidien pour créer des compositions à l’esthétique purement formaliste. Partant de ce principe, Hessie a donc travaillé la plupart de ses toiles sans y mettre de châssis (bien qu’ils furent rajoutés par la suite), présentant des sortes de non-tableaux, comme pour refuser le caractère trop autoritaire de l’œuvre d’art et ainsi récuser au passage le concept de génie.

Œuvre : Hessie.

L’une des principales techniques employées par Hessie, qui a façonné l’inté­gralité de son œuvre, reste sans doute la broderie. C’est d’ailleurs sa mère qui lui apprend les rudiments de la couture alors qu’elle est encore une enfant. « La couture est un geste partagé par le monde entier, car nous sommes tous obligés de nous vêtir, et même si on ne coud pas, on partage ce geste avec ceux qui ont fait nos vêtements. C’est un geste élémentaire et nécessaire », explique Hessie dans Cercle de conversation : Hessie, un entretien filmé en 2002 entre l’artiste et la commissaire d’exposition Laurence Imbernon, dans le cadre de l’exposition Affinités : œuvre de la collection des Abattoirs, au Musée Denys-Puech de Rodez. En détournant ce travail du fil et de l’aiguille (un concept né à la fin du 19e siècle avec le mouvement Arts & Crafts), Hessie lui redonne enfin ses lettres de noblesse. Souvent considérée comme une simple tâche domestique, la broderie se réinvente à travers les mains de l’artiste, qui permet d’interroger les positions et rôles qui sont alors traditionnellement assignés aux femmes dans notre société. Cette volonté de résistance à travers la couture est née dans les années 60 : lors d’une visite aux Arts Décoratifs, Hessie voit exposée au musée une chaussette reprisée par un moine afin qu’elle ne soit pas jetée. C’est à partir de ce moment qu’elle commence à coudre sur des toiles des points, des ronds, ou encore des formes accidentelles qu’elle nomme des « bactéries », avant d’exposer pour la première fois en 1968. Pourtant, quelques années auparavant, rien ne laissait présager qu’Hessie allait donner naissance à une nouvelle esthétique.

Une artiste féministe

Née à Cuba en 1936 d’une famille métissée, Carmen Lydia Djuric alias Hessie (un surnom donnée par sa mère, du nom d’une amie juive allemande) quitte l’île des Caraïbes au tournant des années 60 pour s’installer à New York. Sur place, elle officie pendant quelques temps comme mannequin puis copiste dans un atelier de reproduction d’œuvres d’art — ce qui la dégoûte à jamais de la peinture. Alors qu’elle s’ennuie profondément dans la ville qui ne dort jamais, elle y rencontre en 1962 le peintre, dessinateur, graveur et sculpteur yougoslave Miodrag Djuric, alias « Dado », venu à l’occasion d’une exposition. C’est le coup de foudre entre les deux artistes. Ils décident alors de se marier (il a 29 ans, elle en a 26) et Hessie le suit en France avec ses deux enfants (ils en auront trois autres ensemble). Le couple s’installe à Hérouval, un hameau situé dans l’Oise — à une heure de Paris —, dans un moulin que le marchand d’art et collectionneur Daniel Cordier (également historien de l’art, ancien résistant et secrétaire de Jean Moulin) met à leur disposition. Dans cet endroit perdu au milieu de la campagne, Hessie se sent exilée et isolée au sein d’un quotidien dominé par la gestion du foyer et de la vie de famille.

Alors que son mari reçoit artistes, galeristes et collectionneurs, elle décide pour s’occuper de s’aménager un atelier à l’abri des regards. Enfermée à double tour, elle y crée dans le silence lorsque son mari est absent et que ses enfants sont à l’école. Elle commence alors à tisser un langage plastique rigoureux, minimal et souvent abstrait, hors des codes établis mais toujours aussi puissamment contemporain. Quant à sa façon de créer, lente et appli­quée, elle fait étrangement écho aux personnages de légende pour qui le travail du tissu et de la fibre constituait un outil de protection, voire de survie. C’est notamment le cas d’Ariane, qui dévide son fil pour que Thésée trouve la sortie du labyrinthe, ou celui de Pénélope, qui s’ingénie à faire, défaire et refaire continuellement sa tapisserie pour suspendre le temps et son destin. Par la ruse et au moyen de ses instruments de broderie, l’héroïne d’Homère échappe ainsi à l’avenir qui lui est promis : celui de se marier à l’un de ses prétendants, contre sa volonté.

Œuvre : Oui/Non, le droit de vote de la femme, Hessie.

La critique d’art française Aline Dallier-­Popper, universitaire et pionnière de la critique d’art féministe, n’hésite pas à classer Hessie parmi les « Nouvelles Pénélope » : ces adeptes de l’art textile qui usent des outils autrefois associés à la féminité pour les subvertir. « Situés entre assujettissement et révolte, les travaux d’aiguilles pourraient fournir aujourd’hui aux femmes qui s’y consacrent l’occasion d’analyser leur oppression et leur refoulement sexuel, et les conduire (…) à la création », affirme Laurence Imbernon dans Cercle de conversation : Hessie. Si le mythe de Pénélope a largement contribué à cantonner la représentation de cette tâche au travail domestique et féminin, un certain nombre d’artistes des années 1970, comme Hessie mais aussi Sheila Hicks (artiste textile américaine), l’ont détourné et ont montré qu’elle pouvait aussi être une pratique d’empowerment radicalement politique. Bien que vivant à la campagne, Hessie n’est pas pour autant coupée des cercles artistiques et féministes. Chaque semaine, elle se rend à Paris pour retrouver d’autres femmes artistes et critiques d’art afin d’échanger sur des questions relatives à la condition de l’art féminin. « Mon mari et moi ne pouvions pas voter car nous sommes étrangers, alors, pour participer aux changements de cette société, j’ai décidé de faire acte dans ce groupe féministe », expliquait-elle dans Cercle de conversation : Hessie.

La plasticienne y côtoie notamment Lucy Lippard, critique d’art américaine ayant œuvré à la reconnaissance des artistes femmes dans les années 70, et Daniel Cordier (encore lui). Certaines des œuvres d’Hessie sont d’ailleurs des références directes au combat qu’elle mène contre l’exclusion des femmes du champ social, comme Oui/Non, le droit de vote de la femme. Réalisée en 1975, elle est constituée d’un tissu de coton perforé de plusieurs trous dans lesquels apparaissent des broderies formant les lettres des mots « oui » et « non ». À cette même période, alors qu’elle est déjà engagée dans des groupes militants, elle participe en parallèle à des expositions qui mettent en lumière la scène féministe européenne et américaine : « Hessie fréquente alors les collectifs de plasticiennes qui luttent pour une meilleure reconnaissance de leurs travaux et partagent l’effervescence collective de l’époque — rencontres, discussions, manifestations, expositions, créations… En 1978, elle accueille ainsi une exposition et des événements dans son atelier parisien. En 1975, Hessie bénéficie aussi d’une exposition individuelle à l’ARC, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, et participe l’année suivante à l’une des rares expositions américaines de ces collectifs à la AIR Gallery, une galerie coopérative féministe new-yorkaise », rappelle Fabienne Dumont, historienne de l’art et critique, dans un article initialement paru dans le catalogue de l’exposition Hessie : Survival Art 1969-2015, à la galerie Arnaud Lefebvre.

Œuvre : Hessie.

« Bien qu’elle fréquente à l’époque les milieux artistiques et des personnes de renom, son nom va peu à peu tomber dans l’oubli. La raison ? La propre volonté d’Hessie de ne plus montrer ses œuvres publiquement, et de continuer de créer et de travailler dans l’ombre. »

Pourtant, même si elle fréquente à l’époque les milieux artistiques et des personnes de renom, son nom va peu à peu tomber dans l’oubli. La raison ? La propre volonté d’Hessie de ne plus montrer ses œuvres publiquement, et de continuer de créer et de travailler dans l’ombre. Discrète, sur une toile de coton couleur écrue, l’artiste brode, tisse, perce, noue et forme des compositions abstraites desquelles se dégage une poésie silencieuse faite de rythmes sériels et aléatoires. Le produit d’une suite de gestes reproduits, aussi simples et universels que les outils qu’elle utilise, rejoignant à nouveau la logique de la tâche domestique liée au quotidien. Une façon de nourrir un peu plus son « Survival Art ». Rétrospectivement, ce terme prend aujourd’hui une toute autre dimension, presque littérale, quand on sait que l’œuvre de l’artiste a elle aussi survécu et échappé de peu à la destruction. Suite à un incendie dans le moulin de Hérouval, une grande partie de son œuvre a été touchée par l’humidité et la moisissure (ce que les traces présentes sur certaines pièces rappellent encore malgré les restaurations).

Alors que les collections nationales ne possèdent que très peu d’œuvres d’Hessie, son galeriste Arnaud Lefebvre ainsi que la commissaire d’exposition Sonia Recasens œuvrent pour une plus juste reconnais­sance institutionnelle et une meilleure diffusion de ses créations, dont le travail est dans l’ensemble circonscrit de 1968 à la fin des années 1970, mais dont la plupart des toiles n’est pas précisément datée. Pour cela, ils mènent un travail quasi archéologique de reconstitution d’un corpus artistique de ses travaux et de son analyse, comme pour ceux de beaucoup d’autres artistes femmes des années 1970 dont les œuvres étaient sorties des radars et restées depuis cachées et secrètes. Un grand nombre des toiles d’Hessie étaient elles aussi en train de disparaître, pliées et empilées au fond de l’atelier de l’artiste. Un travail qui tout entier tenait il y a peu encore de la survie et qui refait surface petit à petit ; celui d’une femme métisse, exilée, qui puise dans son quotidien pour inventer un langage propre, hors du temps, et qui nous enjoint de faire de peu de choses, beaucoup.

Cet article est extrait de Antidote : Survival printemps-été 2019, photographié par Davit Giorgadze.

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